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[15] Dans le mémoire qu’il a présenté, M. Crowley soutient que le procureur du ministère public aurait dû obtenir du casino des enregistrements de vidéosurveillance afin de confirmer l’heure de leur arrivée et de leurs départs, enregistrements qui auraient montré, en outre, les échanges que Mme Coughlan et lui avaient eus lorsqu’elle était partie du casino cette nuit-là. Il avance que des déclarations du personnel d’entretien ménager auraient permis d’établir si le mur de la chambre était souillé de maquillage, comme le prétendait Mme Coughlan, et qu’il aurait été possible d’obtenir d’elle des reçus et des messages texte pour étayer le témoignage qu’elle avait donné sur le nombre de consommations réglées pour lui ce soir-là. Le défaut du ministère public d’introduire ces preuves accessoires, soutient-il, aurait dû éveiller un doute raisonnable dans l’esprit de la juge du procès; le défaut du procureur du ministère public de le contre-interroger sur ces éléments enfreint, ajoute-t-il, la règle énoncée dans Browne c. Dunn. M. Crowley avance que, pour ces motifs, la juge a commis une « erreur manifeste » dont s’est ensuivi un procès inéquitable. Je conclus que la juge du procès n’a pas commis d’erreur de cet ordre.
[16] Un argument analogue était présenté à notre Cour dans Lakas c. R., 2011 NBCA 67 (CanLII), [2011] A.N.-B. no 249 (QL). L’appel qu’interjetait l’accusé reposait sur un unique moyen : l’avocat qui l’avait représenté au procès n’avait pas « obtenu les relevés téléphoniques accessibles qui auraient permis de contester efficacement certaines parties importantes du témoignage de la plaignante » (par. 2). Au procès où s’étaient opposées deux versions différentes des événements, la juge avait retenu le témoignage de la plaignante; elle avait toutefois mentionné, dans ses motifs, qu’un facteur en particulier l’inquiétait dans la preuve : un appel téléphonique passé par la plaignante à M. Lakas le lendemain des événements. Malgré cette preuve, M. Lakas avait été déclaré coupable. En appel, l’avocat du procureur général a consenti à l’admission d’éléments de preuve additionnels dans « l’intérêt de la justice ». Notre Cour, estimant qu’il fallait ces éléments de preuve pour parer à une erreur judiciaire, a ordonné la tenue d’un nouveau procès. Ici, M. Crowley ne demande pas la permission d’introduire une nouvelle preuve et son appel n’invoque pas, non plus, une représentation inefficace de la part de son avocat. M. Crowley soutient, en deux mots, que la juge du procès a commis une erreur lorsqu’elle s’est fondée sur la preuve non corroborée de Mme Coughlan et que l’avocat du ministère public aurait dû introduire des preuves accessoires pour corroborer ou contredire les deux versions des événements, argument par lequel il conteste l’appréciation de la crédibilité par la juge du procès et le bien-fondé de la déclaration de culpabilité.
[17] Dans ses motifs, la juge du procès a fait observer que M. Crowley n’avait pas répondu aux affirmations de Mme Coughlan selon lesquelles il l’avait injuriée et avait lancé son sac à maquillage contre le mur, à son retour à la chambre d’hôtel le matin du 1er janvier 2014, et lui avait dit, plus tard ce matin-là, qu’elle avait besoin d’un hate fuck. La juge a indiqué qu’il s’agissait de propos dégradants et qu’il aurait été naturel que M. Crowley, s’il ne les avait pas tenus, propose une explication ou, à tout le moins, les nie. Cette absence d’explication est ce qui a posé problème à la juge du procès. Elle a conclu que, lorsqu’un accusé témoigne et n’aborde pas des questions qui sont pertinentes du point de vue de [TRADUCTION] l’« appréciation [générale] de la preuve », il risque que la Cour tire des inférences défavorables. M. Crowley affirme que le procureur du ministère public aurait dû le contre-interroger sur les événements susmentionnés et que le fait pour la juge du procès de se fonder sur la preuve de la plaignante constitue donc [TRADUCTION] « une erreur ».
[18] L’argument qu’avance l’appelant s’apparente à un argument présenté à la Cour dans Gillis. M. Gillis faisait valoir qu’il n’avait jamais été contre-interrogé sur la preuve qui avait amené le juge du procès à ne pas croire son témoignage et en arguait qu’il n’avait pas eu la possibilité de présenter une défense pleine et entière (par. 107). Le juge en chef Drapeau s’est penché, au soutien de son analyse, sur la ratio decidendi de Browne c. Dunn, qui exige du contre-interrogateur qu’il interroge le témoin sur la preuve extrinsèque qu’il compte utiliser pour attaquer sa crédibilité. M. Crowley soutient ici, sur le même fondement, que le procureur du ministère public aurait dû le contre-interroger sur les événements mentionnés précédemment. J’estime qu’une distinction existe entre l’analyse de Gillis et les motifs de la présente cause. Comme le juge en chef Drapeau l’écrivait dans Gillis :
Si j’applique les principes élaborés dans la jurisprudence, je ne suis pas convaincu que le juge du procès a commis une erreur de droit en tenant compte de chacun des facteurs qui ont influé sur l’évaluation de la crédibilité de l’appelant mais qui n’ont pas été portés à l’attention de ce dernier pendant le contre‑interrogatoire. Certains de ces facteurs étaient sans doute assez évidents aux yeux de l’appelant et de ses avocates. Toutefois, on ne saurait dire la même chose de ce qu’il a estimé être une contradiction, sur une question bien précise, entre les réponses de l’appelant aux questions du juge du procès et la déclaration qu’il avait faite à la police. […] [par. 110]
En d’autres termes, dans Gillis, le témoignage de l’accusé entrait en contradiction avec une déclaration qu’il avait faite à la police. Cette contradiction exigeait plus de clarté, et selon le juge du procès, elle était fondamentale sur le plan de la crédibilité. Ni l’un ni l’autre des avocats ne l’avait apparemment relevée. Sa pertinence n’est apparue que lorsque le juge du procès a donné les motifs de ses conclusions au chapitre de la crédibilité. Il n’en est pas ainsi en l’espèce. La preuve de la plaignante était exposée et était évidente. M. Crowley, eut-il souhaité l’aborder, pouvait la contredire. Il n’en a rien fait.
[19] Comme le juge en chef Drapeau le faisait remarquer dans l’arrêt Gillis, la règle énoncée dans Browne c. Dunn n’a pas un caractère absolu et son application est fonction des circonstances de l’instance (par. 111) (voir également R. c. Quansah, 2015 ONCA 237 (CanLII), [2015] O.J. No. 1774 (QL), par. 101, le juge d’appel Watt). Dans R. c. McNeill, 2000 CanLII 4897 (ON CA), [2000] O.J. No. 1357 (C.A.) (QL), le juge d’appel Moldaver, tel était alors son titre, s’est penché sur la règle. L’appelant soutenait que, parce que certaines questions au sujet d’une conversation avec lui n’avaient pas été posées à un témoin par l’avocat de la défense, le jury avait eu l’impression qu’il devait être tenu responsable de [TRADUCTION] ce qui pouvait avoir été « une décision tactique ou un simple oubli de la part de [cet] avocat » (par. 42). L’omission d’interroger le témoin contrevenait en fait à la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, mais elle avait été présentée en appel comme une violation de la règle énoncée dans Browne c. Dunn. Au par. 44 de ses motifs, le juge d’appel Moldaver a écrit ce qui suit : [TRADUCTION] « La règle énoncée dans Browne c. Dunn est formulée succinctement par le juge d’appel Labrosse dans R. c. Henderson, précité, à la p. 141 : “En application de cette règle bien connue, un avocat qui entend attaquer la crédibilité d’un témoin en produisant une preuve contradictoire, doit fournir à ce témoin l’opportunité de réagir à cette preuve contradictoire lors de son contre-interrogatoire” ». Règle d’équité, elle vise à empêcher qu’un avocat [TRADUCTION] « piège » un témoin en ne lui donnant pas la possibilité d’exprimer son point de vue sur une preuve contradictoire ultérieure portant sur un point important.
[20] À mon avis, la règle énoncée dans Browne c. Dunn n’intervenait pas en l’espèce. Le criminaliste expérimenté qui défendait M. Crowley a contre-interrogé Mme Coughlan. Il a tenté en vain d’attaquer sa crédibilité. M. Crowley a eu la possibilité de donner sa version des événements. Son avocat lui a posé un certain nombre de questions qui l’ont amené à relater les événements de la soirée et du lendemain matin. Il n’a été précisément invité, ni à contredire le témoignage de Mme Coughlan sur les injures et le sac à maquillage lancé contre le mur, ni à indiquer s’il lui avait dit ou non, le matin, qu’elle avait besoin d’un hate fuck. Je m’arrête ici un moment pour faire remarquer qu’il n’était pas essentiel d’établir ces événements pour prouver, en définitive, l’infraction de voies de fait. Le procureur du ministère public n’avait pas l’obligation d’obtenir de M. Crowley un témoignage que ce dernier aurait pu donner lors de son interrogatoire principal. Il n’appartient pas à notre Cour, comme elle l’a déclaré, de reconsidérer la stratégie adoptée par un avocat au procès (Lavoie c. R., 2010 NBCA 52 (CanLII), 363 R.N.-B. (2e) 55, par. 7). Si l’avocat de M. Crowley estimait que ces éléments de preuve étaient essentiels à une éventuelle déclaration de culpabilité, il aurait pu interroger son client, lors de son interrogatoire principal, sur ces parties du témoignage de Mme Coughlan. Ou encore, il aurait pu introduire des preuves accessoires, lors du contre-interrogatoire, pour attaquer la crédibilité de Mme Coughlan ou éveiller un doute raisonnable dans l’esprit de la juge sur la culpabilité de son client. Ce rôle n’incombait pas au procureur du ministère public.
[21] Dans l’arrêt Gardiner c. R., 2010 NBCA 46 (CanLII), 362 R.N.-B. (2e) 179, notre Cour a accueilli l’appel pour le motif que l’avocat de la défense avait admis avoir manié inefficacement la règle énoncée dans Browne c. Dunn. Le juge d’appel Richard, auteur des motifs de la Cour, a établi une distinction entre stratégie au procès et représentation inefficace :
[A]u cours d’un procès, l’avocat de la défense est appelé à prendre bon nombre de décisions stratégiques, et les juges ne devraient pas « remettre en question les décisions tactiques d’un avocat » (voir R. c. S.G.T., 2010 CSC 20 (CanLII), [2010] A.C.S. no 20 (QL), au par. 37). Comme l’a dit la Cour suprême, « [d]ans un système de justice criminelle accusatoire, les juges instruisant les procès doivent, à moins de circonstances exceptionnelles, déférer aux décisions tactiques des avocats », et il existe « une “forte présomption” que l’avocat de la défense sert les intérêts de son client avec compétence » (par. 36). Les juges d’appel ont pareillement l’obligation d’adopter cette attitude déférente. [par. 10]
Dans E.K.M. c. R., 2012 NBCA 64 (CanLII), 391 R.N.-B. (2e) 130, le juge Drapeau, J.C.N.-B., a avalisé cet énoncé. Il a conclu qu’il serait « bien téméraire de remettre en question la stratégie retenue pour le procès en l’absence d’une preuve de faute professionnelle qui soit solide » (par. 31).
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