mercredi 3 mars 2010

Quand un témoin ordinaire peut rendre un témoignage d'opinion

Graat c. La Reine, 1982 CanLII 33 (C.S.C.)

Disons au départ que, dans le concret, le droit de la preuve est embarrassé d’un grand nombre de règles encombrantes, assorties d’exclusions, d’exceptions à ces exclusions et d’exceptions aux exceptions. La liste des sujets sur lesquels un témoin ordinaire peut rendre un témoignage d’opinion est longue. Celle qui est mentionnée dans l’arrêt Sherrard v. Jacob, précité, n’est nullement exhaustive: (i) l’identification d’écriture, de personnes ou de choses; (ii) l’âge apparent; (iii) l’état physique d’une personne, notamment si elle est malade ou morte; (iv) l’état émotif d’une personne — c.-à-d. si elle est affligée, en colère, aggressive, tendre ou découragée; (v) l’état des choses — c.-à-d. si elles sont usées, détériorées, neuves ou usagées; (vi) certaines questions d’évaluation; et (vii) des estimations de vitesse ou de distance.

Si ce n’est par commodité, la distinction fondée sur l’opposition précaire, et même souvent fausse, entre un fait et une opinion a peu ou pas d’avantages. La distinction entre un «fait» et une «opinion» n’est pas nette.

Pour résoudre la question soumise à la Cour, je veux revenir aux principes généraux. Le premier critère de recevabilité d’une preuve est sa pertinence. Il s’agit d’appliquer la logique et l’expérience aux circonstances du cas particulier. Il faut alors se demander si, même si la preuve a une valeur probante, il y a lieu de l’exclure pour un motif manifeste de principe ou de droit.

Je considère l’extrait suivant de Cross comme l’énoncé exact du droit relatif aux affaires où le témoignage d’opinion d’un non-expert est recevable.

[TRADUCTION] Lorsque, selon l’expression d’un juge américain, les faits qui ont produit une impression sur le témoin sont trop fugaces pour qu’il s’en rappelle ou trop compliqués pour qu’il les énonce un par un, le témoin peut faire état de son opinion ou de son impression. Il était dans une situation plus favorable que le jury pour y arriver et il lui est impossible de faire saisir au jury les prémisses sur lesquelles il s’appuie:

«A moins que les opinions, les estimations et les conclusions auxquelles on arrive inconsciemment, dans la vie de tous les jours, par suite de ce qu’on perçoit par nos sens soient considérées, en droit de la preuve, comme de simples énoncés de faits, les témoins seront incapables de communiquer au juge une impression exacte des circonstances qu’ils veulent relater.»

Il n’y a pas d’énumération exhaustive des affaires pour lesquelles un témoignage d’opinion de non-expert est recevable. Les exemples caractéristiques sont ceux qui concernent l’âge, la vitesse, la température, l’écriture et de façon générale l’identité [à la p. 448].

Il est bien établi qu’un témoin qui n’est pas un expert peut déposer que quelqu’un est ivre tout comme il peut témoigner au sujet de l’âge, de la vitesse, de l’identité ou d’un état émotif. Il en est ainsi parce qu’il peut être difficile au témoin d’énoncer une à une ses observations des faits. Consommer de l’alcool au point où la capacité de conduire est affaiblie constitue un degré d’ivresse et il est encore plus difficile pour un témoin de relater les faits distincts qui justifient l’inférence pour le témoin ou pour le juge des faits, que quelqu’un est ivre à un degré donné. Si l’on doit permettre au témoin de résumer ses observations de façon concise en affirmant que quelqu’un est ivre, il est encore plus nécessaire de lui permettre de mieux éclairer la cour en disant que quelqu’un est ivre à un degré donné. Je souscris au commentaire du lord juge en chef MacDermott, dissident, dans l’arrêt Sherrard v. Jacob, précité:

[TRADUCTION] Je ne puis trouver de motif valable de permettre au témoin ordinaire de donner son avis sur l’état apparent du conducteur et de lui refuser ensuite le droit de dire son avis sur les conséquences de l’état qu’il a observé pour autant que la capacité de conduire est en cause [à la p. 162].

Il ne s’agit pas ici d’une affaire d’exclusion du témoignage d’un non-expert parce qu’on aurait dû faire appel à un spécialiste. Il est depuis longtemps admis dans notre droit que l’ébriété n’est pas un état si exceptionnel qu’il faille avoir recours à un expert en médecine pour la diagnostiquer. Un témoin ordinaire peut donner son avis sur la question de savoir si une personne est ivre. Ce n’est pas un sujet où il est nécessaire d’obtenir un témoignage scientifique, technique ou spécialisé pour que le tribunal apprécie les faits pertinents à leur juste valeur. L’ébriété et l’affaiblissement de la capacité de conduire sont des questions que, de nos jours, un jury peut résoudre intelligemment en fonction des connaissances et de l’expérience communes. L’aide d’un expert est superflue.

Dans ces conditions, il paraît illogique de priver la cour de l’aide que l’opinion du témoin peut lui apporter sur le degré d’ébriété, c.-à-d. sur la question de savoir si la capacité de conduire d’une personne était affaiblie par l’usage de l’alcool. S’il fallait exclure les dépositions de témoins ordinaires, la défense en serait gravement gênée. Si l’on doit priver l’accusé du droit de citer des personnes qui l’accompagnaient lors de l’incident et de les faire témoigner qu’à leur avis sa capacité de conduire n’était nullement affaiblie, l’intérêt de la justice en serait atteint.

C’est une autre question de savoir s’il faut ajouter foi au témoignage des policiers ou d’autres témoins ordinaires. Le poids à accorder au témoignage relève complètement du juge ou du juge et du jury. La valeur probante de l’opinion dépend de la façon dont la cour juge toutes les circonstances

Un témoin ordinaire ne peut évidemment pas rendre un témoignage d’opinion sur une question de droit, par exemple, déterminer si une personne a été négligente ou non. Il en est ainsi parce qu’une telle opinion n’équivaut pas à une expression abrégée des observations des témoins. L’opinion qu’une personne a été négligente repose en partie sur des faits, mais elle comprend aussi l’application de critères juridiques. D’autre part déterminer si la capacité de conduire d’une personne est affaiblie par l’alcool est une question de fait et non une question de droit. Elle ne comporté l’application d’aucun critère juridique. Elle est semblable à l’opinion selon laquelle quelqu’un est trop ivre pour grimper à une échelle ou pour se baigner et le fait que l’opinion du témoin soit exprimée, comme en l’espèce, selon les termes mêmes du Code criminel, ne transforme pas une question de fait en une question de droit. Cela signifie simplement que les rédacteurs du Code ont utilisé une expression courante: «sa capacité de conduire… est affaiblie par l’effet de l’alcool» (art. 234).

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