R. c. Leipert, [1997] 1 RCS 281, 1997 CanLII 367 (CSC) |
9 Le tribunal qui analyse cette question doit, au départ, reconnaître que le privilège relatif aux indicateurs de police constitue une protection ancienne et sacrée qui joue un rôle vital en matière d’application de la loi. Cette protection est fondée sur l’obligation qui incombe à tous les citoyens de contribuer à l’application de la loi. S’acquitter de cette obligation comporte un risque de vengeance de la part des criminels. La règle du privilège relatif aux indicateurs de police a donc été adoptée pour protéger les citoyens qui collaborent à l’application des lois et encourager les autres à en faire autant. Comme l’a dit le juge Cory (maintenant juge de notre Cour) dans l’arrêt R. c. Hunter (1987), 1987 CanLII 123 (ON CA), 57 C.R. (3d) 1 (C.A. Ont.), aux pp. 5 et 6:
[TRADUCTION] La règle interdisant la divulgation de renseignements susceptibles de permettre d’établir l’identité d’un indicateur existe depuis très longtemps. Elle trouve son origine dans l’acceptation de l’importance du rôle des indicateurs dans le dépistage et la répression du crime. On a reconnu que les citoyens ont le devoir de divulguer à la police tout renseignement qu’ils peuvent détenir relativement à la perpétration d’un crime. Les tribunaux ont réalisé très tôt l’importance de dissimuler l’identité des indicateurs, à la fois pour assurer leur propre sécurité et pour encourager les autres à divulguer aux autorités tout renseignement concernant un crime. La règle a été adoptée en vue de réaliser ces objectifs.
10 La règle revêt une importance fondamentale pour le fonctionnement du système de justice criminelle. Comme on l’explique dans l’arrêt Bisaillon c. Keable, 1983 CanLII 26 (CSC), [1983] 2 R.C.S. 60, à la p. 105:
Le principe confère en effet à l’agent de la paix le pouvoir de promettre explicitement ou implicitement le secret à ses indicateurs, avec la garantie sanctionnée par la loi que cette promesse sera tenue même en cour, et de recueillir en contrepartie de cette promesse, des renseignements sans lesquels il lui serait extrêmement difficile d’exercer ses fonctions et de faire respecter le droit criminel.
Dans l’arrêt R. c. Scott, 1990 CanLII 27 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 979, à la p. 994, le juge Cory souligne l’importance accrue de la règle dans les enquêtes en matière de drogues:
La valeur des indicateurs pour les enquêtes policières est depuis longtemps reconnue. Depuis que le crime existe, ou du moins depuis qu’il y a des poursuites criminelles, les indicateurs jouent un rôle important dans les enquêtes policières. Peut-être est-il vrai que certains indicateurs agissent contre rémunération ou dans leur propre intérêt. Peu importe leur mobile, les indicateurs sont dans une position précaire et jouent un rôle dangereux.
Le rôle des indicateurs dans les affaires de drogues est particulièrement important et dangereux. Ils fournissent souvent à la police le seul moyen d’obtenir des renseignements sur les opérations et le fonctionnement des réseaux de trafiquants [. . .] L’enquête repose souvent sur la confiance qui s’établit entre le policier et l’indicateur; or, cette confiance peut être fort longue à obtenir. La sécurité, voire la vie, non seulement des indicateurs mais encore des agents d’infiltrations, dépendent de cette confiance.
11 Dans la plupart des cas, l’identité de l’indicateur est connue de la police. Toutefois, dans des cas comme la présente affaire, personne, y compris l’agent d’Échec au crime qui a reçu l’appel, ne connaît l’identité de l’indicateur. Dans l’arrêt People c. Callen, 194 Cal.App.3d 558 (1987), la Cour d’appel de la Californie a souligné l’importance de la règle du privilège relatif aux indicateurs de police dans les cas où l’indicateur est anonyme. Décidant que la police n’était nullement tenue d’établir ou de révéler l’identité de l’indicateur anonyme, la cour affirme ceci, à la p. 587:
[TRADUCTION] Un tel fardeau en matière d’enquête serait non seulement onéreux et souvent futile, mais détruirait des programmes tels qu’Échec au crime en supprimant la garantie d’anonymat. L’anonymat est la clé de ces programmes. C’est la promesse d’anonymat qui dissipe la crainte de représailles criminelles qui, autrement, dissuaderait les citoyens de signaler des crimes. Par contre, en garantissant l’anonymat, Échec au crime fournit aux autorités chargées d’appliquer la loi des renseignements qu’elles ne pourraient peut-être jamais obtenir autrement. Nous sommes convaincus que l’avantage d’un programme du genre Échec au crime -- la participation des citoyens à la dénonciation du crime et des criminels -- l’emporte de loin sur tout avantage hypothétique que procurerait à la défense le fait d’imposer, aux autorités chargées d’appliquer la loi, l’obligation de recueillir et de préserver la preuve de l’identité des indicateurs qui souhaitent conserver l’anonymat.
12 Le privilège relatif aux indicateurs de police revêt une telle importance qu’une fois qu’ils ont conclu à son existence, les tribunaux ne peuvent pas soupeser l’avantage qui en découle en fonction de facteurs compensatoires comme, par exemple, le privilège de la Couronne ou les privilèges fondés sur le critère à quatre volets de Wigmore: J. Sopinka, S. N. Lederman et A. W. Bryant, The Law of Evidence in Canada (1992), aux pp. 805 et 806. Dans l’arrêtBisaillon c. Keable, précité, notre Cour a comparé, à cet égard, le privilège relatif aux indicateurs de police et celui de la Couronne. Dans le cas du privilège de la Couronne, le juge peut examiner les renseignements et, en dernier ressort, réviser la décision du ministre en soupesant les deux intérêts opposés, c.-à-d. l’intérêt qu’il y a à garder le secret et celui qu’il y a à rendre la justice. La Cour affirme, aux pp. 97 et 98:
Cette procédure propre à la mise en {oe}uvre du privilège de la Couronne se trouve sans objet dans le cas du secret relatif à l’indicateur de police. Dans ce cas en effet, la loi ne laisse au ministre et au juge après lui aucun pouvoir d’appréciation ou d’évaluation des divers aspects de l’intérêt public qui entrent en conflit puisqu’elle a déjà elle-même tranché ce conflit. Elle a déjà décidé une fois pour toute, et sous réserve d’un changement apporté à la loi, que les renseignements relatifs à l’identité des indicateurs de police forment, à cause de leur contenu, une classe de renseignements qu’il est dans l’intérêt public de garder secrets et que cet intérêt l’emporte sur la nécessité de rendre une justice plus parfaite.
Ainsi donc, la common law a soumis le secret relatif aux indicateurs de police à un régime spécifique dont les règles lui sont particulières et se distinguent de celles qui régissent le privilège de la Couronne.
13 Dans l’arrêt Bisaillon c. Keable, la Cour a résumé la question en affirmant que l’application du privilège relatif aux indicateurs de police «ne relève en rien de la discrétion du juge car c’est une règle juridique d’ordre public qui s’impose au juge» (p. 93).
14 En somme, le privilège relatif aux indicateurs de police revêt une telle importance qu’il ne saurait être soupesé en fonction d’autres intérêts. Une fois que son existence est établie, ni la police ni les tribunaux n’ont le pouvoir discrétionnaire de le restreindre.
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