Zakzuk Gaviria c. R., 2023 QCCA 317
[64] Il est certain que, s’agissant d’évaluer la crédibilité d’un témoin, un juge de première instance jouit d’une grande latitude – la proposition est banale et tient du lieu commun. La Cour d’appel a d’ailleurs insisté à maintes reprises sur ce point et elle est respectueuse de la faculté de discernement qu’exercent les juges en assumant la lourde tâche de présider des procès. Ainsi, dans Martel-Poliquin c. R., un arrêt unanime, la Cour écrivait[11] :
[30] Un fait dans une instance contestée, qu’elle soit de nature civile ou criminelle, ce n’est pas un objet tangible exhibé de tous les côtés en trois dimensions dans une vitrine. Le juge est très souvent confronté à des versions et des récits différents, d’ailleurs souvent inconciliables, d’un ou de plusieurs faits, qu’il ne s’agit plus d’observer à l’œil nu mais de reconstituer par l’entremise de moyens de preuve recevables; aussi le juge doit-il exercer son discernement, peser le pour et le contre dans la preuve dont il est saisi, et trancher.
Néanmoins, on ne peut pour cette seule raison avaliser de sérieuses irrégularités sous‑jacentes dans l’évaluation de la preuve.
[67] Il est plutôt question ici des moyens utilisés pour attaquer la crédibilité de Mme Cuervo, dont il n’est pas exagéré de dire qu’elle fut le principal témoin cité en défense au procès. Sur un aspect de ces moyens, la preuve de déclarations antérieures incompatibles, l’arrêt M.D. est très révélateur. Le juge Cournoyer, auteur des motifs unanimes de la Cour, y cite longuement l’arrêt R. c. P. (G.)[15] de la Cour d’appel de l’Ontario, où le juge Rosenberg avait tenu des propos fort éclairants sur les étapes à suivre pour se conformer aux articles 10 et 11 de la Loi sur la preuve au Canada. Le juge Rosenberg concluait notamment que, en dépit d’une certaine controverse jurisprudentielle sur la question, ces deux dispositions ne sont pas mutuellement exclusives. Elles doivent être lues et comprises de concert, entre autres raisons parce que « the possibility that the impeaching witness may have misunderstood, or only heard part of the conversation, or simply forgot crucial aspects is even greater for oral statements[16] ». Les mots « the impeaching witness » visent le témoin qui vient faire état d’une déclaration antérieure incompatible effectuée par le témoin dont on attaque la crédibilité.
[68] Toujours dans l’arrêt M.D., le juge Cournoyer fait le lien entre le propos du juge Rosenberg et l’arrêt Mandeville c. R.[17], où la Cour d’appel du Québec avait formulé cinq conditions préalables à la preuve d’une déclaration contradictoire d’un témoin. Ainsi faut‑il[18] :
1. qu’un témoin soit contre-interrogé au sujet d’une déclaration antérieure faite par lui relativement au sujet de la cause;
2. que cette déclaration soit incompatible avec sa présente déposition;
3. que le témoin n’admette pas clairement qu’il a fait cette déclaration;
4. que les circonstances dans lesquelles a été faite la prétendue déclaration soient exposées au témoin de manière à spécifier cette déclaration, et;
5. qu’on ait demandé au témoin s’il a fait ou non cette déclaration.
Une fois ces cinq conditions remplies, « il est permis de prouver[19] » que le témoin a réellement fait cette déclaration.
[69] En l’espèce, il ne fait guère de doute que les conditions en question furent satisfaites au cours du contre-interrogatoire de Mme Cuervo. En effet, elle a soit nié avoir tenu les propos qu’on lui attribuait, soit déclaré (ou prétexté) qu’elle ne s’en souvenait pas (ce qui est assimilable à la notion de contradiction[20]), soit affirmé que la policière avait fait erreur en prenant ses notes, soit nuancé le contenu du propos au point d’en atténuer voire d’en neutraliser l’incompatibilité. On se trouvait donc dans une situation cette fois semblable à celle de l’arrêt M.D., lorsque la partie qui contre-interroge « aurait pu prouver les extraits pertinents[21] » de la déclaration antérieure. Mais encore faut-il en administrer une preuve recevable.
[70] Ici, on sait que, par l’effet de l’arrêt Stinchcombe[22], l’avocate de l’appelant était en possession des notes prises par la policière et qu’elle les a communiquées à Mme Cuervo avant l’audience. On voit même de la transcription du procès que l’avocate de l’appelant les a en main au cours de l’audience puisqu’elle demande à l’avocate de la poursuite de lui préciser à quelle page elle se trouve lorsque celle-ci décrit au témoin les déclarations antérieures incompatibles. Mais tout cela ne change rien à l’affaire. Ce que l’avocate de la poursuite a en main lorsqu’elle pose ces questions est un document contenant du ouï‑dire. Pour tabler sur la déclaration, apprécier la nature de la contradiction qu’on allègue contre le témoin, et en tirer des inférences sur sa crédibilité, il aurait fallu ici que la policière qui recueillit les paroles de Mme Cuervo et qui les consigna par écrit témoigne de ce fait au procès.
[71] L’intimé dans son mémoire soutient que faire la preuve de la déclaration antérieure n’était pas nécessaire. « Il s’agit d’une étape facultative », écrit-il. Ce peut parfois être le cas, tout dépend du contexte, mais ici la seule preuve des déclarations antérieures dont disposait la juge en était une qui en niait la pertinence – puisque, selon le témoin, rien dans ce qu’elle avait dit aux policières ne permettait d’accréditer la thèse de la poursuite.
[72] Cela est d’autant plus problématique qu’aux paragraphes 124 à 129 des motifs cités ci-dessus au paragraphe [62], la juge corrobore, en quelque sorte, son évaluation de la crédibilité du témoin en invoquant des faits (il ne s’agit plus de déclarations contradictoires mais de faits distincts) qui ne sont nulle part en preuve. Il tombe sous le sens, en effet, que ce qu’affirme l’avocate de la poursuite dans les questions qu’elle pose en contre-interrogeant le témoin ne fait aucunement preuve de l’existence des faits qu’elle décrit. Il aurait fallu beaucoup plus que cela pour conclure que la crédibilité du témoin avait été anéantie en contre-interrogatoire. Il est tout à fait possible, et cela pourrait vraisemblablement demeurer le cas, qu’une preuve administrée au procès des conditions de confection des notes d’enquête par la policière elle-même, ou de faits autres que des faits accessoires au sens de l’arrêt R. c. R. (D.)[23], aurait amplement étayé la conclusion de la juge sur la crédibilité de Mme Cuervo, mais de telles preuves sont absentes du dossier. Et en leur absence, la présomption d’innocence commande un correctif.
[73] En l’occurrence, une poutre maîtresse de la défense offerte au procès était l’impossibilité pour l’appelant de se trouver le seul adulte dans la garderie pendant un laps de temps suffisamment long pour commettre les infractions qui lui étaient reprochées. Le témoignage de sa conjointe visait à établir cette impossibilité ou, à tout le moins, à soulever un doute raisonnable sur la culpabilité de l’appelant pour cette raison. En écartant ce témoignage à partir d’éléments d’information qui n’avaient pas fait l’objet d’une preuve valide, la juge faussait sensiblement la perspective dans laquelle il lui revenait de statuer sur la crédibilité de ce témoin. Cela compromet le verdict qu’elle a rendu (voir les arrêts R. c. Lohrer[24] et R. v. Morrissey[25]) et dans les circonstances il serait hasardeux de le confirmer. Il en est ainsi, pour reprendre les termes du juge Doherty dans l’arrêt Morrissey, « même si la preuve réellement produite au procès était susceptible d’étayer une déclaration de culpabilité[26] ».
Aucun commentaire:
Publier un commentaire