mercredi 11 juillet 2018

L'appréciation de la preuve circonstancielle

R. c. Villaroman, [2016] 1 RCS 1000, 2016 CSC 33 (CanLII)

Lien vers la décision

[35]                          Il est arrivé que des tribunaux ont affirmé que, dans les affaires reposant sur des éléments de preuve circonstancielle, [traduction] « les solutions compatibles avec l’innocence de l’accusé doivent être logiques et fondées sur des déductions tirées des faits prouvés » : voir R. c. McIver1965 CanLII 26 (ON CA)[1965] 2 O.R. 475 (C.A.), p. 479; conf., sans analyse de cette question, par 1966 CanLII 6 (SCC)[1966] R.C.S. 254. Toutefois, ce point de vue n’est plus accepté. Pour évaluer une preuve circonstancielle, des inférences compatibles avec l’innocence n’ont pas à découler de faits établis : R. c. Khela2009 CSC 4 (CanLII)[2009] 1 R.C.S. 104, par. 58; voir également R. c. Defaveri2014 BCCA 370 (CanLII)361 B.C.A.C. 301, par. 10; R. c. Bui2014 ONCA 614 (CanLII)14 C.R. (7th) 149, par. 28. Exiger que des faits établis appuient des explications autres que la culpabilité a pour effet d’imposer à tort à l’accusé l’obligation de prouver des faits et va à l’encontre de la règle selon laquelle l’existence ou non d’un doute raisonnable est déterminée eu égard à l’ensemble de la preuve. Pour ce qui est de la preuve circonstancielle, il s’agit de considérer l’éventail des conclusions raisonnables qui peuvent être tirées de cette preuve. S’il existe d’autres conclusions raisonnables que la culpabilité, la preuve du ministère public ne satisfait pas à la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable.
[36]                          Je suis d’accord avec l’intimé pour dire qu’un doute raisonnable, ou une autre thèse que la culpabilité, ne devient pas « conjectural » du seul fait que ce doute ou cette thèse repose sur une absence de preuve. Comme l’a fait remarquer notre Cour dans l’arrêt Lifchus, un doute raisonnable « est un doute fondé sur la raison et le bon sens, et qui doit reposer logiquement sur la preuve ou l’absence de preuve » : par. 30 (je souligne). Une lacune particulière dans la preuve peut fonder d’autres inférences que la culpabilité. Mais ces inférences doivent être raisonnables compte tenu d’une appréciation logique de la preuve ou de l’absence de preuve, et suivant l’expérience humaine et le bon sens.
[37]                          Lorsqu’il apprécie des éléments de preuve circonstancielle, le juge des faits doit considérer [traduction] « [d’]autre[s] thèse[s] plausible[s] » et d’« autres possibilités raisonnables » qui ne sont pas compatibles avec la culpabilité : R. c. Comba1938 CanLII 14 (ON CA)[1938] O.R. 200 (C.A.), p. 205 et 211, le juge Middleton, conf. par 1938 CanLII 7 (SCC)[1938] R.C.S. 396R. c. Baigent2013 BCCA 28 (CanLII)335 B.C.A.C. 11, par. 20; R. c. Mitchell, [2008] QCA 394 (AustLII), par. 35. Je conviens avec l’appelant qu’il peut donc être nécessaire pour le ministère public de réfuter ces possibilités raisonnables, mais il n’a certainement pas à « réfuter toutes les hypothèses, si irrationnelles et fantaisistes qu’elles soient, qui pourraient être compatibles avec l’innocence de l’accusé » : R. c. Bagshaw1971 CanLII 13 (CSC)[1972] R.C.S. 2, p. 8. Une « autre thèse plausible » ou une « autre possibilité raisonnable » doit être basée sur l’application de la logique et de l’expérience à la preuve ou à l’absence de preuve, et non sur des conjectures.
[38]                          Il va de soi que la ligne de démarcation entre une « thèse plausible » et une « conjecture » n’est pas toujours facile à tracer. Cependant, la question fondamentale qui se pose est celle de savoir si la preuve circonstancielle, considérée logiquement et à la lumière de l’expérience humaine et du bon sens, peut étayer une autre inférence que la culpabilité de l’accusé.
[39]                          J’ai trouvé deux énoncés particulièrement utiles de ce principe.
[40]                          Le premier est tiré d’un vieil arrêt australien, l’affaire Martin c. Osborne (1936), 55 C.L.R. 367 (H.C.), p. 375 :
                    [traduction] Pour inculper une personne, les circonstances constituant la preuve ne doivent appuyer aucune autre explication raisonnable. Cela signifie que, dans le cours ordinaire de la vie, le degré de probabilité que les faits établis s’accompagnent du fait qui doit être établi est si élevé qu’on ne saurait raisonnablement supposer le contraire. [Je souligne.]
[41]                          Bien qu’une telle façon de s’exprimer ne soit pas appropriée dans une directive à des jurés, j’estime que l’idée exprimée dans ce passage — à savoir que pour justifier une déclaration de culpabilité, la preuve circonstancielle, appréciée à la lumière de l’expérience humaine, doit être telle qu’elle exclut toute autre possibilité raisonnable — constitue une façon utile de décrire la ligne de démarcation entre une thèse plausible et une conjecture.
[42]                          Le deuxième énoncé est tiré de l’arrêt R. c. Dipnarine2014 ABCA 328 (CanLII)584 A.R. 138, par. 22 et 24‑25. Dans cette affaire, la cour a déclaré [traduction] « [qu’il] n’est pas nécessaire que la preuve circonstancielle exclue toute autre inférence imaginable »; que le juge des faits ne devrait pas s’appuyer sur d’autres interprétations des faits qu’il considère déraisonnables; et que les autres inférences susceptibles d’être envisagées doivent être raisonnables, non pas seulement possibles.
[43]                          La façon dont il convient de tracer la ligne de démarcation entre une conjecture et une inférence raisonnable dans un cas précis ne saurait être décrite plus clairement qu’elle ne l’est dans les passages cités plus haut.

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