jeudi 22 octobre 2015

Comment remédier au tort causé par le ministère public qui procède à une communication tardive d’éléments de preuve

R. c. Bjelland, [2009] 2 RCS 651, 2009 CSC 38 (CanLII)


[16] Le présent pourvoi soulève la question de savoir quand l’exclusion d’éléments de preuve constitue une réparation convenable pour l’application du par. 24(1) de la Charte pour remédier au tort causé lorsque le ministère public procède à une communication tardive d’éléments de preuve.

[17] La réparation qui consiste à écarter des éléments de preuve découlera normalement de l’application du par. 24(2) de la Charte qui s’applique aux éléments de preuve obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la Charte.  Cependant, la preuve obtenue de la sorte ne sera écartée que si son utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Le paragraphe 24(2) prévoit :

24. . . .

(2)  Lorsque, dans une instance visée au paragraphe (1), le tribunal a conclu que des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés garantis par la présente charte, ces éléments de preuve sont écartés s’il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.



[18] Les réparations fondées sur le par. 24(1) de la Charte sont flexibles et contextuelles : Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation)2003 CSC 62 (CanLII)[2003] 3 R.C.S. 3, par. 41, 52 et 54‑56.  Elles visent à résoudre des situations on ne peut plus variées.  Divers facteurs peuvent entrer en ligne de compte lorsqu’il s’agit de mettre convenablement en balance des intérêts opposés.  Le paragraphe 24(1) prévoit :

24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

[19] En l’espèce, nous sommes appelés à nous pencher sur la conduite d’un procès criminel et sur le fonctionnement du système de justice, dans le contexte où les tribunaux doivent se prononcer sur la culpabilité ou l’innocence d’un accusé.  Bien que l’exclusion d’éléments de preuve soit une réparation découlant normalement de l’application du par. 24(2), elle ne peut être écarté d’emblée comme réparation pouvant être accordée en application du par. 24(1).  Cependant, seules les circonstances où il est impossible de concevoir une réparation moins draconienne pour sauvegarder l’équité du procès et l’intégrité du système de justice donnent ouverture à une telle réparation.



[20] Avant d’avoir droit à une réparation visée au par. 24(1), la partie qui la demande doit prouver une violation de ses droits garantis par laCharte.  En cas de communication tardive, il y a normalement atteinte sous‑jacente aux droits garantis par l’art. 7 de la Charte qui protège le droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière.  Pour que l’accusé puisse se prévaloir de ce droit, le ministère public doit lui communiquer l’ensemble de la preuve en temps utile : voir R. c. Stinchcombe1991 CanLII 45 (CSC)[1991] 3 R.C.S. 326.  Au paragraphe 26 de l’arrêt R. c. Horan,2008 ONCA 589 (CanLII)237 C.C.C. (3d) 514, le juge Rosenberg explique l’objectif sous‑jacent de l’obligation de communiquer qui incombe au ministère public :

[TRADUCTION]  En termes simples, la communication est un moyen de parvenir à une fin.  En effet, la communication intégrale par le ministère public sert à garantir que l’accusé subit un procès équitable, qu’il a une chance réelle de répondre à la preuve de la poursuite et que, en définitive, le verdict est fiable.

[21] Toutefois, l’omission par le ministère public de communiquer des éléments de preuve ne constitue pas, en soi, une violation de l’art. 7.  En effet, pour avoir droit à une réparation en application du par. 24(1), l’accusé devra généralement faire la preuve d’« un préjudice véritable quant à la possibilité pour [lui] de présenter une défense pleine et entière » (R. c. O’Connor1995 CanLII 51 (CSC)[1995] 4 R.C.S. 411, par. 74).

[22] S’il est vrai que l’accusé doit subir un procès équitable, le procès doit être équitable tant du point de vue de l’accusé que de celui de la société dans son ensemble.  Au paragraphe 45 de l’arrêt R. c. Harrer1995 CanLII 70 (CSC)[1995] 3 R.C.S. 562, la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a indiqué ce qu’on entend par procès équitable :

Au départ, un procès équitable est un procès qui paraît équitable, tant du point de vue de l’accusé que de celui de la collectivité.  Il ne faut pas confondre un procès équitable avec le procès le plus avantageux possible du point de vue de l’accusé : R. c. Lyons1987 CanLII 25 (CSC)[1987] 2 R.C.S. 309, à la p. 362, le juge La Forest.  Il ne faut pas l’assimiler non plus au procès parfait; dans la réalité, la perfection est rarement atteinte.  Le procès équitable est celui qui répond à l’intérêt qu’a le public à connaître la vérité, tout en préservant l’équité fondamentale en matière de procédure pour l’accusé. [Je souligne.]



[23] Mis à part les cas où elle sert à garantir l’équité du procès, l’exclusion d’éléments de preuve communiqués tardivement peut être ordonnée pour un autre motif : si leur utilisation portait atteinte à l’intégrité du système de justice.

[24] Ainsi, un juge de première instance ne devrait écarter des éléments de preuve communiqués tardivement que dans des cas exceptionnels : a) lorsque la communication tardive rend le procès inéquitable et qu’il ne peut être remédié à cette iniquité grâce à un ajournement et à une ordonnance de communication ou b) lorsque l’exclusion est nécessaire pour maintenir l’intégrité du système de justice.  Puisque l’exclusion d’éléments de preuve a une incidence sur l’équité du procès du point de vue de la société, dans la mesure où elle entrave la fonction de recherche de la vérité du procès, lorsque le juge du procès peut concevoir une réparation convenable — pour pallier la communication tardive — qui ne prive pas l’accusé de l’équité procédurale et lorsque l’utilisation des éléments de preuve ne porte par autrement atteinte à l’intégrité du système de justice, il ne sera ni convenable ni juste de les exclure en application du par. 24(1).

[25] Ce point de vue ressort de certains jugements, tel O’Connor, où les tribunaux se sont demandé si l’arrêt des procédures constitue la réparation convenable visée au par. 24(1) lorsque le ministère public procède à une communication tardive ou insuffisante.  Comme l’a affirmé la juge L’Heureux‑Dubé, au nom des juges majoritaires, au par. 83 de l’arrêt O’Connor :



Dans ces circonstances [où la communication tardive ou insuffisante d’éléments de preuve par le ministère public entraîne une violation de l’art. 7], la cour doit façonner une réparation convenable et juste, conformément au par. 24(1).  Bien que, dans le cas d’une telle violation, la réparation soit typiquement une ordonnance de divulgation et un ajournement, il peut y avoir des cas extrêmes où le préjudice causé à la possibilité pour l’accusé de présenter une défense pleine et entière ou à l’intégrité du système judiciaire soit irréparable.  Dans ces « cas les plus manifestes », l’arrêt des procédures sera approprié.

[26] Cette affirmation reconnaît que, dans la plupart des cas de communication tardive ou insuffisante, l’analyse fondée sur le par. 24(1) doit être centrée sur la réparation du préjudice causé à l’accusé, même si la sauvegarde de l’intégrité du système de justice est aussi un facteur pertinent.  Bien entendu, le préjudice allégué doit être important et non pas insignifiant.  Par exemple, l’exclusion de certains éléments de preuve peut être justifiée lorsqu’ils sont produits à mi‑procès, après que l’accusé a pris des décisions importantes et irrévocables quant à sa défense.  Toutefois, même dans ces cas, c’est à l’accusé que revient le fardeau de démontrer comment les éléments de preuve communiqués tardivement auraient influé sur les décisions qui ont été prises s’ils avaient été communiqués en temps utile.  Pour assurer l’équité des procès, ce n’est que lorsqu’il ne peut être remédier au préjudice en ordonnant l’ajournement de l’instance et la communication de la preuve que l’exclusion des éléments de preuve constituera une réparation convenable et juste.

[27] Il se pourrait aussi que, dans certains cas, ordonner l’ajournement de l’instance et la communication de la preuve ne constitue pas une réparation convenable parce que l’utilisation des éléments de preuve compromettrait l’intégrité du système de justice.  À titre d’exemple, comme l’a affirmé le juge Rosenberg de la Cour d’appel au par. 31 de l’arrêt Horan :



[TRADUCTION]  Dans certains cas, un ajournement pourrait ne pas constituer une réparation convenable et juste si le procès d’un accusé placé sous garde subissait pour cette raison un retard déraisonnable.  Dans un tel cas, l’exclusion des éléments de preuve non communiqués pourrait constituer une réparation convenable.  Cependant, il incombe à l’accusé de prouver que l’exclusion est convenable.

Autrement dit, lorsque l’accusé est placé sous garde avant procès, un ajournement qui prolonge considérablement la détention avant procès pourrait sembler compromettre l’intégrité du système de justice.  L’exclusion d’éléments de preuve peut aussi constituer une réparation convenable et juste lorsque le ministère public a retenu les éléments de preuve par suite d’une inconduite délibérée équivalant à un abus de procédure.  Il n’empêche que, même dans de telles circonstances, on ne peut ignorer l’intérêt de la société à ce qu’un procès équitable détermine de manière fiable la culpabilité ou l’innocence de l’accusé sur la foi de tous les éléments de preuve existants.  Cela s’avère, surtout lorsque l’infraction sous‑jacente est grave : voir O’Connor, par. 78.  Toutefois, dans les cas clairs, l’exclusion d’éléments de preuve peut constituer une réparation convenable et juste en l’application du par. 24(1) afin de préserver l’intégrité du système de justice.


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