dimanche 13 août 2023

La possibilité d’utiliser un appareil téléphonique portable (« cellulaire ») est-elle pertinente à l’évaluation du délai raisonnable avant d’avoir accès à un avocat?

 R. c. Tremblay, 2021 QCCA 24

Lien vers la décision


[35]      Cet appel doit échouer. En ce qui a trait à la première question, je suis d’avis que l’appelante veut amener la Cour à intervenir sur une question de fait sous-jacente à la question de droit qu’elle soulève. Comme j’en traiterai plus loin, le juge de la Cour du Québec a conclu, sur la base de la preuve et de l’ensemble des circonstances, qu’un appel téléphonique confidentiel et sécuritaire aurait été possible à la fois dans le véhicule de police et dans le véhicule de l’intimée ou, à tout le moins, que les policiers, dans les  circonstances, devaient envisager cette possibilité. Il s’agit de conclusions de fait qui n’ont rien à voir avec le droit et l’appelante ne peut contester, comme elle le fait, la conclusion du juge selon laquelle les raisons invoquées par les policiers étaient « théoriques » et constituaient donc de simples hypothèses et conjectures.

[39]      Notons d’entrée de jeu que l’importance de ce droit n’est plus à démontrer. Le droit à l’assistance d’un avocat prévu à l’alinéa 10 b) de la Charte vise à assurer un processus décisionnel et judiciaire équitable aux personnes arrêtées ou détenues en leur donnant la possibilité d'être informées des droits et des obligations que la loi leur reconnaît et, surtout, d'obtenir des conseils sur la façon d'exercer ces droits et de remplir ces obligations : Clarkson c. La Reine1986 CanLII 61 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 383, à la p. 394; R. c. Manninen1987 CanLII 67 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 1233, aux pp. 1242 et 1243; R. c. Bartle1994 CanLII 64 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 173.

[40]      Détenue par les représentants de l'État, cette personne est désavantagée dans ses rapports avec celui-ci; privée de sa liberté, elle risque de s'incriminer. Le droit à l’assistance d’un avocat est donc primordial et permet aussi aux personnes ainsi détenues de ne pas se sentir totalement subordonnées au bon plaisir de la police. Comme l’écrit le juge Doherty dans R. v. Rover2018 ONCA 745 :

[45] The right to counsel is a lifeline for detained persons. Through that lifeline, detained persons obtain, not only legal advice and guidance, […] but also the sense that they are not entirely at the mercy of the police while detained. The psychological value of access to counsel without delay should not be underestimated.

[46]      Dans R. c. Taylor2014 CSC 50, [2014] 2 R.C.S. 495, la juge Abella écrit :

[24]      L’obligation d’informer le détenu de son droit à l’assistance d’un avocat prend naissance « immédiatement » après l’arrestation ou la mise en détention (Suberu, par. 41-42), et celle de faciliter l’accès à un avocat prend pour sa part naissance immédiatement après que le détenu a demandé à parler à un avocat. Le policier qui procède à l’arrestation a donc l’obligation constitutionnelle de faciliter à la première occasion raisonnable l’accès à un avocat qui est demandé. Il incombe au ministère public de démontrer qu’un délai donné était raisonnable dans les circonstances (R. c. Luong (2000), 2000 ABCA 301 (CanLII), 271 A.R. 368, par. 12 (C.A.)). La question de savoir si le délai qui s’est écoulé avant que l’on facilite l’accès à un avocat était raisonnable est une question de fait.

[47]      Par conséquent, non seulement la question de savoir si le délai peut être qualifié de raisonnable est une question de fait, mais en plus, c’est la poursuite qui a le fardeau de le démontrer. Elle doit donc le faire en se fondant sur la preuve, et non en fonction d’une règle immuable voulant que cela ne soit jamais « raisonnablement possible en pratique ».

[48]      Une question de fait s’analyse au regard de la preuve et non en se fondant sur des hypothèses que l’on voudrait étendre à tous les cas. La poursuite ne sera donc en mesure de se décharger de son fardeau qu’en démontrant que l’accès a été facilité à la première occasion raisonnable, selon les circonstances de l’affaire.

[50]      Je conviens que la présence d’un cellulaire ne constitue pas, en soi, une circonstance forçant les policiers à en permettre l’utilisation pour communiquer avec un avocat. Cette technologie ne répond pas dans tous les cas à la question de savoir quand survient la « première occasion raisonnable ». Elle demeure néanmoins une circonstance dont il faut tenir compte en répondant à cette question. Comme le rappelle la juge Abella dans Taylor, précité :

[28]      Toutefois, les policiers ont néanmoins l’obligation de donner à une telle personne accès à un téléphone dès que cela est possible en pratique, afin de réduire le risque d’auto incrimination accidentelle, ainsi que l’obligation de s’abstenir de tenter de lui soutirer des éléments de preuve tant qu’ils ne lui ont pas facilité l’accès à un avocat. L’alinéa 10b) ne crée pas le « droit » d’utiliser un téléphone précis, mais garantit effectivement à l’intéressé l’accès à un téléphone pour qu’il puisse exercer son droit à l’assistance d’un avocat à la première occasion raisonnable.

[51]      Dans ce même arrêt, qui porte lui aussi sur une arrestation pour conduite avec facultés affaiblies, la juge Abella rappelle l’importance de considérer l’ensemble des circonstances pour savoir si l’accès a été donné dans un délai raisonnable, certains cas pouvant justifier une attente plus longue :

[31]      […] Comme l’a souligné la Cour dans l’arrêt Bartle, les obligations qu’ont les policiers de donner effet aux droits garantis par l’al. 10b) sont nécessairement limitées lors de situations urgentes ou dangereuses. Mais nous ne sommes pas en présence de telles circonstances restrictives en l’espèce. […]

[32]      Les policiers ont l’obligation de permettre l’accès à un avocat dès que la chose est possible en pratique. Le fait de présumer, comme le suggère le juge du procès, qu’il est raisonnable de tarder à donner effet au droit à l’assistance d’un avocat pendant toute la période où l’accusé attend de recevoir un traitement médical à l’urgence d’un hôpital ainsi que pendant toute la durée de ce traitement, et ce, en l’absence de toute preuve des circonstances particulières en cause, compromettrait le respect de l’obligation constitutionnelle relative à l’accès « sans délai » à l’assistance d’un avocat.

[33]      Les cas traités en salle d’urgence ne constituent pas nécessairement tous des urgences médicales telles que les communications entre un avocat et un accusé ne sont pas raisonnablement possibles. Des droits constitutionnels ne sauraient être écartés sur la base de suppositions d’impossibilité pratique. L’existence d’obstacles à l’accès doit être prouvée — et non pas supposée —, et des mesures proactives sont requises pour que le droit à un avocat se concrétise en accès à un avocat.

[52]      De la même manière qu’un passage à l’hôpital n’autorise pas les policiers, dans tous les cas, à attendre la fin des traitements, l’attente, sur le côté de la route, n’autorise pas les policiers, dans tous les cas, à reporter au poste de police l’accès à l’avocat. Il en est de même du cellulaire : la loi n’oblige pas les policiers à en permettre l’utilisation. Elle les oblige plutôt à en tenir compte, comme de toutes les autres circonstances, au moment de prendre leur décision.

[53]      En somme, les hypothèses, les suppositions, telles celles évoquées par l’appelante (comme en a conclu le juge de la Cour du Québec), ne suffisent pas pour qu’elle se décharge de son fardeau qui consiste à prouver l’existence de véritables obstacles, comme une urgence, un danger, une règle de droit : R. c. Suberu2009 CSC 33, [2009] 2 R.C.S. 460; R. c. Strachan1988 CanLII 25 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 980. Encore récemment, dans R. v. La2018 ONCA 830, la Cour d’appel de l’Ontario soulignait qu’il faut une preuve factuelle de circonstances particulières pour justifier un délai, de simples suppositions ne pouvant suffire :

[39] Those concerns must be circumstantially concrete. General or theoretical concern for officer safety and destruction of evidence will not justify a suspension of the right to counsel: R. v. Wu2017 ONSC 1003, 35 C.R. (7th) 101, at para. 78R. v. Patterson2006 BCCA 24, 206 C.C.C. (3d) 70, at paras. 41-42, and R. v. Proulx2016 ONCJ 352, at para. 47. Rather, the assessment of whether a delay or suspension of the right to counsel is justified involves a fact specific contextual determination: Wu, at para. 78.

[54]      Cela faisait d’ailleurs écho aux motifs de la juge Abella aux paragraphes 32 et 33 de Taylor, précités.

[55]      Notre cour a aussi rappelé la nécessité de circonstances « exceptionnelles » pour justifier un délai avant l’accès à un avocat dans R. c. Archambault2012 QCCA 20, paragr. 36, dont une menace à la sécurité des policiers ou du public, ou encore un risque imminent que des éléments de preuve soient détruits ou perdus ou encore qu'une autre opération policière en cours puisse être compromise.

[56]      L’appelante fait grand cas de l’utilisation du terme « sans délai » par le juge de première instance. Je ne comprends pas l’argument. C’est le texte même de l’alinéa 10 b) qui le prévoit : « […] avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat […] / […] to retain and instruct counsel without delay […] ». Évidemment, comme on l’a vu, selon la jurisprudence, « sans délai » signifie « à la première occasion raisonnable », mais je ne vois aucune indication dans le jugement de la Cour du Québec selon laquelle le juge n’aurait pas tenu compte de cette qualification.

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