R. c. Rioux, 2024 QCCA 657
[10] Dans la mesure où j’ai raison de croire que le juge a considéré que le témoignage de l’intimé constituait une preuve directe de l’état d’esprit de la plaignante au moment où les actes sexuels sont survenus — je reconnais que le jugement entrepris peut prêter à interprétation sur ce point —, j’estime qu’il a commis une erreur de droit.
[11] En effet, en raison de l’approche exclusivement subjective qui doit prévaloir lors de l’analyse du consentement à un geste à caractère sexuel[2], le témoignage d’une plaignante est le seul élément pouvant constituer une preuve directe de son état d’esprit au moment où a été commise l’agression sexuelle reprochée à l’accusé. Voici ce que la Cour suprême enseigne à ce sujet dans l’arrêt Ewanchuk[3] :
[29] Bien que le témoignage de la plaignante soit la seule preuve directe de son état d’esprit, le juge du procès ou le jury doit néanmoins apprécier sa crédibilité à la lumière de l’ensemble de la preuve. Il est loisible à l’accusé de prétendre que les paroles et les actes de la plaignante, avant et pendant l’incident, soulèvent un doute raisonnable quant à l’affirmation de cette dernière selon laquelle, dans son esprit, elle ne voulait pas que les attouchements sexuels aient lieu. Si, toutefois, comme c’est le cas en l’espèce, le juge du procès croit la plaignante lorsqu’elle dit qu’elle n’a pas subjectivement consenti, le ministère public s’est acquitté de l’obligation qu’il avait de prouver l’absence de consentement.
[30] La déclaration de la plaignante selon laquelle elle n’a pas consenti est une question de crédibilité, qui doit être appréciée à la lumière de l’ensemble de la preuve, y compris de tout comportement ambigu. À cette étape, il s’agit purement d’une question de crédibilité, qui consiste à se demander si, dans son ensemble, le comportement de la plaignante est compatible avec sa prétention selon laquelle elle n’a pas consenti. La perception qu’avait l’accusé de l’état d’esprit de la plaignante n’est pas pertinente. Cette perception n’entre en jeu que dans le cas où la défense de croyance sincère mais erronée au consentement est invoquée à l’étape de la mens rea de l’enquête.
[Soulignements ajoutés]
[12] Comme l’indique cet extrait, un accusé peut témoigner relativement à des faits circonstanciels susceptibles de soulever un doute raisonnable quant au témoignage d’une plaignante qui nie avoir consenti à l’acte sexuel litigieux. Le témoignage de l’accusé est également recevable lorsque, comme en l’espèce, la plaignante n’est pas en mesure de témoigner directement sur son état d’esprit au moment où est survenu cet acte. Toutefois, là aussi, ce témoignage ne constituera qu’un élément de preuve circonstancielle parmi d’autres — et non une preuve directe — de l’état d’esprit de la plaignante.
* * *
[13] Le juge a commis une erreur beaucoup plus significative en considérant que le témoignage de la plaignante n’était d’aucune utilité dans l’analyse de son état d’esprit lors des actes sexuels survenus à Magog.
[14] Comme l’indiquent les paragraphes [76] à [78] du jugement entrepris[4], le juge s’est appuyé à cet égard sur un extrait du jugement de la Cour supérieure de justice de l’Ontario dans l’affaire J.R.[5]. Or, cet extrait ne soutient pas la conclusion à laquelle il est arrivé, car, loin d’affirmer que le témoignage d’une plaignante n’ayant pas de souvenir des actes sexuels litigieux n’est d’aucune utilité dans l’analyse de son état esprit au moment pertinent, le juge ontarien souligne uniquement que la preuve d’une situation d’amnésie temporaire — communément appelée black-out — fait en sorte qu’un tel témoignage ne saurait constituer une preuve directe d’incapacité ou d’absence de consentement. Le juge ontarien précise d’ailleurs, deux paragraphes plus loin, qu’une preuve de black-out peut constituer une preuve circonstancielle d’incapacité de la plaignante[6]. De plus — et surtout —, dans les paragraphes suivants, il conclut au caractère non consensuel de la relation sexuelle litigieuse en s’appuyant principalement sur le témoignage d’une plaignante qui n’en avait aucun souvenir, mais qui avait néanmoins relaté de manière probante une série de faits circonstanciels qui, selon le juge, permettaient d’inférer qu’elle n’avait pu y consentir[7].
[15] L’utilité potentielle du témoignage d’une plaignante incapable de se souvenir de l’acte sexuel litigieux est confirmée par la jurisprudence de la Cour suprême[8].
[16] Par exemple, dans l’affaire James, la plaignante n’avait pu témoigner relativement à la relation sexuelle litigieuse en raison d’une amnésie temporaire causée par une consommation excessive d’alcool et de cocaïne, et le juge du procès avait conclu que le ministère public ne s’était pas déchargé de son fardeau de prouver hors de tout doute raisonnable le caractère non consensuel de cette relation. À l’instar des juges d’appel majoritaires, la Cour suprême s’est dite d’avis qu’il y avait lieu d’ordonner un nouveau procès. Elle a conclu en ce sens après avoir constaté que le juge avait notamment erré en omettant de tenir compte du témoignage de la plaignante relativement à certains éléments circonstanciels, dont le fait qu’elle avait préalablement indiqué à l’accusé son refus d’avoir des rapports sexuels avec lui[9] :
[2] Lorsqu’il a examiné la question cruciale du consentement, le juge du procès a conclu que la plaignante souffrait d’une sorte d’amnésie au moment où, prétend l’appelant, [traduction] « elle avait consenti à avoir des rapports sexuels avec lui » […].
[3] En toute déférence, l’appelant n’a fourni aucune preuve du consentement. C’est uniquement dans sa déclaration à la police qu’il a prétendu que la plaignante avait consenti. Mais cette déclaration n’a pas été admise en preuve et elle ne faisait aucunement partie du dossier. […]
[4] À notre avis, le fait que le juge du procès se soit appuyé sur une preuve qui ne faisait pas partie du dossier a peut-être influencé son raisonnement sur la question du consentement, tout particulièrement lorsqu’il s’est demandé si la plaignante avait peut-être consenti aux rapports sexuels mais avait oublié l’avoir fait à cause d’un trou de mémoire, ou si, comme la plaignante l’a prétendu, elle était inconsciente durant toute la période pertinente et n’avait jamais consenti à de tels rapports.
[5] Outre cette erreur, lorsqu’il a examiné la question du consentement, le juge du procès a omis de tenir compte des diverses occasions où la plaignante avait indiqué à l’appelant, tout au long de la soirée, qu’elle ne voulait pas avoir de rapports sexuels avec lui. Le témoignage de la plaignante à ce sujet a été confirmé en partie par un témoin indépendant que le juge du procès avait trouvé crédible. De même, le juge du procès n’a pas tenu compte du désarroi dans lequel se trouvait la plaignante peu après le fait, lorsqu’elle a signalé l’agression sexuelle alléguée à la police.
[Soulignements ajoutés]
[17] L’arrêt Kishayinew[10] confirme lui aussi l’utilité potentielle du témoignage d’une plaignante incapable de se souvenir de l’acte sexuel litigieux. Là encore, la plaignante n’avait gardé aucun souvenir de la relation sexuelle litigieuse en raison d’une amnésie temporaire causée par son intoxication. Toutefois, elle avait relaté de manière convaincante une série de faits circonstanciels à partir desquels le juge du procès, s’appuyant notamment sur les enseignements de J.R., avait inféré le caractère non consensuel de la relation. La Cour suprême a confirmé le bien-fondé de cette analyse dans un court arrêt dont l’essentiel se trouve au paragraphe suivant[11] :
La Cour est d’avis à la majorité que, considérés dans leur contexte, les motifs du juge du procès indiquent clairement qu’il était convaincu, hors de tout doute raisonnable, que la plaignante n’avait pas subjectivement consenti à quelque activité sexuelle que ce soit avec M. Kishayinew. Sur ce point, nous souscrivons aux motifs exposés par le juge Tholl, en dissidence, aux par. 52 à 78 de sa décision. Le juge du procès a à juste titre reconnu qu’en raison des trous de mémoire de la plaignante, la seule preuve qui existait quant à la question du consentement subjectif était la preuve circonstancielle suivante — la plaignante pleurait et était désorientée, elle ne voulait pas suivre M. Kishayinew, elle n’avait pas consenti à ses tentatives de l’embrasser ou de la toucher, elle avait tenté de quitter la maison à plusieurs reprises, et, après son trou de mémoire, elle s’était sentie effrayée et [traduction] « bizarre dans le bas-ventre » et voulait s’échapper. À notre avis, ainsi qu’il ressort des par. 94, 96 et 97 des motifs du juge du procès (2017 SKQB 177 (CanLII)), une seule inférence peut raisonnablement être tirée de cette preuve : la plaignante n’a consenti à aucun attouchement par M. Kishayinew. Cette conclusion est suffisante pour appuyer la déclaration de culpabilité pour agression sexuelle.
[Soulignements ajoutés]
[18] L’utilité potentielle du témoignage d’une plaignante incapable de se souvenir de l’acte sexuel litigieux est également soulignée par la doctrine. Par exemple, dans leur ouvrage de référence sur l’agression sexuelle en droit canadien, les auteures Desrosiers et Beausoleil-Allard abordent cette question en insistant tout particulièrement sur la pertinence du témoignage de la plaignante relativement au fait qu’elle n’aurait pas consenti à l’acte sexuel litigieux si elle avait été dans un état normal[12] :
Qu’en est-il maintenant de la plaignante dont la conscience est altérée (black-out)? […] Le scénario classique est celui d’une consommation excessive, à la suite de laquelle la plaignante perd contact avec la réalité et se réveille quelques heures plus tard dévêtue, en compagnie de celui qu’elle considère son agresseur. Dans l’esprit de la plaignante, elle n’a pas consenti, puisqu’un tel consentement était impossible dans les circonstances : elle aurait eu une relation sexuelle avec plusieurs personnes, l’accusé est son cousin, ou un parfait inconnu, un voisin, un ami, un chauffeur de taxi, un homme à qui elle avait indiqué ne pas vouloir de relation sexuelle ou un ancien amant qu’elle craint parce qu’il la harcèle et la menace. L’accusé, de son côté, affirme que la plaignante était une participante volontaire et enthousiaste.
Face à un tel scénario, différents pièges sont à éviter. Tout d’abord, il convient de bien identifier la question juridique en litige : il ne s’agit pas de statuer sur le consentement de la plaignante, mais bien sur sa capacité à consentir. Il est donc pernicieux de douter de la crédibilité de la plaignante sous prétexte qu’elle n’a aucun souvenir de ce qui s’est passé, puisque cette absence de souvenir tend précisément à établir un black-out et partant, une incapacité. De même, les raisons pour lesquelles la plaignante, en temps normal, n’aurait pas consenti, doivent être considérées. En effet, même si le rationnel avancé par la plaignante ne permet pas de statuer sur le consentement qu’elle a pu donner au moment des faits, alors qu’elle était très intoxiquée, il permet certainement de juger de son degré d’intoxication et partant, de sa capacité. […]
[Soulignements ajoutés; italiques dans l’original; renvois omis]
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