samedi 2 décembre 2023

L’obligation de communication de la preuve entraîne l’obligation du ministère public de conserver les éléments de preuve pertinents

 Cartier c. R., 2015 QCCA 329

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[75]        L’obligation de communication de la preuve entraîne l’obligation du ministère public de conserver les éléments de preuve pertinents : R. c. Egger1993 CanLII 98 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 451. Par conséquent, lorsque des éléments de preuve sont perdus ou détruits et que la défense s’en plaint en invoquant son droit à la communication de la preuve, encore faut-il qu'ils soient pertinents, sinon leur conservation n’était pas exigée. Si tel est le cas, et que « les explications du ministère public convainquent le juge du procès que la preuve n’a été ni détruite ni perdue par suite d’une négligence inacceptable, l’obligation de divulgation n’a pas été violée » : R. c. La, précité, paragr.20. Si le ministère public n’y parvient pas, il y a violation de l’art. 7 de la Charte.

[76]        L’appelant cite le paragr. 55 de R. c. Fournier (2000), 2000 CanLII 6745 (QC CA), 145 C.C.C. (3d) 420 (C.A.Q.), repris dans  R. c. Salame2010 QCCA 64, pour affirmer que l’ordre doit être inversé. Ce serait plutôt au ministère public de démontrer l’absence de pertinence de la preuve après que la défense a établi la possibilité réaliste d’une atteinte à ses droits :

[55] Le premier juge a eu raison de conclure qu'il suffisait à l'intimé d'établir la possibilité réaliste d'une atteinte à son droit de présenter une défense pleine et entière pour donner ouverture au droit de demander un remède approprié en vertu de l'article 24.1 de la Charte. Une fois cette preuve faite, il incombe à la Couronne d'établir soit l'absence totale de pertinence de la preuve matérielle détruite ou perdue, soit l'absence d'une négligence grossière ou inacceptable.

[77]        Il faut toutefois préciser que, dans ces deux arrêts, il était incontestable que la preuve était pertinente. Dans Fournier, il s’agissait d’objets vraisemblablement utilisés pour commettre le meurtre alors que dans Salame, c’était le seul élément de preuve susceptible de permettre à la défense de contester l’expertise déposée par la poursuite. Personne ne pouvait contester la pertinence de ces objets. De plus, dans ces deux cas, il y avait non seulement le droit à la communication de la preuve qui était en cause, mais aussi la possibilité réaliste d’une atteinte au droit à un procès équitable en raison de la disparition de la preuve. Bref, ce n’était pas la question de la pertinence qui était en litige. De plus, si dans R. c. La, précité, il n’est pas fait mention directement de la nécessité de démontrer d’abord la pertinence de la preuve disparue pour s’interroger sur l’obligation de communication, c’est que cela découle nécessairement des propos du juge Sopinka :

[20] […] Le droit à la divulgation serait vide de sens si le ministère public n’était pas tenu de conserver des éléments de preuve qu’on sait pertinents. […]

[Je souligne.]

[78]        Cela découle aussi de ses motifs dans R. c. Carosella1997 CanLII 402 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 80 :

[37] Le droit à la communication de documents qui satisfont au critère préliminaire établi dans Stinchcombe est l’un des éléments du droit de présenter une défense pleine et entière qui est lui un principe de justice fondamentale visé à l’art. 7  de la Charte. […]

[Je souligne.]

[79]        Par ailleurs, même si l’appelant avait raison quant à l’ordre à suivre, cela n’aurait aucun impact dans le présent dossier, puisque le juge de première instance prend soin de se prononcer sur les explications du ministère public même lorsqu’il estime que la preuve n’était pas pertinente.

[80]        Il va de soi que, pour décider si l’explication est satisfaisante, il faut tenir compte des circonstances de la disparition ou de la destruction, notamment se demander si des mesures raisonnables ont été prises pour conserver la preuve. Il faut aussi prendre en considération la pertinence qu’on accordait à cette preuve à l’époque. Le degré de pertinence importe également : plus le degré de pertinence est élevé, plus les autorités ont le devoir de prendre des mesures diligentes pour conserver la preuve. Enfin, si la conduite des autorités était raisonnable, il n’y aurait pas de violation du droit malgré la perte de la preuve.

[81]        Il faut toutefois souligner la possibilité que, même en présence d’une explication raisonnable, la preuve perdue ou détruite soit si importante que le droit à une défense pleine et entière est violé, ce qui entraînerait un procès inéquitable et pourrait justifier un arrêt des procédures. Comme le souligne le juge Sopinka dans R. c. La, précité, cela ne pourra toutefois se produire que dans des situations exceptionnelles :

[24] L’obligation du ministère public en matière de divulgation de la preuve ne couvre évidemment pas tous les aspects du droit de présenter une défense pleine et entière garanti par l’art. 7  de la Charte  En effet, même lorsque le ministère public s’est acquitté de son obligation en divulguant tous les renseignements pertinents en sa possession et en expliquant les circonstances de la perte de tout élément de preuve, l’accusé jouit toujours du droit que lui garantit l’art. 7 de présenter une défense pleine et entière.  Ainsi, il est possible, dans des circonstances exceptionnelles, que la perte d’un document soit à ce point préjudiciable au droit de présenter une défense pleine et entière qu’elle porte atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable.  Dans de telles circonstances, il est possible que l’arrêt des procédures soit la réparation convenable, pourvu que les critères dont j’ai fait état plus tôt soient respectés.

[Je souligne.]

[82]        Je m’empresse de préciser que ce ne saurait être le cas ici. La perte des cheveux ou des fibres n’entre pas dans la catégorie des circonstances exceptionnelles. Leur importance et l’impact de leur disparition ne justifieraient pas, en soi, l’arrêt des procédures.

[83]        Par ailleurs, comment identifier les situations qui constituent un abus de procédures à la suite d’un défaut de communication? Le juge Sopinka écrit, toujours dans R. c. La, précité :

[22] Quelle conduite découlant du défaut de divulguer constituera un abus de procédure?  Par définition, il doit s’agir d’une conduite d’une autorité gouvernementale qui viole les principes fondamentaux qui sous‑tendent le sens du franc‑jeu et de la décence de la société.  La destruction de propos délibéré d’éléments de preuve par la police ou par d’autres représentants du ministère public en vue de contourner l’obligation de divulgation de celui‑ci est un exemple du genre de conduites visées.  Toutefois, l’abus de procédure ne se limite pas aux conduites de représentants du ministère public qui agissent pour un mobile illégitime.  Voir, dans R. c. O’Connor1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 411, aux par. 78 à 81, les propos exprimés par le juge L’Heureux‑Dubé pour la majorité sur cette question.  Par conséquent, d’autres dérogations graves à l’obligation qu’a le ministère public de conserver les éléments qui doivent être produits peuvent également constituer un abus de procédure, même s’il n’est pas établi que des éléments de preuve ont été détruits de propos délibéré pour faire obstacle à leur divulgation.  Dans certains cas, une conduite démontrant un degré inacceptable de négligence pourrait être suffisante.

[84]        Dans R. c. F.C.B(2000), 2000 NSCA 35 (CanLII), 142 C.C.C. (3d) 540, la Cour d’appel de Nouvelle-Écosse décrit la règle en dix propositions :

10     The basic principles applicable to the analysis of all three grounds of appeal raised in this case were summarized by Sopinka, J. in R. v. La, supra, commencing at para. 16. Those principles derived from R. v. Stinchcombe (No.1), 1991 CanLII 45 (CSC)[1991] 3 S.C.R. 326R. v. Egger1993 CanLII 98 (CSC)[1993] 2 S.C.R. 451; R. v. Stinchcombe (No. 2), supra; R. v. Chapman, 1995 CanLII 126 (CSC)[1995] 1 S.C.R. 727R. v. O'Connor, supra; and, R. v. Carosella , supra, and further developed in La, are:

(1)  The Crown has an obligation to disclose all relevant information in its possession.

(2)  The Crown's duty to disclose gives rise to a duty to preserve relevant evidence.

(3)  There is no absolute right to have originals of documents produced. If the Crown no longer has original documents in its possession, it must explain their absence.

(4)  If the explanation establishes that the evidence has not been destroyed or lost owing to unacceptable negligence, the duty to disclose has not been breached.

(5)  In its determination of whether there is a satisfactory explanation by the Crown, the Court should consider the circumstances surrounding its loss, including whether the evidence was perceived to be relevant at the time it was lost and whether the police acted reasonably in attempting to preserve it. The more relevant the evidence, the more care that should be taken to preserve it.

(6)  If the Crown does not establish that the file was not lost through unacceptable negligence, there has been a breach of the accused's s. 7 Charter rights.

(7)  In addition to a breach of s. 7 of the Charter, a failure to produce evidence may be found to be an abuse of process, if for example, the conduct leading to the destruction of evidence was deliberately for the purpose of defeating the disclosure obligation.

(8)  In either case, a s. 7 breach because of failure to disclose, or an abuse of process, a stay is the appropriate remedy, only if it is one of those rare cases that meets the criteria set out in O'Connor.

(9)  Even if the Crown has shown that there was no unacceptable negligence resulting in the loss of evidence, in some extraordinary case, there may still be a s. 7 breach if the loss can be shown to be so prejudicial to the right to make a full answer and defence that it impairs the right to a fair trial. In this case, a stay may be an appropriate remedy.

(10)  In order to assess the degree of prejudice resulting from the lost evidence, it is usually preferable to rule on the stay application after hearing all of the evidence

[85]        Cette Cour précise la démarche, dans R. c. RochonJ.E. 2002-1223, paragr. 47, en écrivant que « la perte d'une preuve pertinente au sens de Stinchcombe est une violation du droit de l'accusé à la divulgation, donnant droit à réparation à moins que la poursuite n'apporte une justification satisfaisante de la perte de la preuve ». Par ailleurs, la Cour ajoute que, même si la poursuite fait cette démonstration, le droit de l'accusé à une défense pleine et entière sera tout de même enfreint si, notamment, « la non-disponibilité de la preuve a causé un préjudice concret au droit de présenter une défense pleine et entière ».

[86]        Le juge de première instance a respecté ces principes.

[87]        En ce qui a trait à la première catégorie, il conclut que la preuve n’était pas pertinente et, au surplus, que si elle l’était, il aurait jugé satisfaisantes les explications du ministère public. Il ajoute qu’il n’y a aucun indice pouvant laisser croire que la disparition de la preuve empêche l’appelant de présenter une défense pleine et entière. Je ne vois pas d’erreur pouvant justifier l’intervention de la Cour. D’ailleurs, l’appelant en convient.

[88]        Quant à la deuxième, en tenant compte de la situation et de la perception des policiers à l’époque, il estime que la défense n’a pas démontré que la preuve était pertinente au sens de R. c. Stinchcombe1995 CanLII 130 (CSC), [1995] 1 R.C.S. 754. En outre, si elle l’était, les explications du ministère public suffisaient eu égard aux connaissances scientifiques en 1999-2000. Poussant plus loin l’analyse, il ne voit aucun abus de procédures, mauvaise foi ou motif détourné pour détruire la preuve. Il constate qu’il n’y a pas eu un degré inacceptable de négligence et, recherchant un préjudice « concret » que l’appelant aurait pu subir en ce qui a trait au droit à une défense pleine et entière, comme le prévoit l’arrêt R. c. La, précité, au paragr. 25, il dit ne pas en voir. Là encore, je ne vois pas pourquoi la Cour devrait intervenir.

[89]        En ce qui a trait à la troisième, il conclut que la preuve était pertinente, qu’il y a eu violation du droit à la communication de la preuve et que les explications du ministère public sont insuffisantes en ce qu’il y a eu erreur professionnelle sérieuse. Par contre, il ne détecte ni mauvaise foi ni abus de procédures et est d’avis qu’il ne s’agit pas de l’un des cas manifestes où l’arrêt des procédures serait justifié. Je ne vois aucune erreur dans ces conclusions.

[90]        Le juge recherche donc un remède qui soit juste et opte pour un contre-interrogatoire portant sur les circonstances de la disparition de la preuve. Comme le plaide l’appelant, cette réparation est toutefois de peu d’utilité, puisqu’un tel contre-interrogatoire est de toute façon permis. De plus, la Cour a souligné le caractère illusoire d’un tel remède dans R. c. Duguay2009 QCCA 1130, paragr. 260.

[91]        Par contre, comme dans R. c. Duguay, j’estime que l’appelant n’a pas subi de véritable préjudice. L’on ne sait pas s’il s’agissait de fibres ou de cheveux. Dans le cas de fibres, je ne peux voir en quoi une analyse pourrait avantager l’appelant. Quelle que soit leur nature ou leur origine, elles ne pourraient le disculper. S’il s’agit de cheveux, à moins que ce ne soient ceux de l’appelant (ce qui serait une preuve à charge), leur impact serait minime. En effet, en quoi pourraient-ils être favorables à la défense s’il s’avère qu’ils appartenaient à une autre personne? Rappelons que c’est d’un véhicule volé qu’il s’agit et que la présence de cheveux étrangers à l’appelant ne changera rien à la valeur de la preuve, même s’ils provenaient d’individus criminalisés, d’autant que son ADN a été retrouvé dans une cagoule saisie à l’intérieur.

[92]        De plus, dans ses directives, le juge a attiré l’attention des jurés sur les lacunes invoquées par la défense en ce qui a trait au travail du témoin et cela fait partie du remède.

[93]        Dans ces circonstances, je propose le rejet de ce moyen d’appel.

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