jeudi 12 décembre 2013

Opinion minoritaire du juge Chamberland quant à certains enseignements relatifs à l'infraction de vol d'une chose quelconque

Cormier c. R., 2013 QCCA 2068 (CanLII)


[49]        Dans R. c. Stewart, la Cour suprême se pose la question de savoir s'il y a vol lorsque quelqu'un se procure sans autorisation des renseignements confidentiels en copiant le document où ces renseignements sont consignés ou en en mémorisant le contenu. Le juge Lamer (il n'était pas alors juge en chef) écrit les motifs d'une Cour unanime. Il répond à la question posée par la négative, expliquant que, pour des raisons de politique judiciaire, il valait mieux exclure entièrement les renseignements confidentiels du domaine du vol, ce qui inclut les secrets industriels (qui constituent un genre particulier de renseignements confidentiels).
[50]        En conclusion de son raisonnement sur le vol, le juge Lamer écrit:
      Résumons de façon schématique : « une chose quelconque » n'est pas limitée aux choses tangibles, mais inclut les choses intangibles. Toutefois, pour pouvoir être volé, la « chose quelconque » doit être :
1.   un bien de quelque sorte;
2.   un bien qui puisse être
      a)   pris ‑ donc les choses intangibles sont exclues; ou
      b)   détourné ‑ donc éventuellement une chose intangible;
      c)   pris ou détourné d'une manière qui prive de quelque façon le titulaire de son droit sur un bien.

      Pour des raisons de politique judiciaire, les tribunaux ne devraient pas, dans les affaires de vol, considérer les renseignements confidentiels comme des biens. De toute façon, même si on les considère comme des biens, ils ne peuvent être pris puisque seuls des objets tangibles peuvent l'être. Ils ne peuvent être détournés, non pas parce qu'ils sont intangibles, mais parce que le propriétaire n'en serait jamais privé, sauf dans des circonstances très exceptionnelles et fantaisistes.
[51]        La première condition prévoit que la « chose quelconque » doit être un bien, c'est-à-dire qu'elle doit pouvoir faire l'objet d'un droit de propriété. En effet, elle ne pourra être volée que si elle appartient, d'une manière ou d'une autre, à la victime. Par ailleurs, il n'est pas suffisant que l'accusé démontre un droit quelconque sur le bien pour se disculper puisqu'une personne « ayant un droit dans la chose prise, vole ce bien si elle l'enlève à une autre personne ayant aussi un droit ou un intérêt spécial dans cette chose ».
[52]        Selon moi, il serait erroné de retenir l'argument de l'appelant voulant qu'il ne puisse être coupable de vol parce qu'il serait propriétaire des données en vertu d'un quelconque droit d'auteur. D'abord, il est clair que dans le contexte d'un procès criminel, la question de savoir si une chose peut faire l'objet d'un droit de propriété doit être tranchée ultimement en fonction du droit criminel et non du droit civil. Il n'est donc ni nécessaire ni utile de recourir à la Loi sur le droit d'auteur pour trancher la question. Il me semble clair ici que le Centre détient un intérêt propriétaire quelconque dans les données informatiques relatives au Fil d'Ariane et le fait que l'appelant y ait contribué – même beaucoup – en sa qualité d'employé, puis de consultant, n'y change rien. Ensuite, même s'il fallait recourir au droit civil pour déterminer le droit de propriété sur les données informatiques, il me semble, à première vue, que l'appelant ne satisfait pas tous les critères de la Loi sur le droit d'auteur pour en être considéré le seul propriétaire. L'article 13(3) de la loi prévoit que, contrairement à la règle générale voulant que l'auteur d'une œuvre en soit le premier titulaire, c'est l'employeur qui est le premier titulaire des droits d'auteur sur l'œuvre exécutée par un employé dans le cadre de son emploi, sauf convention contraire, ce qui n'est pas le cas ici. Il n'est pas clair non plus que le fait que l'appelant était devenu consultant au moment des événements change quoi que ce soit à cette réalité. En effet, si la seule chose qui a changé lorsqu'il est devenu consultant est la façon dont il était payé pour ses services, il est loin d'être certain qu'il satisfasse aux critères de contrôle, de l'intégration du travail à l'entreprise ou encore aux divers tests développés en cette matière par la jurisprudence en droit du travail ou en fiscalité. Finalement, personne ne conteste le fait que leFil d'Ariane – du moins au stade du développement où la démarche en était rendue à l'automne 2005 – était le fruit d'un travail d'équipe, et non le fruit du seul travail de l'appelant.
[53]        La seconde condition pour qu'il y ait un vol, c'est que le bien soit « pris » ou « détourné » dans l'intention d'en priver la victime, ici la Commission scolaire. Les choses intangibles, comme des données informatiques, ne peuvent qu'être « détournées », elles ne peuvent être « prises » puisqu'elles n'ont pas d'existence matérielle. Or, sans prise ou sans détournement qui puisse entraîner une privation pour la victime, il ne peut y avoir de vol.
[54]        Comme le souligne le juge Lamer dans l'arrêt Stewart, en ce qui a trait aux renseignements confidentiels, le propriétaire ne peut en être privé « sauf dans des circonstances très exceptionnelles et fantaisistes ». En l'espèce, la Commission scolaire a toujours conservé ses dossiers informatiques et n'en a jamais été privée. Il ne peut donc pas y avoir eu vol.
[55]        Avec égards pour la juge de première instance, il me semble qu'elle se trompe en appuyant son raisonnement sur l'arrêt R. c. Desroches. Dans cette affaire, au moment de quitter son travail, l'accusé s'était emparé physiquement de plusieurs documents préparés par ses collègues, et dont il n'y avait aucune autre copie dans l'entreprise. La Cour a donc tenu compte de la valeur ajoutée du travail à la matière première, soit les feuilles de papier, pour conclure que l'appelant avait volé plus que du papier, la victime se trouvant ainsi privée d'une chose et de l'utilité qu'elle était en droit d'en tirer. Au contraire, dans Stewart, l'accusé s'était contenté de copier les renseignements confidentiels, plutôt que de s'emparer des documents sur lesquels ces renseignements étaient consignés. Il n'y avait pas de prise ou de détournement et aucune privation possible, et donc pas de vol.
[56]        Cela correspond bien au paradoxe soulevé par les auteurs Gagné et Rainville, bien qu'il fût question, dans cet ouvrage, d'information confidentielle :
Le droit actuel se caractérise par son peu de cohérence. L'individu qui mémorise un document confidentiel échappe à l'emprise du droit criminel. Celui qui s'empare du document et de l'information confidentielle doit répondre au contraire de ses actions au plan pénal. C'est bel et bien l'information confidentielle qui est alors pénalement protégée : le montant du vol ne se limite pas à la valeur du papier dérobé, mais bien à la valeur de l'information elle-même selon l'arrêt Desroches.
[Renvois omis.]
[57]        Le fait que ces données informatiques ont une valeur commerciale pour le Centre, ce que la juge de première instance souligne dans son jugement (au paragraphe 315), ne change rien au raisonnement par rapport à la nécessité pour le ministère public de prouver tous les éléments essentiels du vol. Le Centre a toujours accès aux données informatiques. Il ne pouvait en être privé et il n'y a pas eu de vol commis.
[58]        Le commentaire de la juge de première instance ne justifie pas la condamnation de l'appelant pour vol, mais il rejoint un souhait exprimé par le juge Lamer dans l'affaire Stewart :
Quant à moi, je crois qu'étant donné les progrès technologiques récents, les renseignements confidentiels, et en fait toute information ayant une valeur commerciale, ont besoin d'une certaine protection en vertu de notre droit criminel. Quoi qu'il en soit, j'estime qu'il appartient au législateur plutôt qu'aux tribunaux de déterminer dans quelle mesure cela doit se faire et de quelle manière.
[59]        Le législateur a agi depuis, certains crimes ont été ajoutés pour prendre en compte les progrès technologiques des dernières décennies, mais, en l'espèce, l'accusation de vol a été portée en vertu de l'article 322 C.cr.

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