Procureur général du Québec c. Fédération des policiers et policières municipaux du Québec, 2024 QCCA 537
[113] Tel que déjà constaté, le paragraphe 2o du premier alinéa de l’article 1 du Règlement oblige le policier impliqué à rédiger un compte rendu des évènements afin de le remettre au BEI. Puisque c’est le comportement du policier impliqué qui fait l’objet de l’enquête du BEI et puisque cette enquête vise ultimement à déterminer si des accusations criminelles devraient ou non être entreprises contre lui, l’obligation législative de rédiger un compte rendu pour les fins de cette enquête semble, à prime abord, porter atteinte à son droit au silence et à son droit de ne pas s’incriminer.
[114] Le droit au silence est étroitement lié au principe qui permet à une personne de refuser de s’incriminer[111]. Ainsi, un suspect ne peut être contraint de servir de source de renseignements sur ses propres agissements criminels[112]. Le principe permettant de refuser de s’incriminer se manifeste dans plusieurs règles constitutionnelles et de common law qui s’appliquent tant avant qu’après un procès criminel.
[115] Pendant un procès, le principe s’exprime dans la protection prévue à l’aliéna 11c) de la Charte canadienne contre l’obligation de l’accusé de témoigner, dans la présomption d’innocence prévue à l’alinéa 11d) et le fardeau imposé au ministère public d’établir sa preuve hors de tout doute raisonnable, de même que dans la protection prévue à l’article 13 de la Charte canadienne interdisant qu’un témoignage incriminant dans une procédure soit utilisé pour incriminer le témoin dans d’autres procédures[113].
[116] Avant un procès, la loi permet à un suspect de garder le silence lorsqu’il est interrogé par des policiers et lui assure qu’il n'a aucune obligation générale de communication à l’égard des policiers[114]. Une protection résiduelle permettant à un individu de refuser de s’incriminer est aussi conférée par l’article 7 de la Charte canadienne[115]. Toutefois, cette protection au titre de l’article 7 dépend du contexte et n’est pas absolue à l’égard de toute utilisation des renseignements dont la divulgation a été forcée en vertu d’une loi ou d’une autre manière. Ainsi, il ne faut pas accepter automatiquement que l’article 7 de la Charte canadienne comprend abstraitement un droit général de ne pas s’incriminer[116].
[117] Ainsi, le législateur a inclus dans certaines lois des obligations pour les individus de rendre compte de leurs activités lorsque celles-ci sont réglementées par l’État. Dans la plupart des cas, un individu ne peut refuser de rendre compte selon la loi en invoquant un droit abstrait au refus de s’incriminer. Cependant, se pose alors la question de l’admissibilité de tels comptes rendus dans le cadre de procédures criminelles. Ainsi, selon les circonstances, les tribunaux ont admis dans le cadre d’un procès criminel certains types de comptes rendus obligatoires, alors qu’ils les ont exclus dans d’autres cas[117].
[118] Autrement dit, bien que la règle de droit issue de la common law permette, en principe, à tout individu de refuser de faire des déclarations écrites ou orales à la police afin de l’incriminer dans une procédure criminelle[118], l’application de cette règle est fort complexe lorsque, par ailleurs, une loi oblige autrement un individu à faire une déclaration.
[119] Toutefois, la situation n’est pas la même lorsque l’individu en cause est l’objet même d’une enquête de nature criminelle, puisque la relation entre l’État et ce dernier vise alors potentiellement à le priver de liberté. Dans l’arrêt R. c. Jarvis[119], la Cour suprême indique que « lorsqu’un examen dans un cas particulier a pour objet prédominant d’établir la responsabilité pénale du contribuable, les fonctionnaires [de l’État] doivent renoncer à leur faculté d’utiliser les pouvoirs d’inspection et de demande péremptoire »[120].
[120] En revanche, la question qui se pose souvent dans un tel cas est celle de savoir à quel moment le seuil entre l’enquête de nature administrative et celle de nature criminelle est franchi. Ce seuil est généralement établi lorsque les agents de l’État croient raisonnablement à la commission d’une infraction, mais ce dernier critère n’est pas nécessairement déterminant. Il faut également considérer toutes les circonstances, notamment si la conduite des agents de l’État donne à croire qu’ils procèdent à une enquête de nature criminelle ou plutôt de nature administrative et si la preuve recherchée au cours de l’enquête est pertinente à une enquête de nature administrative ou plutôt à une enquête de nature criminelle[121].
[121] Qu’en est-il en l’espèce?
[122] Il n’y a aucun doute que le policier doit rédiger un compte rendu d’un évènement, même s’il s’agit d’un policier impliqué au sens du Règlement. Comme le notait le juge Moldaver dans Wood c. Schaeffer, « l’obligation de rédiger des notes constitue, à tout le moins, un aspect implicite de l’obligation qu’a tout agent de police de faciliter le dépôt d’accusations et le déroulement des poursuites »[122]. Cela étant, puisque l’enquête du BEI en est une de nature criminelle en ce qu’elle vise à déterminer si des accusations criminelles doivent être portées contre le policier impliqué, l’obligation qui incombe à ce dernier de rédiger un tel compte rendu doit être réconciliée avec son droit au silence dans le cadre d’une enquête de nature criminelle le concernant directement.
[123] Ici, contrairement à la situation dans R. c. White, le Règlement oblige le policier impliqué à rédiger un compte rendu dans le cadre d’une enquête policière dont l’objet ultime est précisément de décider si des procédures criminelles devraient ou non être portées contre lui. Bien que la Cour suprême ait reconnu dans Wood c. Schaeffer[123] qu’une telle obligation pouvait être imposée à un policier par une province, c’était dans le contexte d’un règlement provincial qui interdisait de fournir le compte rendu du policier impliqué aux agents enquêteurs et où la validité constitutionnelle d’une telle obligation n’était pas remise en question.
[124] S’il est incontestable que le policier impliqué est soumis à une obligation professionnelle de rédiger un compte rendu d’évènement, je suis néanmoins d’avis qu’il ne devrait pas être obligé de transmettre son rapport au BEI, bien qu’il puisse volontairement le faire. Décider autrement serait faire fi des droits constitutionnels du policier impliqué comme individu visé par une enquête de nature criminelle. C’est la façon appropriée de réconcilier à la fois, d’une part, les devoirs professionnels qui incombent au policier impliqué dans un évènement mettant potentiellement en cause sa responsabilité criminelle et, d’autre part, ses droits constitutionnels dans le cadre d’une enquête de nature criminelle le visant directement. Comme le signalait le juge en chef Lamer dans R. c. Jones[124] :
Toute action de l’État qui contraint une personne à produire une preuve contre elle-même dans des procédures l’opposant à l’État viole le principe interdisant l’auto-incrimination. La contrainte, devrait-on le souligner, signifie refuser la possibilité de donner un consentement libre et éclairé.
[125] Il n’est pas anodin de noter que c’est cette réconciliation des droits qui a été retenue dans la législation des autres provinces canadiennes portant sur des enquêtes similaires à celles menées par le BEI; j’y reviendrai.
La mise en garde au policier impliqué lors de sa rencontre avec les enquêteurs du BEI
[126] Le paragraphe 3o du premier alinéa de l’article 1 du Règlement oblige le policier impliqué à rencontrer les enquêteurs du BEI. Cependant, tout en reconnaissant que le policier impliqué n’a pas l’obligation de répondre aux questions des enquêteurs du BEI, le PGQ soutient que ces derniers n’ont aucune obligation de faire une mise en garde au policier impliqué en début d’entrevue. Qu’en est-il?
[127] La règle des confessions, une règle de common law, protège le droit d’un individu de garder le silence à tout moment pendant une enquête policière, peu importe que l’individu interrogé soit détenu ou non, tandis que les protections résiduelles de l’article 7 de la Charte canadienne n’entrent généralement en jeu qu’après une mise en détention[125].
[128] Ainsi, lorsqu’un individu interrogé par la police devient un « suspect » aux fins de l’enquête criminelle – plutôt qu’un témoin – la mise en garde sur le caractère volontaire d’une déclaration est requise[126]. Cela étant, un individu qui est détenu par la police, qu’il soit ou non un suspect, a toujours le droit à une mise en garde[127].
[129] En l’espèce, le Règlement oblige le policier impliqué à se présenter à une entrevue auprès des enquêteurs du BEI. Rappelons à nouveau que le policier impliqué est le sujet même de l’enquête de nature criminelle menée par le BEI. L’effet de cette obligation légale de se présenter à l’entrevue, combiné au fait que c’est la responsabilité criminelle potentielle du policier impliqué qui est l’objet de l’enquête, fait en sorte que ce dernier est légalement en détention lors de l’entrevue auprès des enquêteurs du BEI. Il en découle que le policier impliqué a droit à une mise en garde dès le début de l’entrevue.
[130] En effet, lorsqu’un individu est légalement tenu d’obtempérer à un ordre ou à une sommation de la police, surtout lorsque le but est de déterminer sa responsabilité criminelle, cela doit être assimilé à une détention[128]. C’est manifestement le cas pour le policier impliqué au regard de l’entrevue obligatoire auprès des enquêteurs du BEI. Une mise en garde au policier impliqué est donc requise, comme l’a d’ailleurs conclu le juge de première instance.
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