lundi 7 septembre 2009

Critères de l'article 24(2) de la Charte (avant l'arrêt Grant)

R. c. Briand, 2005 CanLII 21597 (QC C.Q.)

[133] Étant donné la conclusion que l'accusé a été détenu de façon arbitraire et qu'il y a eu une fouille abusive, les éléments de preuve recueillis par l'agent de la paix après la détention arbitraire et dans le cadre de la fouille abusive devraient-ils être écartés en vertu de l'article 24(2) de la Charte?

[134] Les éléments de preuve à examiner dans le cadre de l'analyse fondée sur l'article 24(2) sont les observations visuelles et olfactives faites par le policier des indices d'ébriété manifestés par l'accusé lors de l'interpellation policière.

[135] Ces indices d'ébriété constituent la base des motifs raisonnables sur lesquels les policiers se sont fondés pour sommer l'accusé de fournir des échantillons d'haleine dont l'analyse a révélé une teneur en alcool de 154 mg/100ml de sang. Le certificat d'analyse est donc une preuve dérivée des observations visuelles et olfactives illégalement faites par les agents de la paix.

[136] Dans l'arrêt Collins, 1987 CanLII 84 (C.S.C.), (1987) 1 R.C.S. 265, la Cour suprême a regroupé en trois catégories les facteurs à examiner pour l'application de l'article 24(2) : (1) l'effet de l'utilisation de la preuve sur l'équité du procès à venir; (2) la gravité de la conduite de la police; (3) l'effet de l'exclusion de la preuve sur l'administration de la justice.

[137] La notion d'équité du procès a ainsi été résumée par le Juge Cory dans l'arrêt Stillman 1997 CanLII 384 (C.S.C.), (1997) 1 R.C.S. 607, p. 671 :

"1. Qualifier la preuve soit de preuve obtenue en mobilisant l'accusé contre lui-même, soit de preuve non obtenue en mobilisant l'accusé contre lui-même, selon la manière dont elle a été obtenue. Si la preuve est une preuve non obtenue en mobilisant l'accusé contre lui-même, son utilisation ne rendra pas le procès inéquitable et le tribunal passera à l'examen de la gravité de la violation et de l'incidence de l'exclusion de cette preuve sur la considération dont jouit l'administration de la justice.

2. Si la preuve a été obtenue en mobilisant l'accusé contre lui-même et que le ministère public ne démontre pas, suivant la prépondérance des probabilités, qu'elle aurait été découverte par un autre moyen non fondé sur la mobilisation de l'accusé contre lui-même, son utilisation rendra alors le procès inéquitable. En règle générale, le tribunal écartera la preuve sans examiner la gravité de la violation ni l'incidence de son exclusion sur la considération dont jouit l'administration de la justice. Il doit en être ainsi puisqu'un procès inéquitable déconsidérerait nécessairement l'administration de la justice.

3. Si l'on conclut que la preuve a été obtenue en mobilisant l'accusé contre lui-même et si le ministère public démontre, suivant la prépondérance des probabilités, qu'elle aurait été découverte par un autre moyen non fondé sur la mobilisation de l'accusé contre lui-même, son utilisation ne rendra alors généralement pas le procès inéquitable. Toutefois, il faudra examiner la gravité de la violation de la Charte et l'incidence de l'exclusion de cette preuve sur la considération dont jouit l'administration de la justice."

[138] En l'espèce, les observations visuelles et olfactives des agents de la paix quant aux signes d'ébriété de l'accusé ont été faites au moment de la violation des droits garantis à l'accusé par les articles 8 et 9 de la Charte et constituent une preuve qui a été obtenue en mobilisant l'accusé contre lui-même.

[139] Dans des circonstances qui s'apparentent à celles-ci, à l'occasion de l'affaire R. c. Noerenberg, (1997) O.J. no 4628, OJGD, le Juge Lally arrive à la même conclusion. Il y a lieu de citer les paragraphes 30 à 35 et 38 de sa décision :

"30. In order to obtain a conviction for operating a motor vehicle with over 80, the Crown required analysis of the accused's breath or blood. In this case, but for the reach of Section 8, the officers would never have obtained the breath sample.

31. And so, paragraph 2 of Cory J.'s summary would apply and the evidence of the samples would be inadmissible, if the evidence could be classified as conscriptive.

32. The breath samples are clearly derivative evidence. They were obtained because the police by entering the garage in contravention of the Charter obtained reasonable and probable grounds to demand that Mrs. Noerenberg provide samples of her breath.

33. Ms. Ferguson, Crown counsel, submits that all the police did was observe. The evidence they obtained was non-conscriptive.

34. Mr. Napier, defence counsel, submits that although the breath samples were derivative evidence, that evidence was obtained by Mrs. Noerenberg participating in the process set in motion by the police, which participation incriminated her. They engaged her in discussions so they could observe her speech and asked her to do things so they could observe her actions. Therefore, that evidence is conscriptive.

35. It is conscriptive because it involves the participation of the accused person in the production of evidence to be used against her by providing the police reasonable, probable grounds for breath demand which results in the derivative breath samples.

38. The matter is not as clear as the statement cases or the accused's participation in a lineup as in R. v. Ross 1989 CanLII 134 (S.C.C.), [1989] 1 S.C.R. 3 or the plucking of hairs in Stillman. However, I believe that since it involved the participation of the accused by providing evidence by the use of her body, it can be classified as conscriptive evidence."

[140] Le Tribunal adopte intégralement les conclusions du Juge en chef Daigle dans l'arrêt Caissie, précité, qui s'exprime ainsi aux paragraphes 26 à 28 :

"L'existence de ces éléments de preuve émanant de M. Caissie résultent purement et simplement, suite à l'intrusion illicite du policier, de la détention arbitraire de M. Caissie où il a été conscrit contre lui-même et s'est senti forcé de participer aux vérifications menées par le policier. Il n'y a donc pas de doute que ces éléments de preuve ont été obtenus en mobilisant M. Caissie contre lui-même.

En ce qui concerne la possibilité pour la police de découvrir la preuve contestée, il est évident que cette preuve n'aurait pas été découverte si M. Caissie n'avait pas été mobilisé contre lui-même par son interpellation illégale en violation de l'art. 9 de la Charte. Il est acquis en l'espèce que l'agent de police n'avait pas de motifs raisonnables et probables d'arrêter M. Caissie lors de son interpellation sur sa propriété privée; il s'ensuit que la police ne serait pas entrée en communication avec lui et n'aurait pas obtenu cette preuve sans violer les droits garantis à M. Caissie par la Charte.

Selon les principes énoncés dans l'arrêt Stillman, ces deux conclusions suffisent pour répondre à la question soulevée par le par. 24(2) : les éléments de preuve contestés ont été obtenus en mobilisant M. Caissie contre lui-même et ces éléments de preuve n'auraient pas été obtenus sans violation de la Charte, c'est-à-dire selon l'analyse faite dans Stillman, ils n'auraient pas "pu être découverts". En conséquence, leur utilisation rendrait le procès inéquitable et ces éléments de preuve sont inadmissibles en vertu du par. 24(2). Il n'y a pas lieu par conséquence d'examiner les deux autres volets du critère Collins, la gravité de la violation ni l'incidence de son exclusion sur la considération dont jouit l'administration de la justice."

[141] D'autre part, si le Tribunal avait conclu que les observations visuelles et olfactives des policiers ne constituaient pas une preuve obtenue en mobilisant l'accusé contre lui-même, le Tribunal aurait tout de même décidé d'exclure la preuve étant donné la gravité de la conduite de la police et l'effet de l'exclusion de la preuve sur l'administration de la justice.

[142] La deuxième catégorie de facteurs est décrite dans l'arrêt Buhay, 2003 CSC 30 (CanLII), (2003) 1 R.C.S. 631, p. 655, par le Juge Arbour :

"Le deuxième ensemble de facteurs a trait à la gravité de la violation de la Charte. Sa gravité dépend de «savoir si elle a été commise de bonne foi ou par inadvertance ou si elle est de pure forme, ou encore s'il s'agit d'une violation délibérée, volontaire ou flagrante» (Therens, précité, p. 652). Il y a lieu de déterminer également si l'atteinte a été motivée par une situation d'urgence ou de nécessité : Therens, p. 652; R. c. Silveira, 1995 CanLII 89 (C.S.C.), [1995] 2 R.C.S. 297, p. 367; Law, par. 37. La Cour peut également tenir compte des facteurs suivants : le caractère envahissant de la fouille, les attentes en matière de vie privée de la personne à l'égard du lieu où s'effectue la fouille et l'existence de motifs raisonnables et probables (R. c. Caslake, 1998 CanLII 838 (C.S.C.), [1998] 1 R.C.S. 51, par. 34)."

[143] En l'occurrence, il va sans dire que l'intrusion des policiers sur le terrain privé de l'accusé n'est pas très envahissante.

[144] Il n'en demeure pas moins cependant que sans motifs raisonnables, les policiers ont pénétré sur un terrain privé sans apparemment se poser de questions sur le caractère légal de leur interpellation.

[145] Comme le mentionne le Juge Arbour, dans l'arrêt Buhay, précité, p. 659, "la bonne foi ne peut être invoquée lorsqu'une atteinte à la Charte découle d'une erreur déraisonnable d'un agent de police ou de la méconnaissance de l'étendue de son pouvoir."

[146] Les propos tenus dans l'arrêt Kokesch, précité, par le Juge Sopinka en ce qui concerne la gravité de la violation trouvent leur écho dans le présent dossier. Il s'exprime ainsi à la page 29 :

"Lorsque la police n'a que des soupçons et ne peut légalement obtenir d'autres éléments de preuve, elle doit alors laisser le suspect tranquille, et non aller de l'avant et obtenir une preuve d'une manière illégale et inconstitutionnelle. Si elle agit ainsi, la violation de la Charte est beaucoup plus grave qu'elle ne le serait autrement, elle ne l'est pas moins. Toute autre conclusions entraînerait une érosion indirecte mais importante des critères énoncés dans l'arrêt Hunter. La poursuite concéderait volontiers qu'il y a eu violation de l'art. 8 si elle pouvait systématiquement obtenir l'utilisation de la preuve en vertu du par. 24(2) en prétendant que la police n'a pas obtenu de mandat parce qu'elle n'avait pas de motifs raisonnables et probables pour ce faire. L'ironie de ce résultat est évidente. Il ne faut pas oublier que la justification après coup des fouilles et perquisitions par leurs résultats est précisément ce que les critères énoncés dans l'arrêt Hunter visaient à éviter : voir l'arrêt Hunter, précité, le juge Dickson (tel était alors son titre), à la p. 160; et l'arrêt Greffe, précité, le juge Lamer, aux pp. 790 et 798."

[147] La troisième catégorie de facteurs énoncée dans l'arrêt Collins est décrite dans l'arrêt Buhay, précité, de la façon suivante, p. 662 :

"La troisième question énoncée dans Collins est de savoir si l'administration de la justice serait plus susceptible d'être déconsidérée par l'exclusion de la preuve que par son utilisation. Ce facteur est généralement lié à la gravité de l'infraction et à l'importance de l'élément de preuve dans la preuve à charge. Dans Law, précité, par. 39, la Cour résume la démarche : «En général, la réponse à cette question repose, d'une part, sur la question de savoir si les éléments de preuve obtenus de façon inconstitutionnelle constituent une partie vitale de la preuve du ministère public et, d'autre part, lorsqu'il n'y a pas atteinte à l'équité du procès, sur la gravité de l'accusation sous-jacente.»"

[148] En l'espèce, les éléments de preuve que l'on cherche à écarter sont essentiels à la poursuite. L'accusé est clairement coupable en ce qui concerne le deuxième chef d'accusation et la preuve obtenue en violation de la Charte est nécessaire pour qu'il soit déclaré coupable. Le Tribunal est conscient de la gravité des infractions qui se rattachent à la conduite avec facultés affaiblies par l'effet de l'alcool ou d'une drogue. L'exclusion de la preuve pourrait donc, dans une certaine mesure, déconsidérer l'administration de la justice.

[149] Dans l'arrêt Buhay, précité, le Juge Arbour précise le but de l'article 24(2) de la Charte, pp. 663 et 664 :

"Dans Collins, p. 281, le juge Lamer signale que le par. 24(2) n'offre pas une réparation à l'égard de la conduite inacceptable de la police. Cependant, il fait également valoir que le but du par. 24(2) «est d'empêcher que [l'utilisation de la preuve dans l'instance] ne déconsidère encore plus l'administration de la justice. Cette déconsidération additionnelle découlera de l'utilisation des éléments de preuve qui priveraient l'accusé d'un procès équitable ou de l'absolution judiciaire d'une conduite inacceptable de la part des organismes enquêteurs ou de la poursuite» (premier soulinement ajouté; deuxième soulignement dans l'original). Le juge Iacobucci rappelle également dans R. c. Burlingham, 1995 CanLII 88 (C.S.C.), [1995] 2 R.C.S. 206, par. 25, que le critère établi dans Collins a pour objectif «de contraindre les autorités chargées d'appliquer la loi à respecter les exigences de la Charte . . .». La crainte exprimée par le juge du procès que l'utilisation de la preuve dans ces circonstances n'incite la police à persister dans ce comportement s'inscrit donc dans le droit fil de cet objectif. Mais surtout, les juges des cours provinciales sont appelés quotidiennement à trancher de telles questions. Ils sont plus au fait que nous ne le sommes des effets probables de leurs décisions sur leur collectivité et sur les personnes chargées d'y appliquer la loi. À mon avis, une crainte comme celle exprimée par le juge Aquila ne doit pas être écartée à la légère. Il n'est pas nécessaire que l'administration de la justice risque d'être déconsidérée à l'échelle nationale pour que les tribunaux soient autorisés à intervenir pour préserver l'intégrité du système judiciaire dans lequel ils opèrent."

[150] Non sans hésitation, le Tribunal conclut que l'utilisation, dans le présent dossier, de la preuve obtenue en violation des articles 8 et 9 de la Charte déconsidérerait l'administration de la justice beaucoup plus que ne le ferait son exclusion.

[151] L'utilisation de la preuve donnerait à penser qu'il y a lieu de tolérer une conduite non seulement illégale mais irrespectueuse de la propriété privée dans le but de permettre aux agents de la paix de recueillir des éléments de preuve contre des personnes à l'égard desquelles on n'a même pas de motifs raisonnables de croire qu'elles ont commis une infraction criminelle ou pénale.

[152] Enfin, le Tribunal est d'avis qu'autoriser l'utilisation des éléments de preuve pourrait inciter les agents de la paix à persister dans ce comportement, c'est-à-dire à outrepasser les limites légales de leur pouvoir d'interpellation et à resserrer davantage l'étau sur les libertés individuelles.

[153] À l'instar du juge Lamer, dans l'arrêt Greffe, le Tribunal conclut que l'intégrité de notre système de justice criminelle et le respect que nous devons à la Charte importent davantage que la déclaration de culpabilité de ce contrevenant.

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