lundi 21 mai 2018

La nécessité pour le juge d'instance de formuler des motifs lorsque la preuve est embrouillée et contradictoire sur une question clé

Wittmann c. R., 2006 QCCA 1131 (CanLII)

Lien vers la décision

[49]           Autrement dit, le juge ne fait qu’émettre sa conclusion sans expliquer son cheminement et son raisonnement et sans s’arrêter à certains éléments de preuve qui, pourtant, s’avèrent fort troublants.
[50]           Dans l’arrêt R. c. Sheppard, 2002 CSC 26 (CanLII)[2002] 1 R.C.S. 869,  le juge Binnie écrit : 
28   Il n’est ni nécessaire ni approprié de limiter les circonstances dans lesquelles une cour d’appel peut s’estimer incapable de procéder à un examen valable en appel.  Le mandat de la cour d’appel consiste à vérifier la justesse de la décision rendue en première instance et un critère fonctionnel exige que les motifs donnés par le juge du procès soient suffisants à cette fin.  La cour d’appel est la mieux placée pour se prononcer sur cette question.  Le seuil est manifestement atteint lorsque, comme en l’espèce, le tribunal d’appel s’estime incapable de déterminer si la décision est entachée d’une erreur.  Les facteurs suivants sont pertinents dans le présent pourvoi : (i) des incohérences ou des contradictions importantes dans la preuve ne sont pas résolues dans les motifs du jugement, (ii) la preuve embrouillée et contradictoire porte sur une question clé en appel et (iii) le dossier ne permet pas par ailleurs d’expliquer de manière satisfaisante la décision du juge de première instance.  D’autres facteurs seront évidemment en cause dans d’autres instances.  En termes simples, la règle fondamentale est la suivante : lorsque la cour d’appel estime que les lacunes des motifs font obstacle à un examen valable en appel de la justesse de la décision, une erreur de droit a été commise.
[51]           En l’espèce, le juge de première instance donne des motifs généraux qui, eu égard à la troisième étape préconisée dans W.(D.), pourraient s’appliquer indistinctement à tous les jugements en matière criminelle de sorte que, vu les circonstances de ce dossier, sur lesquelles je reviendrai plus loin, cela fait obstacle à un examen valable de l’appel.
[52]           Le juge Binnie ajoute, toujours dans Sheppard :
39  Plus récemment, la Cour a étudié les circonstances où, sans qu’on puisse conclure à un verdict déraisonnable, l’omission par le juge de première instance d’exprimer ses motifs sur une question clé dans des circonstances qui exigeaient une explication pouvait être considérée comme une erreur de droit donnant ouverture à un nouveau procès (plutôt qu’à un acquittement, comme c’est le cas lorsque le verdict est déraisonnable).
[53]           Après avoir analysé les arrêts portant sur ce sujet, le juge Binnie résume son interprétation de la jurisprudence en rapport avec la nécessité de formuler des motifs lorsque la preuve est embrouillée et contradictoire sur une question clé en écrivant, notamment :
55  Selon mon interprétation de la jurisprudence, l’état actuel du droit en ce qui concerne l’obligation du juge de première instance de donner des motifs, dans le contexte de l’intervention d’une cour d’appel en matière criminelle, peut se résumer par les propositions suivantes, qui se veulent utiles sans être exhaustives :
            […]
5.      L’exposé des motifs joue un rôle important dans le processus d’appel.  Lorsque les besoins fonctionnels ne sont pas comblés, la cour d’appel peut conclure qu’il s’agit d’un cas de verdict déraisonnable, d’une erreur de droit ou d’une erreur judiciaire qui relèvent de l’al. 686(1)a) du Code criminel, suivant les circonstances de l’affaire, et suivant la nature et l’importance de la décision rendue en première instance.
6.      Les motifs revêtent une importance particulière lorsque le juge doit se prononcer sur des principes de droit qui posent problème et ne sont pas encore bien établis, ou démêler des éléments de preuve embrouillés et contradictoires sur une question clé, à moins que le fondement de la conclusion du juge de première instance ressorte du dossier, même sans être précisé.
[54]           Dans R. c. R. (D.), 1996 CanLII 207 (CSC)[1996] 2 R.C.S. 291, le juge Major rappelle le principe voulant que l’absence de motifs puisse, dans certains cas, constituer une erreur de droit :
54  À mon avis, le juge du procès a commis une erreur de droit en ne traitant pas des éléments de preuve déroutants et en ne distinguant pas la réalité de la fiction. […]
55  […]  De même, dans des cas comme la présente affaire, où il y a des éléments de preuve embrouillés et contradictoires, le juge du procès devrait exposer des motifs expliquant ses conclusions.  Le juge du procès ne l’a pas fait en l’espèce.  Elle n’a pas traité des éléments de preuve troublants et elle n’a pas indiqué sur quoi elle s’est fondée pour déclarer D.R. et H.R. coupables de voies de fait.  Il s’agit là d’une erreur de droit qui commande la tenue d’un nouveau procès.
[55]           Le juge Major a auparavant souligné que la juge de première instance n’avait pas traité d’éléments de preuve bizarres et contradictoires.  J’estime que cette remarque du juge Major s’applique à la présente affaire.  Avec égards pour le juge de première instance, je suis d’avis qu’il a erré en droit en n’abordant pas les incohérences et contradictions que recelait la preuve de la poursuite et qui étaient susceptibles d’affecter la crédibilité de la plaignante.  Comme le mentionne le juge Binnie dans R. c. Braich2002 CSC 27 (CanLII)[2002] 1 R.C.S. 903 :
23  L’absence de motifs ou leur insuffisance en ce qui concerne la crédibilité peut justifier l’intervention de la cour d’appel […].
[56]           Quoique le rôle d’une cour d’appel ne consiste pas à apprécier de nouveau la preuve, «ce qu’un appelant peut cependant exiger, à l’égard des preuves produites au procès et plus particulièrement des éléments de preuve qui peuvent lui être favorables, c’est que le juge du procès en tienne compte.  Son omission de le faire justifie l’intervention du tribunal d’appel» : R. c. Polo[1994] A.Q. n249, confirmé par la Cour suprême du Canada, 1995 CanLII 78 (CSC)[1995] 4 R.C.S. 44; voir également R. c. Harper1982 CanLII 11 (CSC)[1982] 1 R.C.S. 2.
[57]           Dans R. c. Gagnon2006 CSC 17 (CanLII), les juges Bastarache et Abella écrivent, en rapport avec l’arrêt Sheppard :
13   Huit ans plus tard, dans l’affaire Sheppard, les motifs étaient pour ainsi dire inexistants, notre Cour a expliqué que le juge du procès devait donner les motifs de l’acquittement ou de la déclaration de culpabilité.  L’omission de le faire constitue une erreur de droit.  Une analyse en deux étapes s’impose pour conclure à l’erreur de droit due à l’insuffisance des motifs : 1) les motifs sont‑ils déficients? et, 2) dans l’affirmative, font‑ils obstacle à l’examen en appel?  Autrement dit, notre Cour a conclu que même si les motifs sont objectivement déficients, ils peuvent parfois ne pas faire obstacle à l’examen en appel parce que, au vu du dossier, le verdict est manifestement fondé.  Cependant, lorsque les motifs sont à la fois déficients et insaisissables, un nouveau procès s’impose.
[58]           Ici, les motifs sont déficients en ce qu’ils sont inexistants quant aux raisons expliquant pourquoi la preuve de la poursuite est crédible et convaincante alors qu’elle recèle plusieurs contradictions.  De plus, ils font obstacle à l’examen en appel parce que, vu les contradictions et les incohérences de cette preuve, le verdict n’est pas manifestement fondé.
[59]           Il me paraît que le juge de première instance n’a pas tenu compte de plusieurs éléments de preuve favorables à l’appelant en omettant de prendre en considération des aspects de la preuve qui mettent sérieusement en doute la crédibilité de la plaignante et la fiabilité de sa version.  La crédibilité était au cœur du litige; or le juge ne dit pas pourquoi il croit la plaignante.  Il fallait aborder cette question et surtout, apporter une réponse qui indique qu’il a considéré les aspects troublants de son témoignage.  En l’espèce, l’appelant, qui n’a pas d’antécédents judiciaires et qui était âgé de 65 ans au moment des événements, pouvait s’attendre à ce que le juge tienne compte des éléments de preuve sur lesquels je reviendrai.  Cela n’a malheureusement pas été fait.
[60]           Quant à son obligation de considérer l’ensemble de la preuve, le juge de première instance s’est limité à une simple affirmation, soit que la preuve était suffisamment convaincante, sans analyse ni explication supplémentaire.  Dans ces circonstances, l’on peut légitimement s’interroger et se demander s’il n’a pas condamné l’appelant tout simplement parce qu’il ne l’a pas cru et a rejeté sa version, d’autant plus que certaines raisons qu’il a énoncées pour rejeter son témoignage exigent que l’on tienne d’abord pour avéré celui de la plaignante.  La seule motivation réside dans le rejet de la version de l’accusé; aucun motif n’explique pourquoi celle de la plaignante est retenue.
[61]           Or, certains aspects importants du témoignage de la plaignante étaient préoccupants et requéraient que le juge les considèrent pour expliquer sa décision.  Autrement dit, vu ses contradictions, la preuve ne permet pas de comprendre, en elle‑même, pourquoi le juge retient la version de la plaignante, et les raisons de sa conclusion ne ressortent pas du dossier.

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