R. c. Boulanger, 2006 CSC 32 (CanLII), [2006] 2 RCS 49
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2.4.1 Actus Reus
49 Il ressort clairement des premières décisions que la multitude de conduites visées par l’abus de confiance rend difficile la définition de l’actus reus de l’infraction. Dans Perreault, le juge Baudouin a conclu que, sous réserve de l’exigence d’un bénéfice, tout acte ou omission contraire à un devoir imposé par la loi, un règlement, le contrat d’emploi ou une directive relative aux fonctions de la charge ou de l’emploi pouvait entraîner l’application de l’art. 122 du Code criminel. Cela va dans le sens de l’arrêt Campbell, rendu antérieurement, selon lequel l’infraction est [traduction] « assez large pour englober tout manquement aux normes de responsabilité et de conduite applicables à l’accusé en raison de la nature de sa charge de haut fonctionnaire » (p. 255).
50 Il est certain qu’une description de l’infraction qui tenterait de la restreindre à des actes ou omissions précis ne permettrait pas de prévoir toutes les circonstances pouvant constituer un abus de confiance par un fonctionnaire. Cela dit, tout manquement aux normes de conduite applicables, quelle qu’en soit la gravité, ne constituera pas nécessairement un abus de confiance. Par exemple, il se peut que l’utilisation de l’ordinateur de bureau à des fins personnelles aille à l’encontre d’une ligne directrice relative à l’emploi, mais ce n’est pas du même ordre que l’abus de confiance. La notion d’abus de confiance par un fonctionnaire perdrait son sens si le seuil était placé aussi bas. Un tel seuil ne tiendrait pas compte non plus des règlements, lignes directrices et codes d’éthique auxquels les fonctionnaires sont assujettis et dont beaucoup prévoient de lourdes sanctions disciplinaires.
51 Il importe également de se rappeler que l’abus de confiance n’est pas la seule infraction criminelle visant les fonctionnaires. Par exemple, selon l’al. 121(1)c), commet une infraction le fonctionnaire ou l’employé de l’État qui accepte d’une personne qui a des relations d’affaires avec le gouvernement une commission, une récompense, un avantage ou un bénéfice. Un fonctionnaire peut être poursuivi pour fraude en vertu de l’art. 122 ou en vertu de l’art. 380. De plus, il peut, comme n’importe qui d’autre, être poursuivi pour toute infraction criminelle, dont le vol (art. 334), l’extorsion (art. 346) et l’entrave à la justice (art. 139) et, dans des circonstances comme celles de Dytham, la négligence criminelle causant la mort (art. 220) ou des lésions corporelles (art. 221). Quel est l’objet de l’art. 122 du Code criminel, autre que celui de ces autres infractions?
52 L’objet de l’infraction d’action fautive dans l’exercice d’une charge ou d’un emploi publics — qui est maintenant l’abus de confiance par un fonctionnaire prévu à l’art. 122 — remonte aux anciennes jurisprudence et doctrine qui reconnaissent que les attributions des fonctionnaires leur sont confiées pour le bien public. Le public a le droit de s’attendre à ce que les fonctionnaires investis de ces pouvoirs et responsabilités s’acquittent de leurs fonctions pour le bien public. Les fonctionnaires doivent répondre de leurs actions devant le public d’une façon qui ne s’impose peut‑être pas aux acteurs privés. Toutefois, cela n’a jamais voulu dire qu’ils étaient tenus à la perfection sous peine d’être déclarés coupables d’actes criminels; les « simples erreurs » et les « erreurs de jugement » ont toujours été exclues de l’infraction. Il faut davantage pour établir l’infraction d’abus de confiance par un fonctionnaire. La conduite en cause doit s’accompagner de la mens rea requise et elle doit aussi être suffisamment grave pour passer du domaine de la faute administrative à celui du comportement criminel. Cette préoccupation se reflète clairement dans l’exigence de gravité énoncée dans Shum Kwok Sher et dans Attorney General’s Reference. Il faut [traduction] « une conduite si éloignée des normes acceptables qu’elle équivaut à un abus de la confiance du public envers le titulaire de la charge ou de l’emploi publics » (Attorney General’s Reference, par. 56). Comme il est mentionné dans R. c. Creighton, 1993 CanLII 61 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 3, « [e]n droit, nul n’est inconsidérément qualifié de criminel » (p. 59).
53 Les questions posées dans Shum Kwok Sher par Sir Anthony Mason, de la Cour de dernier ressort de Hong Kong, définissent bien les paramètres de l’examen à effectuer pour déterminer si la conduite s’écarte substantiellement des normes reconnues. Cet examen doit tenir compte des responsabilités de la charge ou de l’emploi et de l’importance des fins publiques poursuivies :
[traduction] La gravité, dans le présent contexte, s’évalue compte tenu des responsabilités de la charge, ou de l’emploi, et de son titulaire, de l’importance des fins publiques auxquelles elles s’attachent ainsi que de la nature et de la portée du manquement à ces responsabilités. [Je souligne; par. 86.]
54 Le critère applicable dans cet examen est analogue à celui se rapportant à la négligence criminelle. Relativement à cette dernière infraction, il a fallu, comme pour l’abus de confiance par un fonctionnaire, distinguer la conduite suffisamment grave pour mériter une sanction criminelle de la conduite moins grave, exposant simplement à une sanction civile ou administrative. Pour établir cette distinction, la Cour d’appel de l’Ontario a jugé, dans R. c. Rajic 1993 CanLII 3423 (ON CA), (1993), 80 C.C.C. (3d) 533, qu’il doit s’agir d’une conduite s’écartant [traduction] « de façon marquée » d’une conduite prudente. La Cour suprême du Canada a entériné ce raisonnement dans des affaires de conduite dangereuse, affirmant que le comportement en cause doit représenter un écart « marqué » par rapport à la norme de diligence qu’observerait une personne raisonnable, compte tenu de l’ensemble des circonstances : R. c. Hundal, 1993 CanLII 120 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 867. De même, il faut que la conduite d’un fonctionnaire s’écarte de façon « marquée » des normes auxquelles une personne placée dans un poste de confiance comme le sien est censée se conformer. Toutefois, contrairement à la négligence criminelle, l’abus de confiance par un fonctionnaire nécessite un élément moral subjectif, que je vais maintenant examiner ci‑après.
2.4.2 Mens Rea
55 Dans les anciennes affaires de common law, l’élément moral de la faute dans l’exercice d’une charge ou d’un emploi publics était imprécis et il variait d’une affaire à l’autre. Cependant, les juges des tribunaux de common law ont toujours insisté sur l’existence d’une quelconque intention vile ou malhonnête. Celle‑ci est décrite sous différents termes : malhonnêteté, corruption, partialité, abus. Mais ces termes expriment tous le même souci, à savoir que les fonctionnaires, investis de fonctions à accomplir pour le bien public, s’en acquittent honnêtement et dans l’intérêt public et qu’ils n’abusent pas de leur charge pour des motifs illicites, notamment la corruption.
56 Conformément aux principes fondamentaux du droit criminel, le degré de culpabilité morale requis était élevé dans le cas de l’action fautive commise dans l’exercice d’une charge ou d’un emploi publics. Les simples erreurs n’étaient pas suffisantes, les erreurs de jugement non plus. Comme le juge en chef Abbott l’a écrit dans Borron :
[traduction] . . . il s’agit toujours de se demander non pas si les actes accomplis peuvent être jugés strictement corrects après examen approfondi, mais bien quels en étaient les fondements : procédaient‑ils d’un motif de malhonnêteté, d’abus ou de corruption — description pouvant généralement comprendre la crainte et le favoritisme — ou de simples erreurs? Ce n’est que dans le premier cas qu’ils donnent ouverture à châtiment. [p. 721‑722]
En principe, la mens rea de l’infraction réside dans l’intention d’user de sa charge ou de son emploi publics à d’autres fins que l’intérêt public. En pratique, elle a toujours été associée au fait d’en user dans un objectif de malhonnêteté, de partialité, de corruption ou d’abus, lesquels représentent le motif non public visé par l’infraction.
57 Comme pour toute infraction, la mens rea s’infère des circonstances. La tentative de l’accusé de camoufler ses actions peut souvent indiquer une intention illicite (Arnoldi) et l’obtention d’un avantage personnel substantiel, que l’accusé a agi dans son propre intérêt plutôt que dans celui du public. Cependant, un avantage obtenu par un fonctionnaire ne permet pas nécessairement de conclure à l’existence d’une intention coupable. L’exercice légitime d’un pouvoir public par un fonctionnaire confère souvent des avantages indirects. Comme le juge Widgery (plus tard Juge en chef) l’a signalé dans R. c. Llewellyn‑Jones (1966), 51 Cr. App. Rep. 4, p. 7 :
[traduction] . . . je ne suis pas disposé à affirmer qu’un greffier rendant une décision qui a effectivement influé sur ses intérêts personnels est coupable d’inconduite simplement parce qu’il savait que ses intérêts étaient en cause, s’il a pris la décision honnêtement en croyant sincèrement qu’il exerçait correctement sa compétence pour ce qui est des bénéficiaires et des autres personnes visées. [Cité par le lord juge en chef Widgery dans Dytham, p. 394.]
Par contre, l’infraction peut être établie lorsqu’il n’est pas question d’avantage personnel
2.4.3 Résumé de l’infraction
58 Je conclus qu’il y aura preuve d’abus de confiance par un fonctionnaire lorsque le ministère public aura prouvé hors de tout doute raisonnable les éléments suivants :
1. l’accusé est un fonctionnaire;
2. l’accusé agissait dans l’exercice de ses fonctions;
3. l’accusé a manqué aux normes de responsabilité et de conduite que lui impose la nature de sa charge ou de son emploi;
4. la conduite de l’accusé représente un écart grave et marqué par rapport aux normes que serait censé observer quiconque occuperait le poste de confiance de l’accusé;
5. l’accusé a agi dans l’intention d’user de sa charge ou de son emploi publics à des fins autres que l’intérêt public, par exemple dans un objectif de malhonnêteté, de partialité, de corruption ou d’abus.
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