mardi 14 janvier 2014

La règle du caractère théorique



16                              Avant d’aborder la principale question soulevée en l’espèce, il faut examiner l’argument de l’intimé que la Cour ne devrait pas entendre ce pourvoi pour le motif qu’il est théorique.

17                              La règle du caractère théorique procède du principe voulant que les tribunaux n’instruisent que des affaires présentant un litige actuel à résoudre, où leur décision aura ou pourra avoir des conséquences sur les droits des parties, sauf s’ils décident, dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire, qu’il est néanmoins dans l’intérêt de la justice d’entendre un appel (voir Borowski c. Canada (Procureur général)1989 CanLII 123 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 342, p. 353).  Nous sommes d’avis que le présent pourvoi est devenu théorique.  Les parties ont comparu à plusieurs auditions de comptes rendus, fourni des éléments de preuve et permis le contre‑interrogatoire des auteurs des affidavits.  L’effet recherché a été obtenu : les écoles demandées ont été construites. Le rétablissement de la validité de l’ordonnance du juge de première instance n’entraînerait en l’espèce aucun effet pratique pour les parties, et aucune autre audition de comptes rendus ne s’impose.

18                              Les remarques dans Borowski, précité, nous incitent cependant à entendre le pourvoi malgré son caractère théorique.  Le juge Sopinka a énuméré, au nom de la Cour, les critères régissant l’exercice du pouvoir discrétionnaire des tribunaux d’entendre des affaires théoriques (aux p. 358‑363) :

(1)  l’existence d’un débat contradictoire;

(2)  le souci d’économie des ressources judiciaires;

(3)  la nécessité pour les tribunaux d’être conscients de leur fonction juridictionnelle dans notre structure politique.

19                              Le nécessaire débat contradictoire existe toujours en l’espèce.  Les parties ont en effet continué de défendre avec vigueur leurs points de vue respectifs.

20                              Quant au souci d’économiser des ressources judiciaires limitées, la Cour a maintes fois signalé que les affaires soulevant des questions importantes qui risquent d’échapper à l’examen judiciaire justifient de mettre ces ressources à contribution (Borowski, précité, p. 360; International Brotherhood of Electrical Workers, Local Union 2085 c. Winnipeg Builders’ Exchange1967 CanLII 116 (SCC), [1967] R.C.S. 628; Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.)1999 CanLII 653 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 46). Le présent pourvoi soulève une question importante au sujet du pouvoir des cours supérieures d’ordonner des mesures susceptibles de constituer une réparation efficace dans certaines catégories de cas.  Dans la mesure où elles s’avèrent efficaces, les ordonnances enjoignant de rendre compte tendent à échapper à l’examen judiciaire puisque les parties peuvent s’y conformer rapidement avant l’audition de l’appel.


21                              De plus, pour décider s’il convient d’entendre une affaire théorique, les tribunaux doivent soupeser les ressources judiciaires limitées en fonction du « coût social de l’incertitude du droit » (Borowski, précité, p. 361).  Or, l’incertitude quant aux réparations permises par la Charte entraîne un coût social élevé.  La Chartevise à protéger ceux qui sont le plus exposés aux dangers de la règle de la majorité; cet aspect des objectifs de la Charte ressort clairement des dispositions protégeant les droits à l’instruction dans la langue officielle parlée par la minorité.  Si la Cour ne tranche pas cette question et que, de ce fait, les tribunaux ne comprennent pas bien les moyens dont ils disposent pour garantir que le comportement du gouvernement respecte la Charte, il est évident que la protection des droits garantis par la Charte risque d’être incomplète.  C’est pourquoi il est justifié d’affecter des ressources judiciaires à l’examen de la présente affaire malgré la possibilité qu’elle soit devenue théorique.  La décision de la Cour fournira des repères pour l’analyse de l’importante question de la nature et de l’étendue des réparations fondées sur l’art. 24 de la Charte qui doivent être accordées dans des affaires similaires.

22                              Enfin, en décidant d’entendre le présent pourvoi, la Cour ne s’écarte pas de sa fonction juridictionnelle traditionnelle pas plus qu’elle n’empiète sur les fonctions législative ou exécutive (Borowski, précité, p. 362).  La question des réparations pouvant être accordées en vertu de la Charte relève tout à fait du champ d’expertise de la Cour et ne peut pas faire l’objet d’une décision du législateur ou du pouvoir exécutif.  En outre, contrairement à la situation dans l’affaire Borowski, les appelants en l’espèce ne demandent pas de répondre à une question abstraite d’interprétation de la Charte; ils ne « transforme[nt] [pas] le pourvoi en renvoi d’initiative privée » (Borowski, précité, p. 365).  Le procureur général de la Nouvelle‑Écosse a obtenu l’annulation en appel d’une ordonnance rendue contre lui par une cour supérieure.  Même s’il est maintenant satisfait aux revendications immédiates des appelants, une décision en l’espèce contribuera à faciliter les rapports entre les parties à la présente affaire et ceux d’autres parties se trouvant dans une situation similaire.

Aucun commentaire:

Publier un commentaire

Le processus que doit suivre un juge lors de la détermination de la peine face à un accusé non citoyen canadien

R. c. Kabasele, 2023 ONCA 252 Lien vers la décision [ 31 ]        En raison des arts. 36 et 64 de la  Loi sur l’immigration et la protection...