dimanche 30 décembre 2018

Comment pondérer le droit à la communication de la preuve en regard du privilège de la Couronne fondé sur des raisons d’intérêt public

R. c. Dancause, 2018 QCCS 1981 (CanLII)

Lien vers la décision

[1]         Le Tribunal est saisi d’une requête en matière de divulgation de la preuve, présentée par les accusés France-Josée Dancause et Daniel St-Denis. Cette requête soulève la question de l’application des privilèges ou immunités de la Couronne fondés sur l’intérêt public. Le Tribunal doit réviser le caviardage d’un rapport de police rédigé dans le cadre d’une enquête policière distincte de celle qui a mené aux accusations dans la présente cause.
[13]      Conformément à son obligation de se renseigner (R. c. McNeil2009 CSC 3 (CanLII)[2009] 1 RCS 66, par. 48-51), la Couronne vérifie et confirme l’existence du rapport. Ensuite, la Couronne obtient et transmet le rapport aux accusés.
[14]      En fait, le rapport se présente sous la forme de trois documents : un rapport d’enquête initial, un rapport d’enquête complémentaire no 1 et un rapport d’enquête complémentaire no 2. Le présent jugement, à moins d’indication contraire, réfère à l’ensemble des trois documents.
[15]      Des passages du rapport de police sont caviardés. La Couronne soutient que les passages cachés sont non pertinents ou protégés par un privilège de la Couronne fondé sur des raisons d’intérêt public. La Couronne affirme que la non-divulgation est nécessaire essentiellement pour préserver une enquête en cours. Elle plaide aussi la nécessité de protéger des techniques d’enquête secrètes et de protéger des renseignements nominatifs et la vie privée de personnes.
[16]      Il vaut de souligner que la Couronne se fonde sur la common law et n’invoque pas l’article 37 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C-5.
[18]      À l’audience sur la requête, le Tribunal a adopté une procédure qui se voulait équitable et adaptée aux circonstances (R. c. Basi, précité, par. 52-57). Le Tribunal a tenu des audiences ex parte pour permettre à la Couronne de présenter une preuve et faire des représentations. Le Tribunal a examiné la version intégrale du rapport. Un enquêteur de police a produit un affidavit avec un tableau en annexe fournissant des explications succinctes sur le caviardage. L’enquêteur a répondu sous serment aux questions de la Couronne et du Tribunal. Par ailleurs, les accusés ont obtenu une version caviardée de l’affidavit et du tableau annexé et ils ont eu l’opportunité de faire des représentations.
[19]      Le droit à la divulgation de la preuve est étroitement lié au droit à une défense pleine et entière garanti par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. La Couronne doit divulguer à l’accusé tous les renseignements, en sa possession ou sous son contrôle, se rapportant à la cause de l’accusé, qu’ils soient inculpatoires ou disculpatoires, sous réserve de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire de refuser de divulguer des renseignements manifestement non pertinents ou de la protection des renseignements privilégiés (R. c.Stinchcombe, précité; R. c. Chaplin1995 CanLII 126 (CSC)[1995] 1 RCS 727, par. 25-33; R. c. Taillefer; R. c. Duguay2003 CSC 70 (CanLII)[2003] 3 RCS 307, par. 59-60; R. c. McNeil2009 CSC 3 (CanLII)[2009] 1 RCS 66, par. 17-18). 
[20]      Ainsi, pour décider de la présente requête, le Tribunal doit déterminer si la Couronne démontre que la non-divulgation des renseignements caviardés est justifiée en vertu de sa discrétion de ne pas transmettre des renseignements manifestement sans pertinence ou en vertu d’un privilège ou d’une immunité.
[21]      Par souci d’efficacité et de simplicité, le Tribunal procède à l’analyse par étapes.
[22]      D’abord, il convient de maintenir le caviardage à l’égard des renseignements qui ne satisfont pas au critère minimal de pertinence énoncé dans l’arrêt Stinchcombe, sans égard aux revendications de la Couronne en matière de privilège d’intérêt public. En d’autres termes, il s’agit de maintenir le caviardage à l’égard des renseignements que la Couronne pourrait refuser de divulguer de toute manière parce qu’ils sont manifestement non pertinents. Il est ici question de renseignements qui ne présentent aucune utilité raisonnable pour la conduite de la défense des accusés, que ce soit pour répondre aux accusations, présenter une défense, attaquer la crédibilité des témoins ou encore prendre des décisions relatives au déroulement du procès (R. c. Stinchcombe, précité, p. 340, 345-346; R. c. McNeil, précité, par. 17; R. c.Taillefer, précité; R. c. Duguay, précité, par. 59-60).
[23]      L’examen du rapport d’enquête révèle que la vaste majorité des renseignements caviardés sont manifestement non pertinents au sens du critère de l’arrêt Stinchcombe. Ces renseignements sont insignifiants à l’égard des accusations dans le présent procès. Ils ne sont d’aucune utilité possible pour les accusés. La Couronne peut légitimement refuser de divulguer ces renseignements en vertu de sa discrétion. Certains de ces renseignements pourraient aussi faire l’objet d’un privilège ou d’une immunité de la Couronne. Pour les fins du présent jugement, il suffit de mentionner que ces renseignements portent essentiellement sur des démarches d’enquêtes se rapportant à des rencontres avec certains individus, à l’examen de certains lieux et objets et à des vérifications auprès de ressources diverses susceptibles d’aider à localiser une personne disparue.
[24]      Toutefois, certains renseignements caviardés sont, de l’avis du Tribunal, pertinents au sens de l’arrêt Stinchcombe. Il s’agit de renseignements qui concernent, de manière accessoire, des faits et des personnes liés à la présente cause. Le Tribunal doit donc déterminer si ces renseignements doivent demeurer confidentiels en vertu d’un privilège ou d’une immunité de la Couronne fondé sur l’intérêt public.
[25]      La common law reconnait qu’il peut être dans l’intérêt public de préserver la confidentialité de certains renseignements relatifs aux enquêtes policières et à l’application de la loi en vertu d’un privilège circonstancié (R. c. Bégin2005 QCCA 213 (CanLII)R. c. Richards(1997) 1997 CanLII 3364 (ON CA)115 CCC (3d) 377 (CAO)R. c. Mirarchi2015 QCCS 6628 (CanLII)R. c. Allie2014 QCCS 2381 (CanLII)R. c. Auger2013 QCCS 2490 (CanLII)R. c. Trang2002 ABQB 19 (CanLII)R. c. Chan2002 ABQB 287 (CanLII)).
[26]      La revendication d’un privilège circonstancié ou d’une immunité de la Couronne doit être étayée par une preuve, une allégation générale est insuffisante (Toronto Star Newspapers Ltd. c. Ontario2005 CSC 41 (CanLII)[2005] 2 RCS 188, par. 23, 37-42; R. c. Mirarchi, précité, par. 10-11; R. c. Allie, précité, par. 19).
[27]      Par ailleurs, la protection de la vie privée est une considération importante. Cependant, en général, le droit de l’accusé à la divulgation de la preuve doit prévaloir, sous réserve de mesures limitatives pour éviter les atteintes inutiles à la vie privée (R. c. McNeil, précité, par. 20, 41).
[28]      L’examen doit porter sur la nature des renseignements et non sur la nature générale du document qui contient les renseignements (R.c. Dubé2010 QCCA 1377 (CanLII), par. 21 à 27).
[29]      Il y a lieu ici d’ouvrir une parenthèse pour préciser que le Tribunal s’est assuré que la présente requête ne met pas en cause le privilège protégeant l’identité de l’indicateur de police, lequel est un privilège générique régi par des exigences strictes (R. c. Durham Regional Crime Stoppers Inc.2017 CSC 45 (CanLII)[2017] 2 RCS 157R. c. Basi, précité; R. c. Leipert1997 CanLII 367 (CSC)[1997] 1 RCS 281. Fermons la parenthèse.
[30]      Dans le contexte d’un procès, le droit à une défense pleine et entière de l’accusé doit être préservé. Dans l’arrêt A. (L.L.) c. B. (A.),1995 CanLII 52 (CSC)[1995] 4 RCS 536, par. 51, la Cour suprême du Canada affirmait ceci :

[51]     « En matière criminelle, l'immunité de droit public ne peut empêcher la divulgation ou entraîner l'irrecevabilité de documents susceptibles de permettre à l'accusé de réfuter une allégation de crime ou d'établir son innocence. (…) À cet égard, les tribunaux anglais ont statué que l'intérêt du public d'assurer au défendeur un procès équitable avait préséance sur l'intérêt de protéger de tels dossiers confidentiels si leur divulgation est nécessaire à la défense pleine et entière du défendeur » (références omises).
[31]      Le critère d’analyse applicable est énoncé par le juge Martin Vauclair (alors juge à la Cour supérieure et maintenant juge à la Cour d’appel) dans R. c. Auger, précité, par. 48 :
[48]     Généralement parlant, dans le contexte d'un procès criminel, ces privilèges ne s'appliqueront que lorsque l'intérêt de garder l'information secrète l'emporte sur l'intérêt d'une défense pleine et entière. Un tribunal doit soupeser différents facteurs comme l'importance des accusations et la valeur probante des éléments que l’on cherche à obtenir et de l’autre côté, l’intérêt public à ce que l'information soit gardée secrète.
[32]      Aux fins de l’analyse, il faut distinguer la pertinence de la preuve au sens du droit à la divulgation de l’importance de la preuve pour une défense pleine et entière. Pour reprendre les propos du juge Vauclair, dans Auger, précité, par. 112, « une preuve pertinente au sens de la communication de la preuve n’est pas toujours une preuve importante sur le plan de la défense pleine et entière ».
[33]      Encore ici, l’approche appropriée consiste à procéder par étape. Il y a lieu d’examiner d’abord l’importance des renseignements pour l’accusé et ensuite d’examiner l’application d’un privilège ou d’une immunité. Cette approche est appliquée dans les procédures prises en vertu de l’article 37 de la Loi sur la preuve (R. c. Minisini2008 QCCA 2188 (CanLII), par. 59; R. c. Meuckon (1990), 1990 CanLII 10991 (BC CA)57 CCC (3d) 193 (CACB)R. c. Richards, précité).
[34]      En l’espèce, la situation a ceci de particulier que les revendications de part et d’autre, pour la divulgation et pour le maintien de la confidentialité, sont peu convaincantes. Pour le Tribunal, il s’agit de faire le moins mauvais choix.
[35]      À l’audience, les accusés ont précisé qu’ils cherchaient essentiellement à obtenir des renseignements pouvant servir à tester la crédibilité des témoins à charge. Le Tribunal doute fortement de l’importance pour la défense des renseignements pertinents caviardés, et ce pour quelque fin que ce soit. Ces renseignements sont minces et ne révèlent rien de véritablement nouveau par rapport à ce que l’on a déjà appris dans le présent procès.
[36]      D’autre part, selon le tableau produit par la Couronne, le caviardage des renseignements pertinents au sens de l’arrêt Stinchcombe serait justifié uniquement par la protection d’une enquête en cours. Les préoccupations exprimées par l’enquêteur sont légitimes, mais sont largement fondées sur des considérations hypothétiques quant à des développements futurs de l’enquête.
[37]      Ayant à l’esprit les droits des accusés, le Tribunal est d’avis qu’il y a lieu de trancher en faveur de ceux-ci. Les renseignements pertinents au sens de l’arrêt Stinchcombe doivent être divulgués. L’intérêt du public à garder confidentiels ces renseignements ne l’emporte pas sur l’intérêt des accusés à obtenir la divulgation de ces renseignements.
[38]      Dans les circonstances de l’espèce, l’intérêt public à l’égard de l’enquête policière sera amplement protégé par le maintien du reliquat du caviardage.
[39]        Une remarque doit être faite à l’égard d’un passage précis contenant un renseignement devant être divulgué. Il est difficile d’enlever le caviardage cachant ce passage sans révéler d’autres renseignements qui sont non pertinents et qui valent d’être protégés pour préserver l’enquête en cours. Toutefois, la substance du renseignement en question est répétée, avec plus de précision d’ailleurs, dans un autre passage du rapport qui peut être divulgué aux accusés sans difficulté. Dans les circonstances, le passage problématique demeurera confidentiel. Cette solution ne comporte aucun préjudice pour les accusés.

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