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dimanche 15 juin 2025

La division de la preuve, la contre-preuve et les faits incidents

R. c. Robert, 2023 QCCA 379

Lien vers la décision


[99]      La règle interdisant la poursuite de scinder sa preuve prévoit que « le ministère public ne devrait pas être autorisé à bénéficier de l’avantage injuste qui résultera forcément du fait que ‘’sa preuve soit scindée’’ »[50]. Cela dit, « [u]ne contrepreuve est à juste titre admissible lorsque la question examinée découle de la preuve de la défense, lorsqu’elle n’est pas incidente et, de façon générale, lorsque le ministère public ne pouvait pas prévoir de quelle façon elle évoluerait »[51].

[100]   Dans l’arrêt John, les juges Estey et Lamer décrivent la règle en ces termes :

Ce sont là les conséquences qui découlent de la violation d'un des préceptes fondamentaux de notre procédure criminelle, c'estàdire la division de la preuve de la poursuite de manière à coincer la défense. C'est une tactique particulièrement destructrice si le témoignage donné en contrepreuve soulève une nouvelle question et met en cause la crédibilité de l'accusé, puisqu'il s'agit du dernier témoignage que les membres du jury entendent avant de délibérer. Cette pratique pose également la question de la justesse de la conduite de la poursuite eu égard au droit de l'accusé de choisir de garder le silence ou de choisir de témoigner pour sa propre défense. Il doit avoir la possibilité de prendre cette décision en toute connaissance de la totalité de la preuve de la poursuite. Ce n'est pas ce qui s'est produit dans ces procédures[52].

[Le soulignement est ajouté]

[101]   Dans l’arrêt Biddle, le juge Sopinka explique que « la règle interdisant le fractionnement de la preuve repose notamment sur le droit de l'accusé de connaître la totalité de la preuve du ministère public à laquelle il est appelé à répondre.  Ce n'est que s'il connaît pleinement la preuve du ministère public que l'accusé peut décider de témoigner ou non »[53]

[102]   Par ailleurs, comme le souligne le juge Lamer dans l’arrêt Underwood : « [n]otre processus pénal est fondé sur le principe selon lequel, avant que l’accusé produise une preuve pour sa propre défense, il doit connaître la preuve complète qui pèse contre lui »[54]. Le principe de la « preuve complète » est un précepte fondamental de notre système de justice[55].

[103]   Finalement, l’arrêt Aalders pose les paramètres de l’admissibilité d’une contre-preuve:

À mon avis, la question primordiale en ce qui concerne l'admission d'une contrepreuve n'est pas de savoir si la preuve que le ministère public cherche à présenter est déterminante quant à une question essentielle, mais bien de savoir si elle se rapporte à une question essentielle qui peut être déterminante pour trancher l'affaire.  Si la contrepreuve porte sur un élément essentiel du litige et si le ministère public ne pouvait prévoir que cette preuve serait nécessaire, alors elle est généralement admissible.  En conséquence, lorsqu'un témoin fait, au cours de son témoignage au procès, une déclaration qui entre en conflit avec d'autres éléments de preuve portant sur une question essentielle, la contrepreuve sera autorisée pour résoudre ce conflit.

Il est vrai que le ministère public ne peut scinder sa preuve pour obtenir un avantage injuste.  Il ne devrait pas non plus être autorisé à présenter une contrepreuve relativement à une question purement incidente.  Toutefois, la présentation d'une contrepreuve peut être autorisée si elle se rapporte à une question essentielle de l'affaire.  Dans ces circonstances, il serait erroné de priver le juge des faits d'une preuve importante se rapportant à un élément essentiel du litige.  Un procès, plus particulièrement un procès criminel, doit se dérouler conformément aux règles d'équité de façon à garantir la protection de la personne accusée.  Toutefois, les règles ne devraient pas aller jusqu'à priver le juge des faits d'éléments de preuve importants, susceptibles d'être utiles à la solution d'un élément essentiel du litige.

[Le juge Cory souligne]

[104]   À la lumière de ces paramètres, je considère tout d’abord l’arrêt Drake[56], un arrêt phare à l’égard de ces questions[57].

[105]   Dans cette affaire, l’accusé était inculpé d’une accusation de viol et la poursuite faisait valoir que le consentement de la plaignante avait été extorqué par des menaces de lésions corporelles.

[106]   La poursuite, alléguant des contradictions dans la déclaration de l’accusé aux policiers, souhaitait le contre-interroger sur celles-ci pour tester sa crédibilité.

[107]   Le juge Macpherson écrit :

There is a well-known principle that evidence which is clearly relevant to the issues and within the possession of the Crown should be advanced by the Crown as part of its case, and such evidence cannot properly be admitted after the evidence for the defence by way of rebuttal. In other words, the law regards it as unfair for the Crown to lie in wait and to permit the accused to trap himself. The principle, however, does not apply to evidence which is only marginally, minimally or doubtfully relevant: see R. v. Levy and Tait (1966), 50 Cr. App. R. 198.

In the present case the issue, I think, has always been clear: was the complainant’s consent extorted by threats? The accused in his statement to the police and in his testimony so far has admitted that he was with the girl and had intercourse. Then and now, however, he denies any threats and swears to free consent on her part. I feel, therefore, that the statement was doubtfully relevant to the Crown’s case and may now be used.

In many cases the Crown knows the essence of the defence case by reason of statements to the police. I would not like the law to provide that such a statement could not be used for any purpose unless the Crown had established it as voluntary before it closed its case. I can see no evil or prejudice where the voluntary nature of the statement is established during the defence case, particularly where, as here, Crown counsel claims to see discrepancies and seeks by them to test the credibility of the accused. Otherwise I would think the courts will be faced constantly with futile voir dires where the accused will testify to substantially the same story as in his statement and much time will be wasted. The accused is not any more or any less tied to his first story if the Crown is permitted to take a voir dire during his cross-examination. The accused knows that he gave the statement and a copy of it is available to him or to his counsel on request, as it was in the present case.

 My last comment concerns s. 10 of the Canada Evidence Act which provides:

“10. (1) Upon any trial a witness may be cross-examined as to previous statements made by him in writing ...”

Since Regina v. Piche, supra, it must now be said that an involuntary statement by an accused to someone in authority is not a statement within this section when the accused is the witness. Once the judge rules, however, that the statement was a voluntary one the accused is in the same position regarding it as any other witness would be.

I therefore rule that the voir dire was properly held during the defence case, that the statement was voluntary and that the Crown may cross-examine upon it[58].

[Les soulignements sont ajoutés]

[108]   Des principes similaires animent la décision de notre Cour dans l’affaire Alix[59].

[109]   Dans cette affaire, notre Cour était confrontée à une situation où l’accusée présentait en appel une argumentation similaire à celle de l’intimé, soit l’obligation pour la poursuite de présenter la preuve de déclarations antérieures incompatibles en preuve principale.

[110]   La juge Côté brosse le portrait de la situation :

[139]   L'appelante reproche au juge du procès d'avoir permis à la poursuite, au cours de son contre-interrogatoire, de la confronter à des lettres qu'elle avait écrites à son conjoint dans lesquelles elle relatait la relation difficile et conflictuelle qu'elle avait avec sa mère. Elle soutient de plus que l'usage en contre-interrogatoire d'une déclaration enregistrée sur vidéo faite aux policiers le 13 mars 2005, laquelle fut déclarée libre et volontaire, mais non déposée en preuve, constitue une forme irrecevable de contre-preuve de la poursuite. En outre, l'appelante plaide que les lettres et la déclaration auraient dû être produites en preuve principale.

[140]      Il convient de résumer sommairement le contexte.

[141]      Lors de la détention de son conjoint Leblanc, à la suite d'une condamnation pour des voies de fait commises à son endroit, l'appelante lui a écrit plusieurs lettres. La poursuite a choisi de ne produire que certaines d'entre elles (P-87), et de se servir de deux lettres lors du contre-interrogatoire de l'appelante. Dans ces deux lettres, l'appelante indique que vivre avec sa mère, « est l'enfer sur terre » et que celle-ci fait tout pour la blesser et l'abaisser. Elle y précise qu'elles se querellent du matin au soir.

[142]      Ces déclarations extrajudiciaires antérieures illustrent la relation non harmonieuse qu'elle entretenait avec sa mère, laquelle est pertinente au litige. Bien que le mobile présenté par la poursuite ait été essentiellement de nature financière, la relation existante entre la mère et la fille demeurait liée au litige d'autant que la poursuite a présenté des témoins pour relater la relation difficile qui prévalait entre l'appelante et sa mère à l'époque.

[143]      Partant, la proposition de l'appelante qu'il s'agit d'une contre-preuve est dénuée de fondement.

[144]      D'une part, l'appelante a admis avoir écrit ces lettres. La défense connaissait l'existence de cette preuve, la poursuite lui ayant divulgué les lettres écrites par l'appelante à son ex-conjoint, lesquelles reflétaient sa relation difficile avec sa mère. D'autre part, comme l'appelante a affirmé lors de son témoignage au procès entretenir une bonne relation avec sa mère, sauf quant au choix de son conjoint, ces lettres manuscrites constituent des déclarations antérieures contradictoires avec sa version des faits au procès. En tentant de minimiser le conflit existant entre elle et sa mère lors de son témoignage, l'appelante donnait ouverture à la mise en contradiction au moyen d'un écrit contradictoire sur un aspect relié à l'accusation. Il était loisible pour la poursuite de ne pas produire toutes les lettres et d'en conserver certaines aux fins du contre-interrogatoire.

[Les soulignements sont ajoutés]

[111]   La juge Côté rejette toutes les prétentions de Mme Alix, y compris celle selon laquelle la poursuite devait faire une telle preuve dans le cadre de sa preuve principale. Elle écrit :

[152]      Quant à l'obligation pour la poursuite de déposer en preuve ces déclarations en preuve principale, comme le mentionne la Cour d'appel de l'Ontario dans l'arrêt R. c. Mallory (2007), 217 C.C.C. (3d) 266, 2007 ONCA 46, en résumant les principes applicables aux déclarations d'un accusé aux paragraphes 230 et suivants :

[230]   First, voluntary admissions by an accused are generally admissible for their truth as an exception to the hearsay rule.

[231]    Second, although a voir dire is required to establish the voluntariness of an admission to the police, or to another person in authority, generally no voir dire is required if the admission is made to a person not in authority, even if that person is an unsavoury witness or a jailhouse informant.

[232]    Third, the Crown is entitled to call the evidence it chooses in its case, provided that it does not call any evidence with an "oblique motive".

[233]   Fourth, the Crown is not prohibited from reserving evidence for cross-examination that was not called in-chief, provided the evidence is not otherwise inadmissible, the Crown has a good faith basis in the foundation for its question, the Crown is not splitting its case, and the prejudicial effect of the cross-examination does not outweigh its probative value.

[Je souligne; p. 326.]

[153]      En l'espèce, c'est exactement ce que la poursuite a fait, soit se servir des lettres en contre-interrogatoire pour tenter d'affecter la crédibilité de l'appelante.

[154]      La proposition de l'appelante selon laquelle la poursuite a ainsi fractionné sa preuve alors qu'elle a l'obligation de présenter dans sa preuve tous les éléments pertinents pour étayer l'accusation n'a aucun mérite.

[155]      Il est vrai que la poursuite ne peut conserver certains éléments de preuve en réserve pour ensuite les présenter dans le cadre d'une contre-preuve. L'arrêt R. c. Krause1986 CanLII 39 (CSC), [1986] 2 R.C.S. 466, limite la présentation d'une contre-preuve à de nouvelles questions soulevées par la défense que la poursuite « ne pouvait pas raisonnablement prévoir » (p. 474). Toutefois, le contre-interrogatoire de l'appelante sur ses déclarations antérieures incompatibles ne saurait équivaloir à une contre-preuve d'autant que la preuve de la poursuite faisait état de cette relation conflictuelle.

[156]      Partant, la poursuite n'avait pas l'obligation de produire ces lettres et pouvait s'en servir en contre-interrogatoire. Il s'ensuit qu'elle n'a pas scindé sa preuve, mais qu'elle a plutôt réservé certains éléments de preuve pour affecter la crédibilité de l'appelante lors du contre-interrogatoire.

[157]      Les mêmes principes et conclusions sont applicables à l'égard de la déclaration vidéo du 13 mars 2005. Il était loisible à la poursuite de contre-interroger l'appelante sur ses déclarations antérieures contradictoires concernant les médicaments qu'elle prenait à l'époque contemporaine du décès de sa mère.

[112]   Puisqu’il est reconnu que la poursuite ne scinde pas sa preuve illégalement lorsqu’elle ne dépose pas la déclaration libre et volontaire d’un accusé aux policiers en preuve principale, mais la conserve pour l’utiliser lors du contre-interrogatoire de l’accusé[60], il ne saurait en être autrement pour le cas où une déclaration antérieure incompatible a été faite à une autre personne.

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