Presse ltée (La) c. Service des poursuites pénales du Canada, 2016 QCCS 2623
1) Principes généraux
[34] Le principe de la publicité des débats judiciaires est indubitablement d’une importance vitale pour notre système juridique et notre société[13], car « l’administration de la justice s’épanouit au grand jour — et s’étiole sous le voile du secret »[14].
[35] Voici la description qu'en donne le juge Bastarache dans l'arrêt Personne désignée c. Vancouver Sun[15] :
31 Le « principe de la publicité des débats en justice » est une « caractéristique d’une société démocratique », comme notre Cour l’a déclaré dans l’arrêt Vancouver Sun (Re), [2004] 2 R.C.S. 332, 2004 CSC 43, par. 23. Comme notre Cour l’a signalé dans cet arrêt, ce principe « est depuis longtemps reconnu comme une pierre angulaire de la common law » (par. 24) et figure au nombre de nos principes de droit depuis les arrêts Scott c. Scott, [1913] A.C. 417 (H.L.), et Ambard c. Attorney-General for Trinidad and Tobago, 1936 CanLII 385 (UK JCPC), [1936] A.C. 322 (C.P.), dans lequel lord Atkin s’est exprimé ainsi à la p. 335 : [TRADUCTION] « La justice ne se rend pas derrière des portes closes ». « La publicité est le souffle même de la justice. Elle est la plus grande incitation à l’effort et la meilleure des protections contre l’improbité » (J. H. Burton, dir., Benthamiana : or, Select Extracts from the Works of Jeremy Bentham (1843), p. 115).
32 La publicité des débats judiciaires présente plusieurs avantages distincts. L’accès du public aux tribunaux offre à toute personne qui le souhaite la possibilité de constater « que la justice est administrée de manière non arbitraire, conformément à la primauté du droit » : Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), 1996 CanLII 184 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 480 (« Société Radio-Canada »), par. 22. La publicité des débats judiciaires favorise l’indépendance et l’impartialité des tribunaux. S’il y a apparence de justice, il est alors plus probable que justice soit rendue. La publicité des débats constitue « l’élément principal » de la légitimité du processus judiciaire : Vancouver Sun, par. 25.
[36] Ce principe s'applique à toutes les procédures judiciaires y compris celles qui précèdent le procès[16].
[37] Dans l'arrêt Toronto Star Newspapers Ltd. c. Ontario[17], la Cour suprême décide notamment que ce principe s'applique aux ordonnances de mise sous scellé visant les mandats de perquisition et les dénonciations qui en ont justifié la délivrance.
[38] Elle confirme aussi que le critère Dagenais/Mentuck s’applique à chaque fois qu’un juge exerce son pouvoir discrétionnaire de restreindre la liberté d’expression et la liberté de la presse relativement à des procédures judiciaires.
2) L'accès au dossier judiciaire et aux documents qu'il contient
[39] Bien que le juge qui reçoit une dénonciation pour faire comparaître une personne aux fins de l'article 810.01, comme dans le cas d'un mandat de perquisition[18], procède en l'absence de la personne visée par celle-ci, le principe de la publicité des débats judiciaires s'applique afin de permettre l'accès à la dénonciation présentée, et, le cas échéant à l'affidavit qui est joint au soutien de celle-ci.
[40] L'arrêt de principe à l'égard de cette question est la décision de la Cour suprême dans Procureur général de la Nouvelle-Écosse c. MacIntyre[19] où un journaliste, qui enquêtait sur une affaire de favoritisme politique et de souscription de fonds, demandait l'accès aux motifs ayant justifié la délivrance d'un mandat de perquisition.
[41] Le juge Dickson formule la question posée de la manière suivante.
Il semble clair qu'une personne qui est directement concernée par le mandat peut examiner la dénonciation et le mandat après que ce dernier a été exécuté. La raison en est, dans ce cas, que la partie concernée a le droit de demander l'annulation ou la cassation du mandat de perquisition qui se fonde sur une dénonciation viciée. (R. v. Solloway Mills & Co., 1930 CanLII 266 (AB CA), [1930] 3 D.L.R. 293 (C.S. Alta.)). Ce droit ne peut s'exercer que si le requérant peut examiner le mandat et la dénonciation immédiatement après que celui-ci a été exécuté. Le juge MacDonald, de la Cour suprême de l'Alberta, traite ce point dans l'affaire Realty Renovations Ltd. v. Attorney-General for Alberta et al. (1978), 1978 CanLII 796 (AB KB), 44 C.C.C. (2d) 249, aux pp. 253 et 254:
[TRADUCTION] Puisque la délivrance d'un mandat de perquisition est un acte judiciaire et non un acte administratif, il me paraît fondamental que, pour pouvoir exercer le droit de contester la validité d'un mandat de perquisition, la partie concernée ou son avocat puisse examiner le mandat de perquisition et la dénonciation sur laquelle il se fonde. Bien qu'il n'existe pas d'appel de la délivrance d'un mandat de perquisition, une cour supérieure a le droit, par bref de prérogative, de réviser l'acte du juge de paix qui délivre le mandat. Pour bien présenter sa requête, le requérant doit en connaître les raisons ou motifs qui tiennent fort probablement à la formulation de la dénonciation ou du mandat. Je ne puis rien voir d'autre qu'un déni de justice si l'on cache la teneur de la dénonciation et du mandat, après l'exécution de celui-ci, jusqu'à ce que la police ait terminé l'enquête ou jusqu'à ce que le substitut du procureur général décide de permettre la consultation du dossier où se trouve le mandat. Une telle restriction pourrait de fait retarder, sinon empêcher, la révision de l'acte judiciaire du juge de paix qui a délivré le mandat. Si un mandat est nul, il faut le déclarer nul dès que possible; le plus tôt on peut présenter la requête en annulation, le mieux on protège les droits de la personne.
Le procureur général de la Nouvelle-Écosse appelant ne conteste pas le droit d'une «partie concernée» d'examiner les mandats et les dénonciations après exécution. Il soutient que M. MacIntyre, un simple citoyen, qui n'est pas directement touché par la délivrance du mandat, n'a pas de droit d'examen. La question est donc de savoir si on peut faire une distinction, en droit, quant à l'accessibilité, entre les personnes qu'on peut qualifier de « parties concernées » et les particuliers qui ne peuvent faire la preuve d'aucun intérêt spécial dans les procédures[20].
[Le soulignement est ajouté]
[42] Le juge Dickson expose les principes généraux applicables en ces termes:
En raison du petit nombre de décisions judiciaires, il est difficile, et probablement peu sage, de vouloir donner une définition exhaustive du droit de consulter les dossiers judiciaires ou une délimitation précise des facteurs dont il faut tenir compte pour déterminer s'il faut en permettre la consultation. La question qui nous est soumise est limitée aux mandats de perquisition et aux dénonciations. La solution de cette question me paraît dépendre de plusieurs grands principes généraux, notamment le respect de la vie privée des particuliers, la protection de l'administration de la justice, la réalisation de la volonté du législateur de faire du mandat de perquisition un outil efficace dans la détection du crime et, enfin, d'un principe cardinal d'intérêt public qui consiste à favoriser la « transparence » des procédures judiciaires. Bentham a énoncé de façon éloquente la justification de ce dernier principe dans les termes suivants:
[TRADUCTION] « Dans l'ombre du secret, de sombres visées et des maux de toutes formes ont libre cours. Les freins à l'injustice judiciaire sont intimement liés à la publicité. Là où il n'y a pas de publicité, il n'y a pas de justice. » « La publicité est le souffle même de la justice. Elle est l'aiguillon acéré de l'effort et la meilleure sauvegarde contre la malhonnêteté. Elle fait en sorte que celui qui juge est lui-même [en] jugement. »
Le fait que les mandats de perquisition peuvent être délivrés par un juge de paix à huis clos n'entame pas cette préoccupation de responsabilité. Au contraire, il donne du poids à la thèse en faveur de la politique d'accessibilité. Le secret qui préside d'abord à la délivrance de mandats peut occasionner des abus et la publicité a une grande influence préventive contre toute inconduite possible.
En bref, ce qu'il faut viser, c'est le maximum de responsabilité et d'accessibilité, sans aller jusqu'à causer un tort à un innocent ou à réduire l'efficacité du mandat de perquisition comme arme dans la lutte continue de la société contre le crime.
[Le soulignement est ajouté]
[43] Le juge Dickson souligne l'importance de la règle de l'accessibilité du public aux dossiers judiciaires en vue de prévenir les abus et permettre ainsi un débat public :
A chaque étape, on devrait appliquer la règle de l'accessibilité du public et la règle accessoire de la responsabilité judiciaire; tout cela en vue d'assurer qu'il n'y a pas d'abus dans la délivrance des mandats de perquisition, qu'une fois accordés, les mandats sont exécutés conformément à la loi et enfin qu'on dispose conformément à la loi des éléments de preuve saisis. Une décision de la poursuite de ne pas poursuivre nonobstant la découverte d'éléments de preuve qui paraissent établir la perpétration d'un crime peut, dans certains cas, soulever des questions importantes pour le public[21].
[Le soulignement est ajouté]
[44] Il estime que toute restriction à l'accès du public ne doit être considérée qu'avec réticence en raison d'une présomption de l'accès du public aux dossiers judiciaires :
A mon avis, cependant, la valeur de la thèse de « l'administration de la justice » diminue après l'exécution du mandat, c.-à.-d. après la visite des lieux et la perquisition. Le caractère confidentiel de la procédure a, par la suite, moins d'importance puisque les objectifs que vise le principe du secret sont en grande partie sinon complètement atteints. La nécessité de maintenir le secret a en pratique disparu. L'appelant reconnaît qu'à ce stade les particuliers qui sont directement « concernés » par le mandat ont le droit de le consulter. Dans cette mesure au moins, il tombe dans le domaine public. L'appelant doit cependant d'une certaine manière justifier l'accès aux mandats dont bénéficient les personnes directement concernées et l'interdiction imposée au grand public. Je ne puis voir de raison impérative de distinguer entre le public et l'occupant des lieux où l'on a perquisitionné. C'est avec beaucoup d'hésitation que l'on se résoudra à restreindre l'accès traditionnellement absolu du public aux travaux des tribunaux.
[…]
Il n'y a pas de doute qu'une cour possède le pouvoir de surveiller et de préserver ses propres dossiers. L'accès peut en être interdit lorsque leur divulgation nuirait aux fins de la justice ou si ces dossiers devaient servir à une fin irrégulière. Il y a présomption en faveur de l'accès du public à ces dossiers et il incombe à celui qui veut empêcher l'exercice de ce droit de faire la preuve du contraire.
Je conclus que l'argument relatif à l'administration de la justice justifie que l'on procède à huis clos au moment de la délivrance du mandat, mais qu'une fois celui-ci exécuté, il n'est normalement pas possible d'admettre encore l'exclusion du public en général. La règle générale de l'accès du public doit prévaloir, sauf à l'égard de ceux que j'ai déjà appelés des innocents[22].
[Le soulignement est ajouté]
[45] La Cour suprême examine à nouveau le pouvoir d’une cour de justice de contrôler ses propres dossiers dans Vickery c. Cour suprême de la Nouvelle-Écosse (Protonotaire)[23] où elle précise que le tribunal est le dépositaire des pièces et qu'il en contrôle l'utilisation[24].
[46] Dans l'arrêt Personne désignée c. Vancouver Sun[25], le principe de l'accès aux dossiers judiciaires et aux documents qui y sont contenus est ainsi décrit:
33 Outre son rôle de longue date comme règle de common law inhérente à la primauté du droit, le principe de la publicité des débats judiciaires est d’autant plus important qu’il est manifestement lié à la liberté d’expression, garantie à l’al. 2b) de la Charte. Dans le contexte du présent pourvoi, il importe de noter que l’al. 2b) dispose que l’État ne doit pas empêcher les particuliers « d’examiner et de reproduire les dossiers et documents publics, y compris les dossiers et documents judiciaires » (Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), 1989 CanLII 20 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 1326, p. 1338, citant Nixon c. Warner Communications, Inc., 435 U.S. 589 (1978), p. 597). Le juge La Forest ajoute au par. 24 de l’arrêt Société Radio-Canada que « [p]our que la presse exerce sa liberté d’informer le public, il est essentiel qu’elle puisse avoir accès à l’information » (je souligne). L’alinéa 2 b) protège également le droit de la presse d’assister aux instances judiciaires (Société Radio-Canada, par. 23; Ruby c. Canada (Solliciteur général), [2002] 4 R.C.S. 3, 2002 CSC 75, par. 53)[26].
[Le soulignement est ajouté]
[47] Plus récemment, dans l'arrêt Société Radio-Canada c. La Reine[27], la juge Deschamps y résume le droit relatif à l'accès aux pièces:
[12] L’accès aux pièces est un corollaire du caractère public des débats et, en l’absence de disposition législative applicable, il revient au juge du procès de décider de l’usage qui peut en être fait afin d’assurer la bonne marche du procès. Cette règle est établie dans notre droit depuis fort longtemps. Déjà dans Procureur général de la Nouvelle-Écosse c. MacIntyre, 1982 CanLII 14 (CSC), [1982] 1 R.C.S. 175, p. 189, le juge Dickson (plus tard Juge en chef) écrivait :
Il n’y a pas de doute qu’une cour possède le pouvoir de surveiller et de préserver ses propres dossiers. L’accès peut en être interdit lorsque leur divulgation nuirait aux fins de la justice ou si ces dossiers devaient servir à une fin irrégulière.
(Voir aussi P. Béliveau et M. Vauclair, Traité général de preuve et de procédure pénales (15e éd. 2008), p. 499-500; R. c. Canadian Broadcasting Corporation, 2010 ONCA 726 (CanLII); Société Radio-Canada c. Bérubé, 2005 CanLII 12468 (QC CS), [2005] R.J.Q. 1183 (C.S.); R. c. Giroux, 2005 CanLII 12396 (C.S.).)
[48] Dans le même arrêt, la juge Deschamps confirme que toute restriction à l'accès aux pièces doit être justifiée selon la grille d’analyse établie dans les arrêts Dagenais et Mentuck :
[13] La grille d’analyse établie dans les arrêts Dagenais et Mentuck s’applique à toutes les décisions discrétionnaires touchant la publicité des débats. Dans Vancouver Sun (Re), 2004 CSC 43, [2004] 2 R.C.S. 332, les juges Iacobucci et Arbour écrivent que
[m]ême si le critère [Dagenais/Mentuck] a été élaboré dans le contexte des interdictions de publication, il s’applique également chaque fois que le juge de première instance exerce son pouvoir discrétionnaire de restreindre la liberté d’expression de la presse durant les procédures judiciaires. Le pouvoir discrétionnaire doit être exercé en conformité avec la Charte, peu importe qu’il soit issu de la common law, comme c’est le cas pour l’interdiction de publication (Dagenais et Mentuck, précités); d’origine législative, par exemple sous le régime du par. 486(1) du Code criminel, lequel permet d’exclure le public des procédures judiciaires dans certains cas (Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), précité, par. 69); ou prévu dans des règles de pratique, par exemple, dans le cas d’une ordonnance de confidentialité (Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), [2002] 2 R.C.S. 522, 2002 CSC 41). C’est à la partie qui présente la demande qu’incombe la charge de justifier la dérogation à la règle générale de la publicité des procédures : Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), par. 71. [par. 31]
(Voir aussi Toronto Star Newspapers Ltd. c. Ontario, 2005 CSC 41, [2005] 2 R.C.S. 188, par. 7; Personne désignée c. Vancouver Sun, 2007 CSC 43, [2007] 3 R.C.S. 253, par. 35; Toronto Star Newspapers Ltd. c. Canada, 2010 CSC 21, [2010] 1 R.C.S. 721, par. 15-16; R. c. Canadian Broadcasting Corporation, par. 21.)
[14] Il n’est donc pas nécessaire de se demander si les faits de l’espèce sont assimilables à ceux des arrêts Dagenais ou Mentuck. Il suffit de constater que l’activité en cause bénéficie de la protection de l’al. 2b) de la Charte et d’observer que l’ordonnance relevait du pouvoir discrétionnaire du juge Lévesque. La question doit donc être décidée en fonction de l’analyse établie dans les arrêts Dagenais et Mentuck. L’obligation faite au juge de procéder à cette analyse ne signifie pas qu’il faille faire appel à une preuve longue ou élaborée, mais il faut tout de même que tous les faits pertinents soient examinés. La responsabilité des juges des procès d’établir les conditions d’accès aux pièces n’est d’ailleurs pas nouvelle. Dans l’exercice de leur discrétion, les juges ont, de tout temps, été appelés à mettre en équilibre des facteurs qui pouvaient être considérés comme pointant dans des directions opposées. À cet effet, les facteurs énumérés dans l’arrêt Vickery demeurent pertinents mais ils doivent s’insérer dans le cadre élaboré par les arrêts Dagenais et Mentuck.
[49] Il ressort de ces énoncés que le principe constitutionnel de la publicité des débats judiciaires protège l'accès du public aux dossiers judiciaires et aux documents qui y sont contenus.
[50] Le principe est l'accès et les restrictions doivent être justifiées selon les principes établis par le critère Dagenais/Mentuck.
[51] Ainsi, en l'absence d'une restriction établie par une ordonnance judiciaire, les dossiers judiciaires et les pièces qui y sont contenues doivent être accessibles. En d'autres termes, une décision judiciaire n'est pas une exigence préalable à l'accès à un dossier judiciaire ou au droit d'en prendre copie[28].
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