mercredi 28 août 2024

Les enseignements liés à l'arrêt des procédures tirés de l'arrêt de principe en la matière

R. c. Babos, 2014 CSC 16

Lien vers la décision


[30]                          L’arrêt des procédures est la réparation la plus draconienne qu’une cour criminelle puisse accorder (R. c. Regan2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297, par. 53).  Il met un terme de façon définitive à la poursuite de l’accusé, ce qui a pour effet d’entraver la fonction de recherche de la vérité du procès et de priver le public de la possibilité de voir justice faite sur le fond.  En outre, dans bien des cas, l’arrêt des procédures empêche les victimes alléguées d’actes criminels de se faire entendre. 

[31]                          La Cour a néanmoins reconnu qu’il existe de rares cas — les « cas les plus manifestes » — dans lesquels un abus de procédure justifie l’arrêt des procédures (R. c. O’Connor1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 411, par. 68).  Ces cas entrent généralement dans deux catégories : (1) ceux où la conduite de l’État compromet l’équité du procès de l’accusé (la catégorie « principale »); (2) ceux où la conduite de l’État ne présente aucune menace pour l’équité du procès, mais risque de miner l’intégrité du processus judiciaire (la catégorie « résiduelle ») (O’Connor, par. 73).  La conduite attaquée en l’espèce ne met pas en cause la catégorie principale.  Elle fait plutôt nettement partie de la deuxième catégorie.  

[32]                          Le test servant à déterminer si l’arrêt des procédures se justifie est le même pour les deux catégories et comporte trois exigences :

(1)               Il doit y avoir une atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable ou à l’intégrité du système de justice qui « sera révélé[e], perpétué[e] ou aggravé[e] par le déroulement du procès ou par son issue » (Regan, par. 54);

(2)               Il ne doit y avoir aucune autre réparation susceptible de corriger l’atteinte; 

(3)               S’il subsiste une incertitude quant à l’opportunité de l’arrêt des procédures à l’issue des deux premières étapes, le tribunal doit mettre en balance les intérêts militant en faveur de cet arrêt, comme le fait de dénoncer la conduite répréhensible et de préserver l’intégrité du système de justice, d’une part, et « l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond », d’autre part (ibid., par. 57).

[33]                          Le test est le même pour les deux catégories parce que les problèmes touchant l’équité du procès et ceux touchant l’intégrité du système de justice sont souvent liés et se posent couramment dans la même affaire.  Le recours à un seul test pour les deux catégories crée un cadre cohérent qui permet d’éviter une « dichotomie » inutile dans le droit (O’Connor, par. 71).  Cela dit, bien que le cadre d’analyse soit le même pour les deux catégories, le test pourra s’appliquer — et s’appliquera souvent — différemment, selon qu’on invoque la catégorie « principale » ou la catégorie « résiduelle ». 

[34]                          Passons d’abord à la première étape du test.  Lorsqu’on invoque la catégorie principale, la question est celle de savoir s’il y a eu atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable et si cette atteinte sera perpétuée par le déroulement du procès; autrement dit, il faut chercher à savoir s’il y a une injustice persistante envers l’accusé. 

[35]                          Par contre, lorsque la catégorie résiduelle est invoquée, il s’agit de savoir si l’État a adopté une conduite choquant le sens du franc‑jeu et de la décence de la société et si la tenue d’un procès malgré cette conduite serait préjudiciable à l’intégrité du système de justice.  Pour dire les choses plus simplement, il y a des limites au genre de conduite que la société tolère dans la poursuite des infractions.  Parfois, la conduite de l’État est si troublante que la tenue d’un procès — même un procès équitable — donnera l’impression que le système de justice cautionne une conduite heurtant le sens du franc‑jeu et de la décence qu’a la société, et cela porte préjudice à l’intégrité du système de justice.  Dans ce genre d’affaires, la première étape du test est franchie.

[36]                          La Cour décrit la catégorie résiduelle en ces termes dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass1997 CanLII 322 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 391 :  

                    Pour que la suspension des procédures soit appropriée dans un cas visé par la catégorie résiduelle, il doit ressortir que la conduite répréhensible de l’État risque de continuer à l’avenir ou que la poursuite des procédures choquera le sens de la justice de la société.  Ordinairement, la dernière condition ne sera pas remplie à moins que la première ne le soit aussi — la société ne s’offusquera pas de la poursuite des procédures à moins qu’une forme de conduite répréhensible soit susceptible de persister.  Il peut y avoir des cas exceptionnels où la conduite reprochée est si grave que le simple fait de poursuivre le procès serait choquant.  Mais de tels cas devraient être relativement très rares. [par. 91]

[37]                          Deux points d’intérêt se dégagent de cette description.  Premièrement, bien qu’il soit généralement vrai que l’on invoque la catégorie résiduelle à la suite d’une conduite répréhensible de l’État, il n’en est pas toujours ainsi.  Il peut y avoir des situations où l’intégrité du système de justice est en jeu en l’absence d’une conduite répréhensible.  Poursuivre plusieurs fois un accusé pour la même infraction après que des jurys successifs ne soient pas parvenus à rendre un verdict en est un exemple (voir, p. ex., R. c. Keyowski1988 CanLII 74 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 657), tout comme le fait d’avoir recours aux tribunaux criminels pour percevoir une dette civile (voir, p. ex., R. c. Waugh (1985), 1985 CanLII 3557 (NS CA), 68 N.S.R. (2d) 247 (C.S., Div. app.)).

[38]                          Deuxièmement, dans un cas relevant de la catégorie résiduelle, peu importe le type de conduite dont on se plaint, la question à laquelle il faut répondre à la première étape du test demeure la même : la tenue d’un procès en dépit de la conduite reprochée causerait‑elle un préjudice supplémentaire à l’intégrité du système de justice?  Je ne remets pas en question la distinction entre la conduite répréhensible persistante et la conduite répréhensible antérieure, mais cette distinction ne résout pas totalement la question de savoir si la tenue d’un procès cause un préjudice supplémentaire au système de justice.  Le tribunal doit tout de même déterminer si la tenue d’un procès reviendrait à absoudre judiciairement la conduite reprochée.

[39]                          À la deuxième étape du test, il s’agit de déterminer si une autre réparation, moindre que l’arrêt des procédures, permettrait de corriger le préjudice.  Différentes réparations peuvent être accordées, selon que le préjudice touche le droit de l’accusé à un procès équitable (la catégorie principale) ou l’intégrité du système de justice (la catégorie résiduelle).  Quand c’est l’équité du procès qui est en cause, l’objectif est de rétablir le droit de l’accusé à un procès équitable.  En l’espèce, les réparations procédurales, comme la tenue d’un nouveau procès, ont plus de chance de corriger le préjudice causé par une injustice persistante.  En revanche, lorsque la catégorie résiduelle est invoquée et que le préjudice dénoncé porte atteinte à l’intégrité du système de justice, les réparations doivent s’attaquer à ce préjudice.  Il faut se rappeler que, dans les affaires entrant uniquement dans la catégorie résiduelle, l’objectif n’est pas d’accorder réparation à l’accusé pour un tort qui lui a été causé auparavant.  L’accent est plutôt mis sur la question de savoir si une autre réparation, moindre que l’arrêt des procédures, permettra au système de justice de se dissocier suffisamment à l’avenir de la conduite reprochée à l’État. 

[40]                          Enfin, la mise en balance des intérêts effectuée à la troisième étape du test revêt une importance accrue lorsque la catégorie résiduelle est invoquée.  La Cour a indiqué que la mise en balance n’est nécessaire que s’il subsiste une incertitude quant à l’opportunité de l’arrêt des procédures à l’issue des deux premiers volets du test (Tobiass, par. 92).  Lorsque la catégorie principale est invoquée, il est souvent clair, au moment où le tribunal atteint l’étape de la mise en balance, qu’il n’y a pas eu atteinte à l’équité du procès ou que, en cas d’atteinte à celle‑ci, une autre réparation, moindre que l’arrêt des procédures, permettrait de régler la question.  Aucune mise en balance n’est nécessaire dans ces circonstances.  Dans de rares cas, la conduite de l’État a manifestement empêché en permanence la tenue d’un procès équitable.  Dans ces « cas les plus manifestes », la troisième et dernière étape, la mise en balance, ajoute souvent peu de choses à l’analyse, parce que la société n’a aucun intérêt dans la tenue de procès inéquitables.

[41]                          Par contre, lorsque c’est la catégorie résiduelle qui est invoquée, l’étape de la mise en balance revêt une importance accrue.  Si on allègue une atteinte à l’intégrité du système de justice, le tribunal est appelé à décider quelle des deux solutions suivantes assure le mieux l’intégrité du système de justice : l’arrêt des procédures ou la tenue d’un procès en dépit de la conduite contestée.  Cette analyse suppose nécessairement une mise en balance.  Le tribunal doit prendre en compte des éléments comme la nature et la gravité de la conduite reprochée — que celle‑ci soit un cas isolé ou la manifestation d’un problème systémique et persistant —, la situation de l’accusé, les accusations auxquelles il doit répondre et l’intérêt de la société à ce que les accusations soient jugées au fond[5].  De toute évidence, plus la conduite de l’État est grave, plus il est nécessaire que le tribunal s’en dissocie. Lorsque la conduite en question choque la conscience de la communauté ou heurte son sens du franc‑jeu et de la décence, il est peu probable que l’intérêt de la société dans la tenue d’un procès complet sur le fond l’emporte au terme de la mise en balance.  Or, dans les cas faisant partie de la catégorie résiduelle, il faut toujours tenir compte de l’équilibre.

[42]                          L’arrêt récent R. c. Bellusci2012 CSC 44, [2012] 2 R.C.S. 509, illustre la nécessité d’une mise en balance dans le cas d’une conduite entrant uniquement dans la catégorie résiduelle.  Dans cette affaire, l’accusé avait été agressé à l’arrière d’une fourgonnette par un agent de détention alors qu’il était enchaîné et menotté.  L’accusé a été inculpé de voies de fait contre l’agent de détention et d’intimidation à l’endroit d’une personne associée au système judiciaire.  Rédigeant l’arrêt unanime de la Cour, le juge Fish a confirmé la décision du juge du procès d’ordonner l’arrêt des procédures en raison de la conduite répréhensible d’un représentant de l’État qui entre dans la catégorie résiduelle.  Ce faisant, il a signalé que le juge du procès avait 

                    reconn[u] la nécessité de mettre en balance les intérêts en jeu qui s’opposent avant d’ordonner l’arrêt des procédures.  Il [a] consid[éré] expressément la difficulté inhérente au travail d’agent de détention, la nécessité que le système de justice assure la protection de ce dernier, la gravité des accusations portées contre l’accusé, l’intégrité du système de justice, ainsi que la nature et la gravité de l’atteinte aux droits de M. Bellusci.  Ce n’est qu’à l’issue de cet examen qu’il [a] concl[u] que l’arrêt des procédures [était] justifié. [Je souligne; par. 29.] 

[43]                          La Cour d’appel de l’Ontario a également souligné récemment l’importance que revêt l’étape de la mise en balance lorsque la catégorie résiduelle est en jeu : 

                    [traduction]  En un sens, l’accusé qui obtient un arrêt des procédures au titre de la catégorie résiduelle bénéficie d’une aubaine.  Il importe donc de se demander si le prix de l’arrêt des procédures contre un accusé en vaut la peine.  L’avantage que présente l’arrêt des procédures contre cet accusé l’emporte‑t‑il sur l’intérêt à ce que l’affaire soit tranchée au fond?  Pour répondre à cette question, le tribunal doit presque inévitablement procéder à une mise en balance du type de celle dont il est question au troisième critère.  [Je souligne.] 

(R. c. Zarinchang2010 ONCA 286, 99 O.R. (3d) 721, par. 60)

[44]                          La mise en balance nécessaire des intérêts de la société et le critère des « cas les plus manifestes » imposent sans aucun doute un lourd fardeau à l’accusé qui demande l’arrêt des procédures au titre de la catégorie résiduelle.  En fait, les cas faisant partie de la catégorie résiduelle qui justifient l’arrêt des procédures sont « exceptionnels » et « très rares » (Tobiass, par. 91).  Mais les choses sont comme elles doivent être.  Ce n’est que lorsque l’« atteinte au franc‑jeu et à la décence est disproportionnée à l’intérêt de la société d’assurer que les infractions criminelles soient efficacement poursuivies » que l’arrêt des procédures est justifié (R. c. Conway1989 CanLII 66 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1659, p. 1667). 

[45]                          Bref, bien que le cadre soit le même pour les deux catégories, le test pourra s’appliquer — et s’appliquera souvent — différemment, selon qu’on invoque la catégorie « principale » ou la catégorie « résiduelle ».

[46]                          La situation hypothétique suivante peut servir d’exemple utile.  Prenons le cas où l’on constate, à l’issue du procès, que les policiers ont corrompu le jury pour qu’il déclare l’accusé coupable.  Manifestement, la conduite des policiers porterait atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable, mais aussi à l’intégrité du système de justice.  

[47]                          La tenue d’un nouveau procès corrigerait vraisemblablement l’iniquité du premier procès, mais l’analyse ne se terminerait pas là.  Le tribunal aurait aussi à décider si la tenue d’un nouveau procès ou une autre réparation serait suffisante pour lui permettre de se dissocier du préjudice causé à l’intégrité du système de justice par la conduite répréhensible des policiers.  Si aucune réparation n’est adéquate, le tribunal doit procéder à la mise en balance et décider si l’intégrité du système de justice serait mieux servie par un arrêt des procédures ou par un procès complet sur le fond.  Vu la gravité de la conduite répréhensible — la corruption du jury va à l’encontre de l’essence même du système de justice pénale — l’arrêt des procédures pourrait fort bien s’imposer dans la catégorie résiduelle pour neutraliser la menace à l’intégrité du système de justice, bien qu’un deuxième procès aurait permis de remédier à l’iniquité ayant entaché le premier.  

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