vendredi 15 mars 2013

Les pouvoirs du juge de paix dans l'imposition de conditions de remise en liberté (suivre les recommandations de son médecin)

R. c. Chauvel, 2004 CanLII 960 (QC CS)

[40]            Les parties n'ayant aucune d'elles soumis ou soulevé l'une ou l'autre de ces décisions, il apparaît opportun d'en reproduire de larges extraits, même si la décision de Hamel c. R. est rapportée dans les rapports de jurisprudence. Voici donc les extraits que le tribunal considère les plus pertinents:
"C'est en vertu de l'article 515 (4) f) du Code criminel que le présent juge de paix a déterminé qu'il était justifié d'imposer cette condition, qui éliminait à toutes fins pratiques les danses dans les isoloirs. Cet article se lit ainsi:

"(4) [Conditions autorisées] Le juge de paix peut ordonner, comme conditions [...] que le prévenu fasse celle ou celles des choses suivantes que spécifie l'ordonnance:

[...]

f) observer telles autres conditions raisonnables, spécifiées dans l'ordonnance que le juge de paix estime opportunes."

            À l'article 515 (4), le juge de paix est devant une personne présumée innocente du crime pour lequel elle comparaît devant lui. À l'article 737, la position est différente: le juge de paix a devant lui une personne qui a été déclarée coupable hors de tout doute raisonnable du crime qui lui avait été reproché. Et c'est pourquoi l'article 737 (2) h) dit:

"Le Tribunal peut prescrire comme conditions…

[...]

h) observer telles autres conditions raisonnables que le tribunal considère souhaitables pour assurer la bonne conduite de l'accusé et l'empêcher de commettre de nouveau la même infraction ou de commettre d'autres infractions."

             L'honorable juge Lamer, lorsqu'il siégeait à la Cour d'appel, avait étudié cette question dans une cause qui émanait de la Cour municipale de Montréal, où il renversait un jugement de l'honorable juge Stalker, de ladite cour. Il s'agit de l'arrêt Keenan c. Stalker, où le juge Stalker, dans le cas d'une personne trouvée dans une maison de débauche, avait ordonné que cette personne subisse un examen médical et que sa remise en liberté soit assujettie à un tel examen. L'honorable juge Lamer en profitait pour analyser la situation, et je pense qu'il est utile de le citer.

Quels sont les pouvoirs que confère le Code criminel au juge de paix? Je cite cet arrêt de Keenan où l'honorable juge Lamer dit:

"Le pouvait‑il, eu égard aux pouvoirs que lui confère le Code criminel? C'est la seule question dont je traite ici.

À cette fin cernons davantage le problème. Au départ on doit noter que le juge qui décide d'un cautionnement est dans une situation bien différente de celle où il décide des conditions d'une ordonnance de probation.

La présomption d'innocence écartée et le crime prouvé, le juge est dès lors autorisé au nom de la société à intervenir dans la vie privée du coupable pour procéder au besoin à la neutralisation de la dangerosité qu'aurait dans l'hypothèse révélée le procès. [...]

Il en est cependant autrement lorsqu'il s'agit d'une condition d'un engagement qu'offre un juge à un prévenu comme alternative à l'emprisonnement en attendant le procès.

À ce stade des événements la nature des activités du juge diffère grandement de celle de la détermination des mesures sentencielles. L'accusé est présumé innocent. La société n'a pas voulu se donner le droit d'envahir la vie privée du prévenu dans la même mesure qu'elle se le reconnaît dans le cas de celui dont la marginalité a été prouvée hors de toute doute raisonnable.
Le Code criminel, tout en édictant les critères qui président à l'incarcération d'un prévenu, nous décrit au par. (7) de l'art. 457 [aujourd'hui 515] la nature du rôle que remplit le juge en matière de cautionnement.

À ceux qui pourraient douter de la pertinence de ces critères pour baliser les pouvoirs du juge d'imposer des conditions, je dois rappeler que le prévenu qui choisit de ne pas souscrire à un engagement que détermine le juge est incarcéré."

            On retrouve au paragraphe 10 de l'article 515 une description des buts recherchés par le juge de paix, et là je cite de nouveau l'honorable juge Lamer:

"On s'aperçoit qu'ils sont divers et pourraient se regrouper comme suit:

(1) s'assurer de la présence du prévenu devant la cour;

(2) protéger l'intérêt public, et ce, entre autres façons de ce faire, en s'assurant qu'il n'interviendra pas de façon illégale dans le déroulement des procédures; et

(3) protéger le public en l'empêchant de profiter de sa liberté pour commettre des actes criminels.

Il saute aux yeux que les deux premiers buts que recherche le cautionnement diffèrent grandement du troisième en ce que par ce dernier la société se permet d'entrer par anticipation dans les circonstances de l'affaire et d'évaluer les risques d'une récidive ou qu'il commette un autre crime en regard des circonstances de l'infraction reprochée et de la personnalité de l'inculpé.

Le pouvoir d'incarcérer ou d'imposer des conditions à l'élargissement du prévenu se justifie et se trouve limité par ce souci de neutraliser le temps qu'il faut ces facteurs qui par hypothèse sont dangereux pour la société. En somme, cette connexité qui doit exister de façon générale en matière sentencielle et en matière de cautionnement doit, lorsqu'il s'agit, avant procès, de protéger le public d'une dangerosité «appréhendée», être de nature causale en ce que la dangerosité que l'on se permet de contrôler par l'imposition d'une condition doit être de quelque façon une des causes du crime qu'on lui a reproché ou pourrait l'être d'un autre. La mesure, tout bénéfiques que puissent être ses effets, dont l'impertinence (non‑pertinence) est due à une absence de «cette causalité», relève d'une activité qui n'a rien à voir avec celle d'un juge de paix décidant d'un cautionnement, et par voie de conséquence est ultra vires des pouvoirs de celui‑ci. Si la mesure est de celles qui cherchent à contrer un facteur de dangerosité «causal», le juge agit alors en deça de sa compétence et elle ne pourra être entreprise que par le truchement des art. 457.5 ou 457.6, selon le cas."

            En un mot, le juge peut aller, même à l'intérieur d'une ordonnance de remise en liberté, jusqu'à émettre des ordonnances pour neutraliser quelqu'un dans les circonstances où effectivement le refus de signer une telle ordonnance, par exemple de ne pas entrer en communication avec la victime, serait  en soi suffisant pour justifier le juge de maintenir incarcéré l'accusé.

Ici, en supposant qu'un accusé refuse de signer un engagement de ne plus permettre des danses dans les isoloirs, est‑ce qu'un tel refus pourrait justifier le juge de maintenir une personne incarcérée? La Cour est d'opinion que, non, ce n'est pas un cas où il y a lieu de protéger le public d'une «dangerosité appréhendée» puisque ce genre de crime ne comporte pas de violence physique et même peut être considéré comme un crime dit sans victime si l'on prend pour acquis que tout le monde semble être consentant à se livrer à de telles activités.

Troisième point que la Cour veut traiter, c'est la décision de mon collègue l'honorable juge André Biron dans l'arrêt Pelletier c. R., qui est un cas identique à celui que nous avons devant nous; c'est une décision rendue le 7 mars 1995.

L'honorable juge Biron résume bien la situation et dit que le poursuivant invoque que les danseuses se laissent toucher par les clients et que cela peut constituer des actes de prostitution, et que dans les circonstances le propriétaire de cabaret est à bon droit accusé d'avoir tenu une maison de débauche. Il réfère avec nuance à l'opinion de l'honorable juge Michel Proulx dans l'arrêt Léon c. R., de la Cour d'appel. L'honorable juge Biron analyse les buts poursuivis par le paragraphe 10 de l'article 515 du Code criminel et fait les commentaires suivants à l'effet que:

"… il paraît difficile à première vue, de conclure que la protection ou la sécurité du public exige l'imposition d'une telle condition.  Lorsqu'on dit protection, on pense ou peut penser à un mal physique qui pourrait être causé à quelqu'un, et lorsqu'on parle de sécurité, on parle de la privation de liberté.

Il est bien certain que le public peut être lésé autrement que par le fait de causer des blessures à quelqu'un ou d'être susceptible de le faire, ou de le priver de sa liberté.  Cependant, cette cour comme déjà dit n'est pas appelée à trancher la question à savoir s'il y a eu des actes de prostitution, dans les circonstances.  A lire l'opinion de M. le juge Proulx dans l'affaire Léon, il semblerait qu'effectivement ce soit le cas.

Cependant, M. le juge Proulx cite l'arrêt de la Cour d'appel dans l'affaire de La Reine c. Tremblay jugement No. 500-10-000465-888, jugement qui a été infirmé par la Cour Suprême du Canada.  Le Tribunal est d'avis (et ceci est important) que dans les circonstances il est difficile de dire que la question est définitivement tranchée.  Il y aura lieu, sans aucun doute, que la Cour d'appel trace la ligne à suivre et elle le fera sans aucun doute, puisque le jugement de M. le juge Guérin a été porté en appel.

Le Tribunal est cependant d'avis qu'en imposant cette condition, le juge de première instance décidait pour ainsi dire de la cause, car c'est véritablement la question en litige ici."

Dans les deux causes, celles de Pelletier et de Hamel, les cabaretiers avaient été informés par les policiers que de telles danses pouvaient désormais être tolérées, mais quelques semaines plus tard, ils sont avisés effectivement que ce n'est plus toléré.

Mais revenant à la décision de l'Honorable juge Biron, nous citons à la page 5:

"… le Tribunal est d'avis qu'il n'est pas approprié d'imposer une telle condition, dans les circonstances, car il y a place à interprétation judiciaire de la loi dans cette situation de fait, car l'opinion judiciaire continue d'évoluer.

Le Tribunal est d'avis qu'imposer une telle condition a pour résultat de substituer à la présomption d'innocence, une présomption de culpabilité.  Il y a ici matière à procès.  La Cour d'appel tranchera éventuellement la question de fond.

Le Tribunal est d'avis que dans les circonstances, il ne peut être dit que la sécurité et la protection du public exigent l'imposition d'une telle condition."

Et c'est pour ces raisons que l'Honorable Juge Biron a fait droit à la requête et a biffé purement et simplement la condition numéro 6 dans le dossier de monsieur Gilles Pelletier, qui était exactement la même condition que dans notre dossier."

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