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[57] Les barèmes diffèrent des fourchettes de peines en ce que l’infliction d’une peine selon un barème s’oppose théoriquement à l’individualisation de celle-ci, ce que les fourchettes permettent : Thomas, p. 8. En revanche, le principe qui sous-tend les deux méthodes est le même : faire en sorte que les délinquants ayant commis des crimes semblables dans des circonstances semblables reçoivent des peines semblables. Il en va de même de la méthode des points de départ, qui est utilisée principalement en Alberta, mais parfois aussi dans d’autres provinces du pays : R. c. McDonnell, 1997 CanLII 389 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 948, par. 69. Au final, peu importe le mécanisme utilisé ou la terminologie employée, le principe à sa base demeure le même. Quant aux fourchettes de peines, bien qu’elles soient utilisées principalement dans un but d’harmonisation, elles reflètent l’ensemble des principes et des objectifs de la détermination de la peine. Les fourchettes de peines ne sont rien de plus que des condensés des peines minimales et maximales déjà infligées, et qui, selon le cas de figure, servent de guides d’application de tous les principes et objectifs pertinents. Toutefois, ces fourchettes ne devraient pas être considérées comme des « moyennes », encore moins comme des carcans, mais plutôt comme des portraits historiques à l’usage des juges chargés de déterminer les peines. Ces derniers demeurent tenus d’exercer leur pouvoir discrétionnaire dans chaque espèce :
[traduction] Même lorsqu’une cour d’appel a établi une fourchette, il peut arriver que surgisse une situation factuelle qui soit suffisamment différente de celles des décisions antérieures pour que la « fourchette » [« range »], si on peut l’appeler ainsi, doive être élargie. Le point fondamental est qu’une « fourchette » ne constitue pas un carcan assujettissant l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge chargé de déterminer la peine.
(R. c. Keepness, 2010 SKCA 69 (CanLII), 359 Sask. R. 34, par. 24)
[58] Il se présentera toujours des situations qui requerront l’infliction d’une peine à l’extérieur d’une fourchette particulière, car si l’harmonisation des peines est en soi un objectif souhaitable, on ne peut faire abstraction du fait que chaque crime est commis dans des circonstances uniques, par un délinquant au profil unique. La détermination d’une peine juste et appropriée est une opération éminemment individualisée qui ne se limite pas à un calcul purement mathématique. Elle fait appel à une panoplie de facteurs dont les contours sont difficiles à cerner avec précision. C’est la raison pour laquelle il peut arriver qu’une peine qui déroge à première vue à une fourchette donnée, et qui pourrait même n’avoir jamais été infligée par le passé pour un crime semblable, ne soit pas pour autant manifestement non indiquée. Encore une fois, tout dépend de la gravité de l’infraction, du degré de responsabilité du délinquant et des circonstances particulières de chaque cas. Je rappelle les propos du juge LeBel à ce sujet :
Un juge peut donc prononcer une sanction qui déroge à la fourchette établie, pour autant qu’elle respecte les principes et objectifs de détermination de la peine. Une telle sanction n’est donc pas nécessairement inappropriée, mais elle doit tenir compte de toutes les circonstances liées à la perpétration de l’infraction et à la situation du délinquant, ainsi que des besoins de la collectivité au sein de laquelle l’infraction a été commise.
(Nasogaluak, par. 44)
[59] Dans l’arrêt Brutus, la Cour d’appel du Québec a décrit ainsi les limites du processus d’harmonisation des peines :
Il est certain que la peine imposée se démarque de certaines peines rendues dans d’autres affaires pour la même infraction. Par ailleurs, comme le mentionnait notre collègue Rochon dans l’arrêt Ferland c. R, 2009 QCCA 1168 (CanLII), à l’égard du principe d’harmonisation des peines édicté à l’article 718.2 b) C.cr., il « comporte certaines limites en raison du processus individualisé suivi en matière de détermination de la peine » et ne saurait permettre de déroger à la règle du respect de la discrétion des juges d’instance en matière de détermination de la peine (R. c. L.M., précité, paragr. 35). [par. 12]
[60] Autrement dit, les fourchettes de peines demeurent d’abord et avant tout des lignes directrices et elles ne constituent pas des règles absolues : Nasogaluak, par. 44. En conséquence, une dérogation à une fourchette de peines n’est pas synonyme d’erreur de droit ou de principe. D’ailleurs, le juge Sopinka l’a clairement énoncé dans l’arrêt McDonnell, même s’il parlait alors de catégories d’agressions :
. . . j’estime que l’omission de situer une infraction particulière dans une catégorie d’agressions créée par les tribunaux, aux fins de la détermination de la peine, ne constitue jamais une erreur de principe en soi. [. . .] Si les catégories sont définies de façon stricte et que les dérogations à cette catégorisation sont généralement infirmées, le pouvoir discrétionnaire qui devrait être laissé aux juges du procès et aux juges qui infligent les peines est donc largement transféré aux cours d’appel. [par. 32]
[61] Conclure autrement aurait pour effet d’autoriser les cours d’appel à créer sans véritable justification des catégories d’infractions et, de ce fait, à intervenir sans retenue pour substituer une peine en appel. Or, le pouvoir de créer des catégories d’infractions appartient au législateur, et non aux tribunaux : McDonnell, par. 33.
[62] Il convient en outre de souligner que le législateur a régulièrement haussé le seuil des peines minimales et maximales applicables aux infractions liées à la conduite d’un véhicule avec les capacités affaiblies. À titre d’exemple, la peine maximale d’emprisonnement pour le crime de conduite avec les capacités affaiblies causant la mort est passée, en l’an 2000, de 14 ans à la prison à perpétuité : Loi modifiant le Code criminel (conduite avec facultés affaiblies causant la mort et autres matières), L.C. 2000, c. 25.
[63] De même, en 2008, le seuil des peines minimales pour l’ensemble des crimes reliés à la conduite avec les capacités affaiblies a été augmenté à 1 000 $ pour une première infraction, à un emprisonnement de 30 jours pour une deuxième infraction et à 120 jours d’incarcération pour toute infraction subséquente : Loi sur la lutte contre les crimes violents, L.C. 2008, c. 6.
[67] Tout comme la fourchette elle-même, les catégories qui la composent sont des outils visant en partie à favoriser l’harmonisation des peines. Cependant, une dérogation à une telle fourchette ou catégorie ne constitue pas une erreur de principe et ne saurait à elle seule justifier d’office l’intervention d’une cour d’appel, à moins que la peine infligée ne s’écarte nettement et sans motif de celles prévues. En effet, en l’absence d’une erreur de principe, une cour d’appel ne peut modifier une peine que si celle-ci est manifestement non indiquée.
[72] En somme, la peine prononcée par le juge Couture respecte les objectifs et les principes de détermination de la peine énoncés au Codecriminel. Il a souligné à bon droit l’importance de la dissuasion et de la dénonciation en l’espèce, mais il n’a pas pour autant fait abstraction de l’objectif de la réinsertion sociale (par. 92 (CanLII)). La Cour d’appel reconnaît d’ailleurs que « [l]e jugement visé par la requête est longuement motivé et il est clair que le juge de première instance a soupesé avec beaucoup d’attention les objectifs et les principes de détermination de la peine énoncés aux articles 718 à 718.2 du Code criminel » (par. 5 (CanLII)). Comme le juge Couture n’a pas commis d’erreur révisable dans son jugement et que la peine infligée n’était pas manifestement non indiquée, la Cour d’appel ne pouvait intervenir et substituer son appréciation à celle du juge. La peine — au demeurant sévère — prononcée en première instance a néanmoins été réduite par la Cour d’appel sans qu’il soit tenu compte du principe selon lequel la dissuasion et la dénonciation devaient être favorisées en semblable matière. En réduisant la peine infligée par le juge Couture au motif qu’elle dérogeait au principe de la proportionnalité, la Cour d’appel a également fait abstraction de la réalité locale, le tout au détriment des objectifs de dissuasion et de dénonciation.
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