[72] Si le ministère public a raison de plaider que la jurisprudence semble reconnaître une interprétation théorique de l’abus de confiance qui est large, il omet, tout comme le juge, de bien l’évaluer concrètement dans la preuve. L’appelant a raison de dire que l’évaluation que fait le juge de l’abus de confiance est erronée et a eu une incidence sur la peine, d’autant qu’il relie l'abus de confiance aux conséquences importantes des gestes posés, retenant le tout comme un facteur extrêmement aggravant.
[73] Puisque le choix d’imposer l’emprisonnement avec sursis se fonde en grande partie sur la présence ou l’absence de facteurs aggravants, leur incidence sur la peine ne fait aucun doute.
[74] À mon avis, l’abus de confiance est un facteur beaucoup moins important que ce qu’en retient le juge. Il le qualifie de « facteur extrêmement aggravant » et il le relie à des séquelles psychologiques importantes, malgré, écrit-il, l’absence de preuve sur cette question. À cet égard, le juge tire une conclusion qui est déraisonnable en plus d’être erronée en droit.
[75] Le juge oublie de calibrer adéquatement l’abus de confiance. Notre Cour a dit que si « la relation de confiance n’a pas à être “forte” pour être prise en compte […], le “degré de cette relation pourra toutefois affecter le poids à lui donner dans la pondération globale des facteurs pertinents” » : R. c. Lemieux, 2023 QCCA 480, par. 54‑55, citant R. c. Pierre, 2023 QCCA 84, par. 35.
[76] Dans l’arrêt Tremblay, la Cour réitérait ces principes en soulignant que l’importance du facteur varie selon que « la relation de confiance ou de dépendance, par sa nature, impose une forte obligation de protection et de soin (par exemple, une relation impliquant un parent, un enseignant ou un entraîneur) » : R. c. Tremblay, 2024 QCCA 543, par. 30-31. En reprenant les par. 126 à 130 de l’arrêt R. c. Friesen, 2020 CSC 9 (CanLII), [2020] 1 R.C.S. 424, la Cour y rappelle que « [l]e spectre des relations de confiance est utile pour déterminer le degré de préjudice » et explique comment les relations étroites impliquant un degré de confiance élevé causent davantage de préjudice.
[77] Dans l’affaire Tremblay, la Cour conclut que « la relation en l’espèce se situe dans la partie inférieure du spectre des situations de confiance et l’appelant ne convainc pas que l’erreur du juge a eu une incidence sur la détermination de la peine » : R. c. Tremblay, précité, par. 32. Selon la Cour, le très faible niveau d’abus de confiance dans cette affaire ne pouvait pas avoir influé sur la peine que le ministère public cherchait à réformer pour une peine d’incarcération. Aussi, la Cour était d’avis que l’omission de traiter de ce facteur n’avait pas eu d’incidence sur la peine d’emprisonnement avec sursis de 23 mois suivie d’une probation de trois ans qui avait été infligée par le juge sur un chef d’agression sexuelle.
[78] Je doute qu’il y ait, en l’espèce, un abus de confiance au sens du Code criminel. À mon sens, ce facteur aggravant ne vise pas tous les crimes commis à l’égard de personnes qui se connaissent ou qui font connaissance lors d’une seule occasion. Une telle interprétation entraînerait la conclusion que seuls les crimes commis entre de parfaits étrangers n’impliquent aucun abus de confiance.
[79] Toutefois, tout en acceptant que le juge pouvait conclure qu’une certaine confiance implicite était démontrée puisque la plaignante avait accepté de dormir chez l’appelant à la suite d’une fête arrosée, et plus particulièrement de s’installer dans son lit alors qu’il devait dormir sur le divan du salon, je ne peux me convaincre qu’il s’agit d’un « facteur extrêmement aggravant ». Je conviens donc avec l’appelant que le juge a erré en s’appuyant de façon aussi importante sur l’abus de confiance alors qu’il n’avait pas en réalité d’effet, similairement à l’arrêt Tremblay, précité. Or, contrairement à cette affaire, le juge en l’espèce a attribué un effet aggravant important à ce facteur et cela a eu une incidence sur la peine.
[80] Se pose ensuite la seconde difficulté des conséquences pour la plaignante, en lien avec cet abus de confiance « extrêmement aggravant » et aussi celles découlant du crime, retenues par le juge.
[81] Le juge écrit :
[40] Je n’ai pas reçu de preuve concernant les séquelles pour la victime. Mais tout comme je le mentionnais lors de l’étude sur la gravité du crime, les séquelles existent. De plus, la vulnérabilité et l’abus de confiance sont à souligner.
[82] Il me semble non seulement que ce constat heurte le paragraphe 724(3) du Code criminel, mais que cela participe de la même erreur que celle relevée dans l’arrêt R. c. McDonnell, 1997 CanLII 389 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 948. Dans cette affaire, le juge Sopinka écrit :
35 La façon dont la Cour d’appel a considéré le préjudice en l’espèce pose un autre problème en ce sens qu’elle a parfois semblé établir l’existence d’une présomption de préjudice psychologique à partir d’une agression sexuelle. Certes, la cour a, à d’autres occasions, analysé le risque de préjudice psychologique découlant d’une infraction comme montrant la gravité de l’infraction plutôt que l’existence du préjudice réel lui‑même. Pour illustrer cette ambiguïté, examinons le passage suivant (à la p. 173) :
[TRADUCTION] Nous voulons d’abord souligner que nous ne pouvons pas envisager une situation où des rapports sexuels non consensuels — vaginaux, anaux ou oraux — ne tomberaient pas dans la catégorie des agressions sexuelles graves. […] De plus, dans chaque cas, il existe également un risque très réel de préjudice psychologique. Par conséquent, ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il n’est pas nécessaire que le ministère public prouve l’existence de ce genre de préjudice pour que la cour puisse qualifier de grave une agression sexuelle. L’existence d’un préjudice psychologique est présumée en l’absence de preuve contraire. [Je souligne.]
La cour ajoute, à la p. 174 :
[TRADUCTION] Autrement dit, le contrevenant se voit infliger une peine fondée sur l’existence d’une agression sexuelle grave, non pas parce que des conséquences psychologiques particulières ont résulté de l’attaque, mais plutôt à cause de sa nature et du fait qu’elle engendre un risque très réel de préjudice émotionnel ou psychologique à long terme. Le fait qu’aucun préjudice de ce genre ne puisse se concrétiser, fait qu’on ne pourrait peut‑être pas connaître tant que la vie de la victime ne se sera pas déroulée au complet, n’est pas un facteur atténuant. Cependant, ceci dit, cela ne signifie pas que les conséquences d’une agression sexuelle ne sont pas pertinentes. La gravité des actes accomplis peut être évaluée en fonction des conséquences probables à long terme de l’acte prohibé. Autrement dit, lorsque le préjudice psychologique est grave, cela peut bien constituer un facteur aggravant. Naturellement, lorsqu’on évoque un préjudice dépassant ce qui serait normalement présumé dans une affaire donnée, le ministère public doit présenter des éléments de preuve à l’appui. [Souligné dans le jugement.]
36 Ces passages ne sont pas très clairs. À un moment donné, la cour semble présumer qu’un préjudice psychologique résulterait d’une agression sexuelle, tandis que, à un autre moment, la cour semble non pas présumer l’existence d’un tel préjudice, mais seulement souligner, à juste titre selon moi, le risque qu’un préjudice psychologique résulte des actes de l’accusé. L’arrêt McCraw, précité, a établi qu’une menace de commettre une agression sexuelle équivalait à une menace de commettre une agression infligeant des lésions corporelles, à cause du risque élevé qu’un préjudice psychologique résulte d’une agression sexuelle, un risque dont la Cour d’appel a reconnu l’existence en l’espèce. Un tel risque n’établit pas cependant l’existence d’une présomption légale de préjudice dans des affaires où il est question d’agression réelle, plutôt que de menaces. Si le préjudice est un élément de l’infraction, le ministère public doit en prouver l’existence hors de tout doute raisonnable.
37 Dans la mesure où la Cour d’appel a conclu que le ministère public n’a pas à prouver l’existence d’un préjudice psychologique dans certains cas, mais plutôt que l’existence d’un tel préjudice peut être présumée, elle a commis une erreur. Comme nous l’avons vu, si le ministère public veut invoquer l’existence d’un préjudice psychologique, il devrait, à mon avis, porter des accusations fondées sur l’article du Code qui envisage le préjudice, soit l’al. 272c), et prouver l’existence de l’infraction. Si l’existence d’un élément de l’infraction, les lésions (psychologiques) corporelles, est présumée, le ministère public est déchargé à tort d’une partie du fardeau de la preuve, ce qui est contraire à la présomption d’innocence. Reconnaissant que le préjudice peut être un facteur aggravant en vertu de l’art. 271, notre Cour a conclu, dans l’arrêt R. c. Gardiner, 1982 CanLII 30 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 368, que, dans une audience relative à la détermination de la peine, l’existence de chaque facteur aggravant doit être prouvée hors de tout doute raisonnable. Un tel point de vue a été confirmé par le législateur dans le nouvel al. 724(3)e) du Code criminel (modifié par L.C. 1995, ch. 22, art. 6). Si l’existence d’un préjudice psychologique peut être présumée, le ministère public se trouve dégagé à tort du fardeau de prouver l’existence d’un préjudice en tant que facteur aggravant, et l’accusé a alors le fardeau de réfuter le préjudice.
R. c. McDonnell, 1997 CanLII 389 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 948, par. 35-37 (gras ajouté; souligné dans l’arrêt).
[83] À mon avis, d’une part, les conséquences négatives présumées de l’agression sexuelle sont évoquées correctement par le juge si elles décrivent la gravité de l’infraction, mais en tenir compte au surplus dans les facteurs aggravants fait double emploi. D’autre part, s’il retient des conséquences négatives découlant de l’abus de confiance, il s’agit d’une erreur puisque rien n’indique en l’espèce qu’un abus de confiance significatif, c’est-à-dire suffisamment probant pour avoir un effet aggravant, a été démontré.
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