R. c. Auclair, 2013 QCCA 671 (CanLII)
[29] Il faut noter que ce ne sont pas les délais tels qu'ils existaient au moment du jugement qui fondent la décision du juge d'arrêter les procédures sur les chefs 2 à 7, mais bien les délais anticipés. Voici ce qu'il écrit :
[134] La Cour est d'avis que les délais actuels ne sont pas déraisonnables. Considérant l'ampleur de la preuve, la gravité et le nombre d'accusations et d'accusés, le processus qui est en marche depuis deux ans ne soulève pas de doute réel quant à son caractère raisonnable.
[135] Qu'en est-il des délais anticipés? Dans un premier temps, la Cour suprême a reconnu qu'il est possible d'ordonner une réparation en prévision d'une violation future ou appréhendée. Le fardeau qui repose sur un requérant dans tel cas a été succinctement décrit par la Cour d'appel du Québec :
[157] Il n'est pas contesté qu'en matière de droit constitutionnel, c'est à la personne qui affirme être victime de la violation d'un droit de démontrer l'existence d'une atteinte, selon la prépondérance des probabilités. Toutefois, lorsqu'il s'agit d'une violation appréhendée, le requérant doit démontrer l'existence d'un risque assez grave, ou encore d'une forte probabilité ou d'un haut degré de probabilité.
[136] Pour permettre l'analyse de cette question, il faut procéder dans un premier temps à établir le rang chronologique des procès. La séparation de l'A.D.D. a créé 11 groupes qui doivent subir chacun un procès. Quel groupe sera désigné pour subir son procès en premier? En dernier? Il est acquis que deux procès procéderont simultanément au Centre judiciaire Gouin, quoique le début du deuxième puisse être retardé pour s'assurer qu'il n'y aura pas de conflit dans la présentation des témoins.
[30] Après une minutieuse analyse de la situation, le juge de première instance retient le calendrier décrit précédemment. Conscient qu'il ne peut s'agir d'un exercice exact et mathématique, il conclut toutefois que, à compter du procès numéro 6 (le groupe de 31), les accusés ont « établi une haute probabilité sinon la certitude que leur procès ne pourrait pas avoir lieu dans un délai raisonnable ». En d'autres termes, au regard des accusations de trafic de drogue et de gangstérisme, le délai de plus de six ans est déraisonnable. Par contre, en tenant compte de l'importance des accusations de meurtre et de la complexité des procédures et de la preuve, ce délai se justifie lorsque l'on considère les chefs 1 (complot de meurtre) et 8 à 29 (meurtres) qui seront l'objet du cinquième procès. Il écrit, à ce sujet :
[153] La Cour a considéré les facteurs suivants. Premièrement, si les requérants faisant partie des groupes 1 à 5 et 7 à 11 devaient subir deux procès, ce serait dû au choix de la poursuivante et à une contrainte statutaire. Ce ne sont pas les requérants qui ont créé cette situation en demandant la séparation des chefs. La Cour a considéré qu'en vertu de l'article 589 C.cr., un requérant pouvait consentir à être jugé sur tous les chefs lors d'un procès. Cette possibilité est plutôt théorique que réaliste dans le présent dossier. Pourquoi un requérant, faisant face à des accusations de meurtre au premier degré, adopterait-il une position qui permettrait qu'une preuve de mauvais caractère étalée sur deux ans avant le début des meurtres et durant sept ans après soit admise lors du procès?
[155] La Cour a analysé la nature des accusations. Si toutes les accusations sont importantes, il est particulièrement nécessaire pour l'intérêt public que les chefs de complot de meurtre et de meurtre au premier degré soient jugés. C'est la raison pour laquelle la Cour n'est pas prête aujourd'hui à conclure qu'un délai allant jusqu'à six ans après les arrestations pour débuter le procès du groupe 5 soit déraisonnable, considérant la criminalité alléguée et son contexte.
[156] L'opinion de la Cour n'est pas la même pour le groupe de 31 qui forme le groupe 6. Quoique importante, la criminalité et les peines anticipées pour les membres de ce groupe ne peuvent pas se comparer aux membres des groupes 1 à 5. […]
[157] La Cour a également considéré le préjudice que subissent les requérants. Comme tous les accusés, ils sont présumés innocents. Compte tenu de la nature des accusations, la grande majorité sera détenue préventivement pour la durée des procédures. Pour ceux qui retrouveront leur liberté grâce à l'octroi d'un cautionnement, ils seront sujets à des conditions de mise en liberté contraignantes.
[158] En terminant, si la Cour n'avait pas atteint la certitude que les délais pour certains groupes deviendraient déraisonnables, elle n'aurait pas choisi d'intervenir. Dans le présent dossier, lorsque tous les éléments sont examinés, la Cour est d'avis que sa décision était inévitable
[77] Par ailleurs, en écrivant que « si la Cour n'avait pas atteint la certitude que les délais pour certains groupes deviendraient déraisonnables, elle n'aurait pas choisi d'intervenir », le juge indique que, non seulement, il fonde sa décision sur l'existence de délais anticipés, mais surtout qu'il est convaincu que ces délais se réaliseront. Cette affirmation est importante et j'y reviendrai.
[78] L'appelante est d'avis qu'un tribunal ne peut ordonner l'arrêt des procédures sur la base de délais anticipés. Je ne partage pas son avis.
[79] Elle cite cet extrait de l'arrêt de cette Cour R. c. Coulombe pour soutenir son argument :
[4] En réalité, le seul motif du juge porte sur l’anticipation d’un délai qui pourrait, hypothétiquement, être déraisonnable. Cela ne peut fonder une décision de déclarer un arrêt des procédures en application de l’article 11 b) de la Charte canadienne des droits.
[80] Or, cet arrêt ne supporte pas l'argument. D'une part, les délais dans Coulombe n'avaient rien à voir avec les délais qui sont en cause dans le présent appel. D'autre part, ce que dit l'arrêt c'est que, dans le dossier Coulombe, les délais pouvaient hypothétiquement être déraisonnables, ce qui était insuffisant. Ce n'est pas le cas ici, au contraire. Ce n'est pas une situation où les délais pourraient hypothétiquement être déraisonnables : il s'agit de délais qui sont déraisonnables. En somme, des délais anticipés qui, selon le tribunal, se matérialiseront sûrement peuvent parfois, dès lors, être qualifiés de déraisonnables.
[81] En l'espèce, contrairement à l'opération Printemps 2001, aucune salle d'audience supplémentaire n'a été construite ou n'est prévue pour répondre adéquatement à l'influx engendré par ces arrestations. Aucune mesure n'a été prise par l'État pour permettre la tenue des procès dans des conditions raisonnables. Devant ce constat, le juge pouvait conclure, sur la base de la complexité du dossier, que les délais qu'il avait identifiés ne pourraient être moindres. Devant une telle conclusion, devait-il attendre encore avant d'arrêter les procédures? Devait-il laisser le préjudice se concrétiser avant d'intervenir alors que deux ans s'étaient déjà écoulés depuis les arrestations? Je ne le crois pas. D'ailleurs, la suite des choses tend à lui donner raison : comment prétendre que son estimation était exagérée, alors que, aujourd'hui, quatre ans après les arrestations, aucun témoin n'a encore été entendu. En fait, on pourrait raisonnablement croire que les délais seront encore plus longs que ceux retenus par le juge.
[82] Dans R. c. Brassard, il est écrit qu'un tribunal pourrait tenir compte d'un « inevitable anticipatory delay ». Cela est certes exceptionnel, mais l'exercice ne peut être qualifié d'erroné. Tout dépend du degré de certitude qu'atteint le tribunal. En l'espèce, je rappelle que le juge de première instance écrit qu'il a la « certitude » que les délais deviendraient déraisonnables. En d'autres mots, le juge est certain que ces délais se matérialiseront et qu'ils causeront préjudice aux accusés. À mon avis, cela est suffisant.
[83] Par ailleurs, dans Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d'enquête sur la tragédie de la mine Westray), 1995 CanLII 86 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 97, dans des motifs concordants, le juge Cory traite de la notion de violation appréhendée de la Charte. Il écrit :
108 C'est à celui qui fait valoir une violation de la Charte qu'il incombe de la prouver. Il est vrai qu'une réparation peut être accordée pour une menace de violation de la Charte. (Voir Operation Dismantle Inc., précité.) Toutefois, la réparation ne sera accordée que si le demandeur peut prouver qu'il existe un risque assez grave que la violation alléguée se produira effectivement. Dans l'arrêt Operation Dismantle Inc., précité, où la violation appréhendée portait sur l'art. 7, le juge en chef Dickson a adopté (à la p. 458) l'exigence selon laquelle le tribunal n'accordera une réparation à la personne qui cherche à empêcher une action gouvernementale que si elle démontre qu'il y a un "haut degré de probabilité" que la violation de la Charte se produira.
[…]
110 Franchement, je ne vois pas beaucoup de différence entre le critère du "haut degré de probabilité" et celui du "risque réel et important". Ces deux critères signifient essentiellement que le tribunal n'interdira une action gouvernementale que s'il est convaincu qu'il est fort probable qu'en l'absence de cette réparation, il y aura préjudice aux droits d'une personne garantis par la Charte. […]
[Je souligne.]
[84] Il n'est pas dit que le raisonnement s'applique à tous les droits garantis par la Charte. Je suis toutefois d'avis que cette idée, selon laquelle il faut établir une forte probabilité de violation et de préjudice avant d'ordonner une réparation, peut s'appliquer à la protection du droit à un procès dans un délai raisonnable, même lorsque les délais sont anticipés. C'est ce qu'a fait le juge de première instance en se disant certain que les délais qu'il anticipait se matérialiseraient.
[85] Dans États-Unis d'Amérique c. Kwok, 2001 CSC 18 (CanLII), [2001] 1 R.C.S. 532, la juge Arbour s'exprime dans le même sens :
66 Le fait qu'on utilise le passé dans le texte anglais du par. 24(1) n'empêche pas, en droit, les tribunaux d'accorder une réparation à l'égard d'éventuelles violations. Dans Operation Dismantle Inc. c. La Reine, 1985 CanLII 74 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 441, notre Cour a indiqué qu'une réparation pouvait être accordée en vertu du par. 24(1) non seulement en cas de violation réelle des droits garantis par la Charte, mais aussi dans le but de prévenir un préjudice éventuel probable dans les cas où le requérant peut démontrer qu'il y a risque qu'une telle violation se produise dans un procès à venir. Dans l'arrêt R. c. Vermette, 1988 CanLII 87 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 985, p. 992, on a confirmé la possibilité pour les tribunaux d'accorder des réparations fondées sur la Charte lorsque le demandeur est en mesure de démontrer qu'il y menace de violation future.
[86] Bref, les violations, mêmes éventuelles, peuvent être l'objet d'une réparation en vertu de la Charte : New Brunswick c. G.(J.), 1999 CanLII 653 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 46; R. c. Harrer, [1994] 3 R.C.S. 562; P.G. Québec c. R., 2003 CanLII 33470 (QC CA), [2003] R.J.Q. 2027 (C.A.).
[87] C'est de la même façon que je comprends l'arrêt R. c. Smith, précité, alors que le juge Sopinka écrit qu'une requête anticipée, fondée sur le paragr. 11(b) de la Charte, peut, selon les circonstances, justifier une réparation :
16 Deux questions de compétence sont soulevées d'après les faits de l'espèce, toutes les deux portant sur l'exercice par le juge des requêtes de son pouvoir discrétionnaire de statuer sur la requête de l'appelant fondée sur l'al. 11b). D'abord, l'appelant a engagé ces procédures au moyen d'un avis de requête plusieurs mois avant la date prévue pour l'ouverture de l'enquête préliminaire. La requête de l'appelant fondée sur l'al. 11b) est donc anticipée si on considère le délai écoulé entre la date de sa requête et celle prévue pour l'ouverture de l'enquête préliminaire. Cependant, compte tenu des circonstances de l'espèce, étant donné que la date de l'enquête préliminaire était fixe et ne pouvait (à la demande de l'accusé) être rapprochée, le juge des requêtes a eu raison d'examiner la requête de l'appelant fondée sur l'al. 11b) en considérant que le délai entier était déjà écoulé.
[88] Par ailleurs, je ne peux conclure, comme le fait mon collègue le juge Levesque, que le juge de première instance a décidé de la question sans même donner aux parties l'occasion d'être entendues et qu'il a excédé sa compétence en causant un dommage irréparable à la poursuite sans l'avoir entendue au préalable.
[89] Dès le 6 mai 2010, la requête en arrêt des procédures et en cassation de l'acte d'accusation fait état des délais et, par un amendement du 28 octobre 2010, précise qu'il s'agit de délais anticipés. Voici comment est rédigée l'allégation :
325.- Ce qu'il y a aussi de particulier c'est que, si un procès est tenu, il durera plus de deux ans, et, si les accusés sont séparés ou que les chefs d'accusation sont séparés, la fin des procédures judiciaires dépassera 10 ans de détention préventive pour la plupart des requérants. Or, la Cour suprême a reconnu qu'il est possible d'ordonner une réparation en prévision d'une violation future ou appréhendée.
[90] Lors de ses observations en première instance, l'appelante a amplement traité de la question des délais, qu'ils soient échus ou anticipés. Elle soutient en appel que le juge était lié par sa position en ce qui concerne l'ordre des procès, que des délais anticipés ne peuvent donner lieu à une intervention de la Cour et que le juge n'a pas respecté comme il se devait le test élaboré dans l'arrêt Morin. En somme, et cela est déterminant, elle ne soulève aucunement en appel un accroc à la règle audi alteram partem.
[92] En conclusion, l'appelante ne me convainc pas que le juge de première instance ne pouvait intervenir comme il l'a fait, sur la base des circonstances très particulières de ce dossier.
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