Lien vers la décision
[29] En premier lieu, nous devons déterminer si les policiers pouvaient intervenir de la manière dont ils ont procédé pour interpeller et sommer le requérant à subir un test de dépistage d’alcool. Il est clair de l'intervention des policiers qu'ils se croyaient investis des mêmes pouvoirs que ceux qu'ils utilisent habituellement lorsqu'ils exigent qu'un conducteur de véhicule automobile immobilise son véhicule sur la route, en vertu de l'article 636 du Code de la sécurité routière qui se lit ainsi:
«636. Un agent de la paix, identifiable à première vue comme tel, peut, dans le cadre des fonctions qu'il exerce en vertu du présent code, des ententes conclues en vertu de l'article 519.65 et de la Loi concernant les propriétaires, les exploitants et les conducteurs de véhicules lourds (chapitre P-30.3), exiger que le conducteur d'un véhicule routier immobilise son véhicule. Le conducteur doit se conformer sans délai à cette exigence.»
[30] Dans la présente affaire, l'attention des policiers est attirée par un véhicule qui recule rapidement dans une entrée sans qu’ils ne puissent décrire rien de particulier au sujet de la conduite. Il est à se demander si c'est la façon dont le véhicule a reculé qui a attiré leur attention ou le fait qu'il y avait également trois personnes à l'extérieur qui discutaient à une heure tardive de la nuit.
[33] Il est à noter que les observations des policiers se limitent à deux personnes à l'extérieur de leurs véhicules sur un terrain privé dont l’une vient de sortir de son véhicule qu'elle vient de déplacer.
[34] Comme mentionné précédemment, leur façon de faire est similaire à celle qu'ils auraient utilisée s'ils avaient demandé à un automobiliste de s'immobiliser sur la route. Par contre, est-ce que l'article 636 du Code de sécurité routière trouve application en la présente affaire?
[35] L'auteur Karl-Emmanuel Harrison dans la deuxième édition de son volume sur les capacités affaiblies, précise les exigences légales à cette sphère d’activité pour l'agent de la paix qui intervient en vertu de l'article 636 du Code de sécurité routière:
«L'agent de la paix a quatre exigences légales à satisfaire. Premièrement, il doit être identifiable comme tel à première vue. Deuxièmement, il ne doit utiliser ce pouvoir que dans l'exercice des fonctions qui lui sont attribuées par les lois relatives à la sécurité routière. Troisièmement, il ne peut requérir que l'immobilisation d'un véhicule routier. Quatrièmement, il ne peut demander qu'à un conducteur circulant sur un chemin public ou un lieu de circulation public de s'immobiliser.» (Soulignements du tribunal)
[36] Or, la toute première question que le tribunal doit résoudre est de déterminer si les agents pouvaient exercer leur pouvoir en vertu de l'article 636 du Code de sécurité routière lorsqu'un véhicule est déjà immobilisé sur un terrain privé avant qu'ils ne le demandent et que le conducteur est à l'extérieur à discuter avec une autre personne?
[37] Dans la décision Briand, le juge Michel Parent fait une analyse très détaillée de toute cette question et souligne qu’« afin de décider si l'agent de la paix agissait en vertu du Code de sécurité routière, il faut déterminer où était l'automobile lorsque l'agent a interpellé le conducteur et non pas où l'automobile a finalement décidé de s'immobiliser ».
[38] Dans Briand, tout comme dans la présente affaire, toute l'interpellation policière a eu lieu sur un terrain privé alors que le conducteur avait déjà immobilisé son véhicule de sa propre volonté et sans contrainte. Dans ce type de circonstances, il est clair que l'agent de la paix n'agit pas dans le cadre de ses fonctions et la cour a décidé que le policier ne peut fonder son pouvoir d’intervention sur les prescriptions de l'article 636 du Code de sécurité routière. L'affaire Lacasse du juge Bellavance va également dans le même sens.
[39] La Cour d'appel dans Harvey autorise l'intervention des policiers dans une entrée privée en utilisant le pouvoir prévu à l'article 636 du Code de sécurité routière. Cependant, cela survient après que les policiers aient suivi et observé le véhicule pendant un certain trajet sur la voie publique pour un motif précis et après avoir fait certaines constatations particulières quant au comportement de la conductrice. Il en va de même dans Élie où le conducteur a fait une manœuvre bizarre et qu’il a été suivi sur une certaine distance avant d’être intercepté sur la route, pour un motif précis relié à la conduite d’une automobile. La présente affaire se distingue très clairement de ces deux dernières décisions.
[40] Dans le présent dossier, la Cour conclut que les policiers n’avaient aucun motif précis d’intervention et qu’ils ne se sont fondés sur aucune observation préalable sérieuse avant d’intercepter les deux personnes à l’extérieur, situées sur un terrain privé. Il ne s’agissait pour eux que d’aller voir ce qui se passait. La cour ne retient pas la version des policiers quant à la manœuvre prétendument observée et qu’ils voulaient voir l’état du conducteur. En accord avec les principes énoncés dans les décisions Briand et Lacasse, comme le véhicule était déjà immobilisé et que le conducteur en était sorti, les policiers ne pouvaient pas fonder leur intervention en application de l’article 636 du Code de la sécurité routière.
[41] Toujours en référant à l'auteur Harrison, les policiers n'agissaient pas dans le cadre de leurs fonctions en vertu de la sécurité routière. En effet l'auteur précise que :
«(…) une interpellation ne peut pas se fonder sur la curiosité ou un caprice de la part de l'agent de la paix : Donnacona (Ville de )c. Plamondon [1996] A.Q. 2575 (QL) (CS). Lorsque le Code de la sécurité routière est détourné à d'autres fins ou qu'il sert uniquement à satisfaire, comme moyen d'enquête, la curiosité d'un policier, il en résulte une détention arbitraire qui n'est pas justifiable dans une société libre et démocratique. »
Ce passage trouve application dans la présente affaire compte tenu que les policiers n'avaient aucun véritable motif d'intervenir ou d'enquêter et qu'ils sont allés voir ce qui se passait à cet endroit, sans plus.
[42] En second lieu, puisque les policiers n'intervenaient pas en l'application de l'article 636 du Code de la sécurité routière, pouvaient-ils intervenir en vertu de leur devoir général de préserver la paix et la sécurité du public ou plus précisément de leur pouvoir d'intervention de common law.
[43] Pour exercer ces pouvoirs, les policiers doivent être en mesure de justifier certains motifs d’intervention (articulable cause), tel que mentionné dans l'arrêt R. c. Mann :
«Le critère servant à déterminer si un policier a agi conformément aux pouvoirs que lui confère la common law a d'abord été formulé par la Cour d'appel d'Angleterre en matière de juridiction criminelle dans l'arrêt Waterfield, précité, p. 660-661. Il s'est dégagé de cet arrêt une analyse à deux volets applicable lorsque la conduite du policier constitue à première vue une atteinte illicite à la liberté ou aux biens d'une personne. En pareil cas, le tribunal se demande d'abord si la conduite du policier à l'origine de l'atteinte entre dans le cadre général d'un devoir imposé à ce dernier par une loi ou par la common law. Si cette condition préliminaire a été satisfaite, le tribunal poursuit l'analyse et se demande si cette conduite, bien qu'elle respecte le cadre général du devoir en question, a donné lieu à un emploi injustifiable de pouvoirs afférents à ce devoir.»
[44] L'auteur Harrison sur le même sujet mentionne :
« Pour pouvoir légalement entraver, à des fins d'enquête, à la liberté de circulation d'un individu en l'absence d'une disposition législative ou réglementaire l'habilitant spécifiquement à le faire, il faut que l'agent de la paix soit en mesure d'établir le devoir dont il cherche à s'acquitter en procédant à l'interpellation de l'individu et de justifier celle-ci au regard de l'ensemble des circonstances. En outre, il doit pouvoir énoncer clairement un motif précis pour lequel il décide d'intercepter cette personne en particulier et, au surplus, que ce motif ait trait à la possibilité que cette personne sera relié à la commission d'une activité criminelle sous enquête. »
[45] Plus loin, l’auteur précise :
« (…) Le policier n'ayant connaissance d'aucune infraction ni possibilité d'infraction au moment où il a décidé de procéder à l'interception, il n'enquêtait alors sur rien de particulier, sinon la présence d'un véhicule circulant sur une rue passante ou non, ce qui n'est pas susceptible de constituer une infraction en soi. Dès lors, rien ne lui permettait d'établir un motif précis qui lui permettrait de relier l'accusé à la commission ou à la possibilité de la commission d'une infraction quelconque. »
[46] Dans la présente affaire, les policiers n'ont fait état d'aucun motif pouvant justifier une intervention même en vertu de leurs pouvoirs de common law. Il n'y avait aucune menace à la sécurité publique, aucune plainte relativement au fait que ces individus pouvaient troubler l'ordre public, faire du bruit ou quoi que ce soit. En fait, il n'y avait absolument aucun motif d'intervention pour les policiers, si ce n'est de satisfaire leur curiosité à la suite d'une manœuvre qu’ils qualifient d'étrange ou de particulière sans pouvoir en préciser la nature.
[47] Donc, en appliquant le test mentionné dans l'arrêt Mann, la Cour conclut que les policiers n'agissaient pas dans le cadre général d'un devoir imposé par une loi ou par la common law lorsqu'ils ont décidé d'intervenir.
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