R. c. Bik, 2025 QCCA 340
[14] La Cour suprême a récemment expliqué le concept de mythes et stéréotypes à l’endroit des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle dans son arrêt R. c. Kruk :
[37] Les mythes et stéréotypes à l’endroit des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle englobent des idées et des croyances très répandues qui ne sont pas vraies empiriquement — comme les notions désormais discréditées que les infractions sexuelles sont généralement commises par des personnes que la victime ne connaît pas, ou que les crimes de ce type sont plus susceptibles que les autres infractions de faire l’objet de fausses allégations. Les mythes, en particulier, véhiculent des histoires et des visions du monde traditionnelles concernant ce qui, aux yeux de certains, constitue de la « véritable » violence sexuelle et ce qui n’en constitue pas. Certains mythes impliquent le discrédit en bloc de la véracité des propos des femmes et de leur fiabilité, tandis que d’autres conceptualisent une victime idéalisée ainsi que ses caractéristiques et ses actions avant, pendant et après l’agression. Par le passé, tous les mythes et stéréotypes de ce genre se reflétaient dans les règles de preuve qui ne régissaient que le témoignage des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle et avaient invariablement pour effet de dévaluer et de rabaisser leur statut en cour.[5]
[15] Un stéréotype dans le contexte d’un procès pour agression sexuelle est une proposition générale fausse ou inexacte tirant sa source dans la discrimination et l’inégalité de traitement, qui est appliquée à une plaignante en particulier, sans égard aux caractéristiques ou circonstances propres à cette personne[6]. Comme l’a écrit la Cour suprême dans l’arrêt R. v. D.D., « il n’existe aucune règle immuable sur la façon dont se comportent les victimes de traumatismes comme une agression sexuelle »[7]. Se fonder sur des mythes ou stéréotypes à l’endroit des plaignantes dans une affaire d’agression sexuelle pour discréditer leur témoignage constitue une erreur de droit[8].
[16] Comme expliqué ci-dessous, la juge a recouru à un raisonnement inadmissible s’appuyant sur des mythes et des stéréotypes.
[17] Le refus de la juge de croire qu’immédiatement après l’agression sexuelle alléguée, la plaignante se soit levée de la table sans se couvrir et ait marché complètement nue en est le premier exemple. La juge tient le raisonnement suivant : le témoignage de la plaignante selon lequel sa nudité l’embarrassait, pris avec le risque qu’un autre patient pénètre dans la salle d’attente, rend peu plausible l’assertion qu’elle ait « marché toute nue de son plein gré » au lieu de remettre ses sous-vêtements ou d’attraper une serviette (« Si sa nudité l’embarrassait, elle pouvait remettre ses sous-vêtements, à tout le moins, elle en était libre comme elle était libre de prendre une serviette derrière la porte du cabinet »[9]).
[18] Il convient de noter que la plaignante a témoigné qu’elle était en état de « internal panic » [panique interne], que son corps avait cessé de fonctionner et était figé et qu’elle n’avait rien dit directement à l’intimé concernant l’agression par peur d’aggraver la situation. Lorsqu’elle est descendue de la table de massage, l’intimé lui a demandé de marcher devant lui, ce qu’elle a fait, alors que tout ce qu’elle avait à l’esprit était : « I need to get out of here » [Il faut que je sorte d’ici].
[19] En concluant que le témoignage de la plaignante sur son comportement immédiatement après l’agression sexuelle alléguée n’était pas crédible, la juge a apprécié ce comportement à l’aune de celui qu’elle s’attendait à voir[10]. L’inférence tirée ici est que compte tenu du témoignage de la plaignante selon lequel sa nudité la mettait mal à l’aise, une réaction rationnelle et attendue aurait été de se couvrir lorsqu’elle s’est levée. Bien évidemment, la juge était libre de ne pas croire l’allégation d’agression sexuelle, mais elle ne pouvait pas le faire sur la base d’une incohérence dans le témoignage de la plaignante trouvant sa source dans un préjugé sur ce que la plaignante aurait dû faire – ou être en mesure de faire – dans les minutes suivant l’agression sexuelle alléguée.
[20] Cette hypothèse erronée sur le comportement attendu d’une victime d’agression sexuelle est une erreur de droit qui a conduit la juge à considérer que le comportement de la plaignante n’était pas plausible et la discréditait.
[21] Deuxièmement, la juge tient le raisonnement fautif que la plaignante ne pouvait être crue lorsqu’elle a affirmé que lorsqu’elle a senti la succion sur ses mamelons, elle est tout d’abord restée figée et a fermé les yeux, alors qu’elle a été en mesure de faire cesser l’agression sexuelle en saisissant le poignet de l’intimé lorsque celui-ci lui a touché sa vulve et a tenté de la pénétrer avec un doigt. La juge déclare : « Si elle dit être capable de prendre le poignet de l’accusé afin qu’il cesse de la masser dans la région pelvienne et de lui dire qu’elle est là pour son dos, elle peut aussi ouvrir les yeux lors de l’épisode des cônes, ce qu’elle ne fait pas ».
[22] Selon la juge, s’il était véridique que la plaignante avait agi pour mettre fin aux gestes de son agresseur lorsqu’il a tenté une pénétration digitale, il n’est pas plausible (sinon incroyable) qu’elle ait été dans l’incapacité d’ouvrir les yeux ou qu’elle les ait gardés fermement clos pendant qu’il lui manipulait les seins quelques minutes plus tôt. Ce raisonnement est fondé sur la fausse prémisse qu’une victime d’agression sexuelle qui réussit à résister à son agresseur à un moment donné de l’agression pouvait nécessairement lui résister à un autre moment de l’agression.
[23] Là encore, le raisonnement de la juge s’appuie sur une hypothèse générale erronée à l’endroit des victimes d’agression sexuelle qui fait fi de la réalité bien établie que chaque victime est susceptible de réagir différemment[11]. Cela a conduit la juge à conclure erronément qu’il n’était pas plausible pour une victime de pouvoir réagir et faire cesser une agression sexuelle alors qu’elle était restée figée au début de l’agression.
[24] Apprécier à tort les actions de la plaignante pendant et après une agression sexuelle à l’aune d’un comportement préconçu normalement attendu d’une victime dans les circonstances est exactement ce que la jurisprudence qualifie de raisonnement inadmissible fondé sur des mythes et des stéréotypes. Comme l’a énoncé la Cour suprême dans l’arrêt Kruk, il s’agit là d’une erreur de droit[12].