vendredi 5 mars 2010

Les tribunaux sont titulaires d'un pouvoir discrétionnaire de common law de suspendre des poursuites lorsqu'elles constituent un abus de procédures

Guarnaccia c. R., 2008 QCCQ 13558 (CanLII)

[23] Notre Cour d'appel résume bien l'évolution de ce principe dans l'arrêt R. c. R.B. :

C'est dans l'arrêt R. c. Rourque, bien différent en ce qui concerne la nature de l'acte criminel en cause, que le juge en chef Laskin émettait l'opinion, pour la minorité, que les tribunaux étaient titulaires d'un pouvoir de common law de suspendre des poursuites lorsque celles-ci constituaient un abus de procédures en ce qu'elles étaient oppressives ou vexatoires.

16 Ce principe fut réitéré par la Cour suprême, unanime, dans R. c. Jewitt, qui reconnaissait l'existence de ce pouvoir. Le juge Dickson s'exprime en ces termes au nom de la Cour :

Je fais mienne la conclusion de la Cour d'appel de l'Ontario dans son arrêt R. c. Young, précité, et j'affirme que "le juge du procès a un pouvoir discrétionnaire résiduel de suspendre l'instance lorsque forcer le prévenu à subir son procès violerait les principes de justice fondamentaux qui soustendent le sens du franc-jeu et de la décence qu'a la société, ainsi que d'empêcher les abus des procédures de la Cour par une procédure oppressive ou vexatoire." J'adopte aussi la mise en garde que fait la Cour dans l'arrêt Young, portant que c'est là un pouvoir qui ne peut être exercé que dans les cas les plus manifestes.

17 Dès 1989, cependant, la Cour suprême, dans l'affaire R. c. Conway, apportait certaines clarifications à ce pouvoir. Madame la juge L'Heureux-Dubé, au nom de la majorité, le subordonne au support de la collectivité à notre système de justice pénale. Elle s'exprime ainsi :

C'est là reconnaître que les tribunaux doivent avoir le respect et le soutien de la collectivité pour que l'administration de la justice criminelle puisse adéquatement remplir sa fonction. Par conséquent, lorsque l'atteinte au franc-jeu et à la décence est disproportionnée à l'intérêt de la société d'assurer que les infractions criminelles soient efficacement poursuivies, l'administration de la justice est mieux servie par l'arrêt des procédures.

18 Quelques années plus tard dans R. c. Power, madame l'Heureux-Dubé, toujours au nom de la majorité, ajoute une nouvelle réserve, soit celle de la limitation de ce pouvoir aux "cas les plus manifestes" :

Je conclus, par conséquent, que, dans les affaires criminelles, les tribunaux ont un pouvoir discrétionnaire résiduel de remédier à un abus de la procédure de la Cour, mais uniquement dans les "cas les plus manifestes", ce qui, à mon avis, signifie un comportement qui choque la conscience de la collectivité et porte préjudice à l'administration régulière de la justice au point qu'il justifie une intervention des tribunaux.

Pour conclure que la situation est "à ce point viciée" et qu'elle constitue l'un des "cas les plus manifestes", tel que l'abus de procédure a été qualifié par la jurisprudence, il doit y avoir une preuve accablante que les procédures examinées sont injustes au point qu'elles sont contraires à l'intérêt de la justice.

19 Dans l'arrêt Canada (Ministre de la citoyenneté et de l'immigration c. Tobiass6, la Cour suprême résume et clarifie dans les termes suivants :

Le plus souvent, on demande la suspension des procédures pour corriger l'injustice dont est victime un particulier en raison de la conduite répréhensible de l'État. Toutefois, il existe une "catégorie résiduelle" de cas où une telle suspension peut être justifiée. Le juge L'Heureux-Dubé l'a décrite de cette façon dans l'arrêt R. c. O'Connor, 1995 CanLII 51 (C.S.C.), [1995] 4 R.C.S. 411, au par. 73 :

Cette catégorie résiduelle ne se rapporte pas à une conduite touchant l'équité du procès ou ayant pour effet de porter atteinte à d'autres droits de nature procédurale énumérés dans la Charte, mais envisage plutôt l'ensemble des circonstances diverses et parfois imprévisibles dans lesquelles la poursuite est menée d'une manière inéquitable ou vexatoire au point de contrevenir aux notions fondamentales de justice et de miner ainsi l'intégrité du processus judiciaire.

Cette catégorie résiduelle, il faut le noter, est une petite catégorie. Dans la grande majorité des cas, l'accent sera mis sur le caractère équitable du procès.

S'il appert que l'État a mené une poursuite de façon à rendre les procédures inéquitables ou qu'il a porté par ailleurs atteinte à l'intégrité du système judiciaire, il faut satisfaire à deux critères pour que la suspension constitue une réparation convenable. Les voici :

(1) le préjudice causé par l'abus en question sera révélé, perpétué ou aggravé par le déroulement du procès ou par son issue;

2) aucune autre réparation ne peut raisonnablement faire disparaître ce préjudice. (O'Connor, précité, au par. 75.)

Le premier critère est d'une importance capitale. Il reflète le caractère prospectif de cette réparation. La suspension des procédures ne corrige pas le préjudice causé, elle vise à empêcher que ne se perpétue une atteinte qui, faute d'intervention, continuera à perturber les parties et la société dans son ensemble à l'avenir. Voir l'arrêt O'Connor au par. 82. Pour cette raison, il faut satisfaire au premier critère même s'il s'agit d'un cas visé par la catégorie résiduelle. Voir l'arrêt O'Connor, au par. 75. Le simple fait que l'État se soit mal conduit à l'égard d'un individu par le passé ne suffit pas à justifier la suspension des procédures. Pour que la suspension des procédures soit appropriée dans un cas visé par la catégorie résiduelle, il doit ressortir que la conduite répréhensible de l'Etat risque de continuer à l'avenir ou que la poursuite des procédures choquera le sens de la justice de la société. Ordinairement, la dernière condition ne sera pas remplie à moins que la première ne le soit aussi la société ne s'offusquera pas de la poursuite des procédures à moins qu'une forme de conduite répréhensible soit susceptible de persister. Il peut y avoir des cas exceptionnels où la conduite reprochée est si grave que le simple fait de poursuivre le procès serait choquant. Mais de tels cas devraient être relativement très rares.

Après avoir exprimé ces deux exigences, la cour peut tenir compte d'un troisième facteur. Comme l'a dit le juge L'Heureux-Dubé, "lorsque l'atteinte au franc-jeu et à la décence est disproportionnée à l'intérêt de la société d'assurer que les infractions criminelles soient efficacement poursuivies, l'administration de la justice est mieux servie par l'arrêt des procédures" : R. c. Conway, 1989 CanLII 66 (C.S.C.), [1989] 1 R.C.S. 1659, à la p. 1667. Selon nous, cela veut dire qu'il peut y avoir des cas où il sera approprié de mettre en balance les intérêts que servirait la suspension des procédures et l'intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond. Naturellement, cela ne signifie pas qu'une préoccupation publique passagère puisse jamais l'emporter sur un acte apparenté à une conduite répréhensible grave. Au contraire, ce facteur ne fait que reconnaître que, dans certains cas, lorsqu'il n'est pas sûr que l'abus justifie la suspension des procédures, l'intérêt irrésistible de la société à ce qu'il y ait un débat sur le fond pourrait faire pencher la balance en faveur de la poursuite des procédures.

[24] Peu après, en 2000, la Cour d'appel est appelée à se prononcer sur une question similaire dans l'arrêt Steve Liakas c. R. Dans cette affaire, une banque avait retenu les services d'un bureau de criminalistes afin d'enquêter sur la faillite de la compagnie de l'appelant. Les avocats avaient comme mandat de convaincre les autorités d'intenter des poursuites criminelles contre l'appelant. Parallèlement, ils tentent de négocier une entente visant à récupérer des fonds perdus. Un des banquiers a même admis que la banque espérait que la pression causée par l'enquête et la poursuite pénale ferait en sorte que l'appelant rembourserait d'importantes sommes d'argent. La Cour d'appel rejette l'arrêt des procédures demandées en faisant la distinction suivante :

[49] Il faut noter que, dès que les représentants de la banque ont eu des motifs raisonnables de croire que l'appelant avait posé des actes frauduleux, ils ont avisé la GRC de l'affaire. En conséquence, dès le début la banque perdait le contrôle sur la question de savoir si une dénonciation allait éventuellement être faite.

[50] Deuxièmement, la banque n'a jamais fait de menaces ou de promesses à l'appelant qu'il y aurait ou qu'il n'y aurait pas une poursuite pénale.

[51] Enfin, il s'agit d'un crime sérieux (une fraude pour une somme d'environ 4 000 000 $) et l'arrêt de la procédure aurait jeté du discrédit sur l'administration de la justice.

[25] La Cour rappelle que : « la doctrine suivant laquelle on blâme la victime d'une fraude d'avoir recours au tribunal pénal par suite du fait que l'auteur de la fraude néglige ou refuse d'indemniser la victime trouve surtout application lorsque le préjudice subi par la victime est peu considérable et que la victime, pour convaincre l'auteur de l'indemniser, promet de ne pas dénoncer son acte ou le menace d'une poursuite. Ainsi, dans ce genre de situation, il paraît évident que la victime se sert du système pénal pour recouvrer sa créance. Mais on ne saurait blâmer la victime d'une vaste fraude, qui désire à la fois recouvrer sa créance et faire punir l'auteur de la fraude, de mettre en branle et le système civil et le système pénal. Bref, ce n'est pas parce que la victime a une voie de droit civile (sic) qu'elle ne peut pas dénoncer le crime et que, si elle dénonce le crime, l'auteur de la fraude a droit à l'arrêt de la procédure du fait que la victime avait une voie de droit civile (sic). »

[26] Elle souligne de plus qu'aucun reproche ne pouvait être fait au ministère public, qui, indépendamment de la conduite de la banque, avait le devoir de faire sanctionner le crime par l'appelant. La Cour réfère à l'arrêt R. c. Finn.

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