jeudi 24 octobre 2013

Détermination de la peine concernant les infractions de conduite causant la mort - interdiction de conduire - fourchette des peines proposée

Bilodeau c. R., 2013 QCCA 980 (CanLII)


[41] Dans l'arrêt Paré c. R., le juge Doyon rappelle que l'estimation de la durée adéquate de l'interdiction de conduire fait partie du processus de détermination de la peine. Il faut, à cet égard, tenir compte des facteurs et principes applicables, dont les facteurs aggravants et atténuants pertinents.
[42] En matière de conduite dangereuse, la dénonciation et la dissuasion sont des objectifs pénologiques régulièrement soulevés et appliqués. Le juge Rochon le rappelle en des termes clairs dans l'arrêt Ferland c. La Reine :
[29] Il est exact que le juge de première instance a estimé important d'insister sur le caractère dissuasif et exemplaire de la peine, dans le but de marquer la désapprobation de la société à l'égard de ceux qui commettent de telles infractions et dans le but de dissuader quiconque de les commettre.
[30] Son insistance sur cet objectif particulier ne constitue pas, en l'espèce, une erreur révisable.
[43] Toutefois, malgré la justesse de ces objectifs pénologiques, la peine doit demeurer proportionnelle et l'accusé doit la mériter. Ainsi, on ne peut favoriser indûment l'objectif de dissuasion générale au détriment de l'imposition d'une peine qui soit proportionnelle à la responsabilité du délinquant. Comme le souligne le juge Doyon dans l'arrêt Paré, c'est alors une question d'équilibre :
[62] En somme, la dissuasion générale, la dénonciation, l'exemplarité et même la punition doivent être prises en compte. Ce serait contraire aux vœux du législateur de ne pas le faire. Je dis simplement qu'il faut rechercher un juste équilibre et que le résultat consistera erronément à punir un crime, plutôt qu'un délinquant, si l'exercice est limité à ces considérations. Or, l'individualisation des peines est un objectif qui ne peut être ignoré, comme le souligne le juge LeBel dans R. c. Nasogaluak, précité, au paragr. 43 […]
[44] Ici, il se dégage du jugement entrepris que la juge a priorisé les objectifs de dénonciation, de dissuasion et de réprobation, pour employer ses mots, « à l'encontre des jeunes conducteurs téméraires, irresponsables et purement égoïstes » (paragr. [112]). Elle a voulu envoyer un message à ces derniers, qui, selon ses mots encore, « ne se préoccupent aucunement de la sécurité d'autrui », message qui « doit être clair et non équivoque et réprimé sévèrement » (paragr. [115]). Dans cette foulée, la juge a retenu ce qu'elle qualifie de « facteurs aggravants prédominants » pour imposer la peine choisie (paragr. [116]), tout en ajoutant que la « [considération] à long terme [de] la sécurité du public » (paragr. [117]) militait pour une interdiction de conduire d'une période de sept ans.
[46] De même, en insistant sur ce qu'elle qualifie de « facteurs aggravants prédominants », la juge retient en définitive comme facteurs aggravants certains éléments constitutifs de l'infraction qui sont déjà considérés dans le facteur aggravant de la gravité objective du crime. En sont, par exemple, les circonstances menant à l'impact fatal, la témérité et l'immaturité de l'appelant dans sa conduite du véhicule et le refus de lâcher prise dans la course effrénée pour rattraper l'autre véhicule.
[47] Toujours dans l'arrêt Paré, le juge Doyon rappelle que, en matière de conduite dangereuse, les circonstances aggravantes sont importantes. Toutefois, pour reprendre ses propos, si « la perpétration des infractions mérite d'être punie sévèrement, il faut se garder d'insister indûment sur certaines circonstances qui font déjà partie de l'infraction et qui justifient justement une peine sévère ».
[50] Ces interdictions de conduire minimales augmentent en cas de récidive. Bref, la conduite dangereuse à l'occasion d'une course de rue comporte déjà en soi des peines sévères fondées sur un objectif de dissuasion et d'exemplarité.
[53] Cela a d'autant plus d'importance ici que, à mon avis, la juge omet parallèlement de prendre en considération toute la mesure d'un facteur atténuant pertinent, soit la reconnaissance par l'appelant de sa responsabilité dans la mort de ses deux amis et, surtout, l'expression particulièrement sentie de ses remords sincères.
[54] Sur ce point, je note que l'appelant a choisi, de son propre chef, d'exprimer ses excuses aux familles des victimes lors des funérailles de ces dernières; cela nécessite un certain courage et une bonne dose d'humilité. Je retiens aussi qu'il garde une photo de ses amis devant son lit pour s'en rappeler quotidiennement. Je souligne enfin qu'il porte des tatouages sur son corps en leur mémoire.
[55] Avec égards pour son analyse par ailleurs fort bien articulée, en accordant une importance exagérée à l'objectif de dissuasion générale sans s'assurer que l'interdiction de conduire imposée soit proportionnelle à la situation de l'appelant, en insistant indûment comme elle le fait sur des facteurs aggravants de même nature et en considérant de façon incomplète un facteur atténuant très pertinent, la juge commet selon moi des erreurs déterminantes qui justifient l'intervention de la Cour. Compte tenu de ces erreurs, j'estime que, sous cet aspect de l'interdiction de conduire de sept ans, la peine est non indiquée et déraisonnable.
[56] Une nouvelle analyse correctement pondérée des facteurs aggravants et atténuants applicables me convainc en effet que, de ce point de vue, la peine imposée s'écarte de façon marquée des peines généralement établies pour un crime similaire. Il y a lieu de réduire par conséquent la durée de l'interdiction de conduire décrétée.
[57] Sous ce rapport, en plus de la gravité objective des crimes qui va de soi ici, les facteurs aggravants propres à l'appelant incluent selon moi :
- les décès de deux jeunes personnes;
- les séquelles importantes et les douleurs immenses subies par les familles des victimes;
- la grande vitesse de l'appelant sur une longue distance, avec un véhicule automobile en piètre état semble-t-il;
- les infractions précédentes au Code de la sécurité routière, soit quatre infractions toutes liées à la vitesse.
[60] À mon avis, la pondération de ces facteurs aggravants et atténuants ne permet pas de conclure, comme la juge l'a fait, au caractère prédominant des facteurs aggravants. Malgré cela, en appel, l'appelant ne remet pas en question la peine d'incarcération de trois ans imposée par la juge. Il a de fait commencé à la purger. Quoique cette peine se situe à l'échelon supérieur de celles généralement imposées pour ce genre d'infraction, notamment pour un accusé non criminalisé, l'appelant concède qu'elle se situe dans la fourchette applicable.
[62] Un tour d'horizon des arrêts récents de la Cour en la matière montre que l'interdiction de conduire imposée à des délinquants similaires ayant commis des crimes similaires se situe généralement entre trois et cinq ans.
[63] Dans R. c. Roy, la Cour confirme la peine imposée en première instance à la suite d'une course de rue planifiée entre deux amis. L'accusé, qui détenait un permis probatoire, avait consommé de l'alcool. La victime a rapidement gagné la course. À son retour vers la municipalité d'où ils étaient partis, la victime, suivie de l'accusé, a fait une manœuvre dans un virage et heurté un poteau. Elle est décédée sur le coup. La victime était le principal responsable de son accident. L'accusé, un jeune homme sans antécédents, dans une relation amoureuse stable et avec un emploi stable, a écopé de 90 jours de prison discontinus, avec trois ans de probation et une interdiction de conduire de trois ans.
[64] Dans R. c. Perry, une affaire de conduite dangereuse causant la mort dans le cadre d'une course de rue en motocyclette, la peine imposée était une peine avec sursis de deux ans moins un jour, avec une interdiction de conduire subséquente de un an. La Cour infirme la peine en partie seulement et substitue à la peine avec sursis une peine de 23 mois ferme d'emprisonnement. La période d'interdiction de conduire n'est pas remise en question en appel. Le jeune homme impliqué détenait une longue liste de facteurs aggravants : son permis était suspendu lors de la course, il avait un passager alors que cela lui était interdit, il avait de nombreuses infractions antérieures d'excès de vitesse et la course a entraîné une mort et des lésions chez deux autres personnes. Il n'avait cependant pas d'antécédents judiciaires, poursuivait des études au cégep et était propriétaire de sa propre entreprise de lavage de vitres.
[65] Par ailleurs, dans Fournier c. R., un dossier de conduite dangereuse causant la mort, la Cour infirme la peine de détention de trois ans et l'interdiction de conduire de trois ans pour la remplacer par une détention de 18 mois et une interdiction de conduire de deux ans. On a ainsi voulu éviter le pénitencier au jeune homme impliqué, favorisant sa réhabilitation, et ce, puisqu'il acceptait les conséquences de ses gestes et les regrettait sincèrement.
[66] Dans Paré c. R., une affaire de conduite avec facultés affaiblies et de conduite dangereuse causant la mort, la Cour infirme les peines d'emprisonnement concurrentes de cinq et trois ans et les interdictions de conduire de dix et huit ans imposées par le premier juge. Elle y substitue des peines réduites de prison de trois ans et trente mois et des interdictions de conduire de six et cinq ans. L'accusé n'a pas d'antécédents judiciaires, bénéficie d'un rapport présentenciel favorable, a un bon dossier de conduite, accepte la responsabilité de ses gestes, témoigne d'empathie envers la famille de la victime et exprime des remords sincères.
[67] Dans R. c. Fortinun autre dossier de conduite dangereuse causant la mort, la Cour confirme une peine de deux ans d'emprisonnement avec interdiction de conduire un véhicule moteur et révocation du permis de conduire pour trois ans. Le premier juge avait insisté sur l'importance de la dissuasion et de l'exemplarité à cause, entre autres, de la haute vitesse de l'appelant (215 km/h).
[68] Dans R. c. Montuori, l'accusé avait écopé de six mois d'emprisonnement et d'une probation de deux ans assortie d'une ordonnance lui interdisant de conduire un véhicule pour une durée de cinq ans à la suite d'une accusation de conduite dangereuse causant des lésions corporelles. En appel de la durée de l'interdiction de conduire, la Cour conclut qu'une période d'interdiction de cinq ans était justifiée puisque le délinquant avait un permis probatoire au moment de l'incident, qu'il circulait à une vitesse de 216 km/h dans une zone de 100 km/h et qu'il a tenté de fuir les policiers pour éviter son arrestation. Même si la durée de l'interdiction pouvait sembler longue, elle se devait de refléter la dissuasion générale et l'exemplarité nécessaires se rattachant aux circonstances de la commission de l'infraction.
[69] Dans Ferland c. R., la Cour confirme une peine pour conduite dangereuse causant la mort et conduite dangereuse causant des lésions de 3½ ans de détention et de trois ans d'interdiction de conduire. La peine était justifiée par la vitesse (160 km/h) dans des conditions de pluie intense, alors que l'accusé avait 32 ans et une condamnation antérieure pour conduite avec facultés affaiblies.
[70] Il y a quelques années, avant les amendements de 2006 j'en conviens, dans Olivier c. R., un cas de négligence criminelle ayant causé la mort de deux personnes à l'occasion d'une course de rue spontanée, la Cour maintient la peine d'emprisonnement de trois ans accompagnée d'une interdiction de conduire de cinq ans. Pour justifier une peine sévère, on a retenu les infractions antérieures de comportement dangereux sur la route, dont leur similitude et proximité avec la conduite reprochée.
[71] Je note de ces arrêts prononcés au cours des dernières années que, dans aucun cas, la période d'interdiction de conduire ne dépasse cinq ans lorsqu'il s'agit de conduite dangereuse causant la mort. En outre, dans tous ces cas, il est difficile de savoir s'il y a eu une longue période d'interdiction préalable au verdict et à la peine comme dans la situation de l'appelant.
[72] Il est vrai que, dans son exposé, le ministère public relève quelques arrêts rendus en Ontario et au Manitoba où les interdictions de conduire ont été de dix ans ou d'environ sept ans dans des cas de conduite dangereuse causant la mort.
[73] Cependant, d'une part, je note que ces exemples se démarquent de la jurisprudence de la Cour sur la question. D'autre part, je constate que, dans plusieurs de ces décisions, la longue période d'interdiction de conduire est consécutive à une peine d'emprisonnement plus courte que celle imposée ici par la juge.

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