R. c. J.J.R.D., 2006 CanLII 40088 (ON CA)
Lien vers la décision
[26] L'une des particularités du système de justice pénale est que si un accusé est jugé par un jury, la loi exige un verdict d'un ou deux mots et interdit toute explication de ce verdict. Cependant, si le même accusé est jugé pour la même accusation par un juge seul, la même loi exige une explication raisonnée du verdict.
[27] Dans les procès devant juge siégeant seul, la plupart des appels portent essentiellement sur les motifs du jugement. Avant l'arrêt R. c. Sheppard (2002), 2002 CSC 26 (CanLII), 162 C.C.C. (3d) 298 (C.S.C.), et l'arrêt connexe, R. c. Braich (2002), 2002 CSC 27 (CanLII), 162 C.C.C. (3d) 324 (C.S.C.), les arguments fondés sur les lacunes des motifs du juge de première instance prenaient l'une ou l'autre de ces deux voies, ou les deux à la fois. Dans certains cas, il a été soutenu que l'insuffisance des motifs découlait d’ une erreur juridique sous-jacente ou implicite dans le processus de raisonnement du juge de première instance. Le meilleur exemple est peut-être l'argument, avancé dans de nombreux appels, selon lequel l'absence de renvoi aux principes énoncés dans l'arrêt R. c. W.(D.), précité, reflète une mauvaise application de la norme du doute raisonnable au regard de la détermination de la crédibilité : voir par exemple R. v. Strong, [2001] O.J. no 1362 (C.A.).
[28] La deuxième approche consiste à souligner les lacunes que présentent les motifs pour étayer une allégation selon laquelle le verdict est déraisonnable au sens du sous-alinéa 686(1)a)(i) du Code criminel. Dans ce contexte, le caractère insuffisant des motifs est censé refléter des erreurs ou des lacunes dans l'analyse juridique du juge de première instance ou dans le traitement de la preuve et est souligné pour expliquer comment le juge, vraisemblablement une personne raisonnable, aurait pu arriver à un verdict déraisonnable : voir par exemple R. c. Biniaris (2000), 2000 CSC 15 (CanLII), 143 C.C.C. (3d) 1, au para. 36 (C.S.C.).
[29] Après les arrêts Sheppard et Braich, un troisième type d'argument fondé sur le caractère censément insuffisant des motifs du juge du procès a souvent été invoqué. Selon cet argument, les lacunes dans les motifs sont suffisantes pour justifier l'annulation en soi, sans qu'il soit nécessaire d'en déduire une erreur de droit sous-jacente et de conclure que le verdict était déraisonnable. La cour d’appel a conclu dans ces deux affaires que l'absence de motifs (Sheppard) ou le caractère gravement insuffisant des motifs (Braich) peut constituer une erreur de droit autonome justifiant l'annulation du verdict et le prononcé d’une ordonnance de nouveau procès.
[30] Dans l'arrêt Sheppard, précité, au par. 53, le juge Binnie a souligné que l'allégation selon laquelle les motifs d'un jugement sont insuffisants et que cette insuffisance équivaut à une erreur de droit doit être vérifiée sur le plan fonctionnel et dans le contexte de l'affaire en question. Il a reconnu, aux par. 18-23, que les motifs servent divers objectifs salutaires dans le processus de justice pénale, y compris la communication de renseignements à la partie perdante quant aux raisons de sa défaite. Dans le contexte de l’examen en appel, cependant, le juge Binnie, au paragraphe 25, a décrit la fonction des motifs de jugement en ces termes :
La question qui nous est soumise présuppose que la décision a fait l'objet d'un recours. Dans ce contexte, l'objectif est, à mon avis, de préserver et d'améliorer le contrôle juridictionnel de la justesse de la décision (qui englobe à la fois les erreurs de droit et les erreurs de fait manifestes et prépondérantes). Si les lacunes dans les motifs n'empêchent pas, dans un cas particulier, un véritable contrôle en appel, mais permettent son plein exercice, elles ne justifient pas une intervention en vertu de l'article 686 du Code criminel. [Soulignement ajouté.]
[31] Après avoir passé en revue la jurisprudence, le juge Binnie est revenu sur ce qu'il considérait comme la question cruciale de l'examen en appel du caractère adéquat des motifs du procès, au para. 46 :
Ces affaires montrent clairement, je pense, que l'obligation de motiver, lorsqu'elle existe, découle des circonstances d'une affaire particulière. Lorsqu'il ressort clairement du dossier qu'un accusé a été condamné ou acquitté et que l'absence ou l'insuffisance des motifs ne constitue pas un obstacle significatif à l'exercice du droit d'appel, la cour d'appel n'interviendra pas pour cette raison. En revanche, lorsque le chemin emprunté par le juge de première instance à travers des preuves confuses ou contradictoires n'est pas du tout évident, ou qu'il existe des questions de droit difficiles qui doivent être confrontées mais que le juge de première instance a contournées sans explication, ou lorsque (comme en l'espèce) il existe des théories contradictoires sur les raisons pour lesquelles le juge de première instance aurait pu décider comme il l'a fait, dont certaines au moins constitueraient clairement une erreur réversible, la cour d'appel peut dans certains cas se considérer comme incapable de donner effet au droit d'appel prévu par la loi. Dans ce cas, l'une ou l'autre des parties peut contester la justesse du résultat, mais elle aura été privée à tort, en raison de l'absence ou de l'insuffisance des motifs, de la possibilité d'examiner correctement le verdict de première instance en appel. Dans ce cas, même si le dossier révèle des éléments de preuve qui, d'un certain point de vue, pourraient étayer un verdict raisonnable, les lacunes dans les motifs peuvent constituer une erreur de droit et justifier l'intervention de la cour d'appel. Il appartiendra à la cour d'appel de déterminer si, dans un cas particulier, l'insuffisance des motifs l'empêche de s'acquitter correctement de sa fonction d'appel. [Soulignement ajouté.]
[32] Les circonstances du cas d'espèce détermineront le caractère adéquat des motifs de jugement et l'effet, le cas échéant, de l'insuffisance des motifs ou de l'issue du recours. Les motifs de jugement doivent être examinés dans le contexte de l'ensemble de l’instance, en particulier la nature des preuves entendues et les arguments avancés.
[33] Les cours d'appel ne devraient pas non plus surestimer la complexité de la plupart des litiges pénaux ou sous-estimer la capacité des personnes participant au procès à comprendre les motifs du résultat. La plupart des procès pénaux, même les plus difficiles, ne sont pas particulièrement compliqués. La plupart des accusés, même ceux qui sont farouchement en désaccord avec le résultat, ne comprennent que trop bien pourquoi ils ont été condamnés. Une fois de plus, je reviens aux mots du juge Binnie dans l'affaire Sheppard, supra, au par. 60 :
[D]ans la grande majorité des affaires pénales, les questions en jeu et le chemin emprunté par le juge de première instance pour parvenir au résultat seront probablement clairs pour toutes les parties concernées. L'obligation de rendre compte vise l'équité fondamentale, et non la perfection, et ne justifie pas que l'on passe indûment de la justesse du résultat à une dissection ésotérique des mots utilisés pour exprimer le processus de raisonnement qui l'a sous-tendu.
[34] Dans ses observations, l'avocat a souligné que les motifs du juge du procès n'expliquaient pas le rejet pur et simple de la preuve de l'appelant. L'avocat a fait valoir que lorsque la preuve du ministère public ne peut être qualifiée d'accablante et que la preuve de l'accusé n'est pas manifestement non fiable ou non crédible, l’omission du juge de première instance de donner une explication motivée pour le rejet de la preuve de l'accusé constitue une erreur de droit.
[35] Assurément, le juge du procès doit expliquer à l'accusé pourquoi il l'a condamné. Lorsque l'accusé a témoigné, le juge doit notamment expliquer pourquoi il a rejeté la dénégation de l'accusé. Toutefois, lorsque le caractère suffisant des motifs est contesté en appel, l'issue de l'appel doit dépendre de la possibilité d'un véritable examen en appel de la procédure de première instance : voir R. c. G.(L.) (2006), 2006 SCC 17 (CanLII), 207 C.C.C. (3d) 353, au par. 14 (C.S.C.). Cela ressort clairement de l'observation faite dans l'affaire Sheppard, supra, au par. 55 :
Lorsque la décision de première instance n'explique pas suffisamment le résultat aux parties, mais que la cour d'appel s'estime en mesure de le faire, l'explication de la cour d'appel dans ses propres motifs est suffisante. Dans ce cas, il n'est pas nécessaire de tenir un nouveau procès.
[36] En mettant l'accent sur la possibilité de réexaminer l’instance en tant que question ultime, je ne diminue pas l'importance de l'absence de toute explication discernable pour le rejet de la dénégation apparemment plausible d'un accusé. L'absence de toute explication peut largement contribuer à mettre les motifs hors de portée d'un véritable examen en appel : voir R. v. Maharaj (2004), 2004 CanLII 39045 (ON CA), 186 C.C.C. (3d) 247, aux par. 26-29 (C.A. Ont.), autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2004] C.S.C.A. no 340.
[37] Dans certaines circonstances, si le juge de première instance n'explique pas de façon adéquate les motifs pour lesquels il a rejeté la dénégation de l'accusé, il sera impossible pour la cour d'appel de s'assurer que la condamnation était fondée sur l'application des bons principes juridiques aux conclusions de fait que le juge de première instance avait raisonnablement la possibilité de tirer. Il existe plusieurs exemples de circonstances dans lesquelles notre Cour a établi un lien entre l'absence de motifs clairs pour rejeter des éléments de preuve à décharge et l'incapacité de procéder à un contrôle efficace en appel : voir R. c. Maharaj, supra, par. 29 ; R. c. Lagace (2003), 2003 CanLII 30886 (ON CA), 181 C.C.C. (3d) 12, par. 44 (C.A. Ont.) ; R. v. D.(S.J.) (2004), 2004 CanLII 31872 (CA ON), 186 C.C.C. (3d) 304 (C.A. Ont.), autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2004] S.C.C.A. no 365.
[38] Dans d'autres cas, le fait que le juge de première instance ne mentionne pas explicitement les facteurs de la preuve de l'appelant justifiant son rejet de cette preuve n'empêche pas un examen significatif en appel : voir par exemple R. c. R.L., 2002 CanLII 49356 (ON CA), [2002] O.J. no3061 au par. 3 (C.A.) ; R. v. S.(A.) (2002), 2002 CanLII 44934 (ON CA), 165 C.C.C. (3d) 426, aux par. 33-34 (C.A. Ont.) ; R. v. Tzarfin, 2005 CanLII 30045 (ON CA), [2005] O.J. no3531 au par. 11 (C.A.).
[39] Il n'y a pas de divergence d'opinion jurisprudentielle sous-jacente aux différents résultats obtenus dans les affaires susmentionnées. Les différents résultats reflètent les évaluations fonctionnelles et contextuelles de la justesse des motifs dictées par les arrêts Sheppard et Braich. Selon cette approche, une lacune dans les motifs rendra dans certains cas les motifs inadéquats, mais cette même lacune n'aura pas cet effet dans d'autres cas où le contexte est différent.
[40] Par exemple, dans l'arrêt Maharaj, supra, le juge Laskin, après avoir examiné l'ensemble des motifs et le dossier du procès, a observé au par. 29 :
En outre, l'absence de motifs adéquats pour rejeter les preuves de l'appelant rend problématique un examen significatif en appel. La Cour ne peut être convaincue que le juge de première instance a correctement appliqué la charge de la preuve ou les principes sous-jacents à l'arrêt W.(D.). [Soulignement ajouté.]
[41] Comme la Cour n'a pas pu se convaincre que les principes fondamentaux applicables au fardeau de la preuve avaient été suivis dans l'affaire Maharaj, les motifs ne permettaient pas un examen en appel et étaient tellement insuffisants qu'ils équivalaient à une erreur de droit.
[42] Maharaj peut être comparé à R. v. S.(A.), supra. Le juge Feldman, dans le cadre de l'examen d'un argument relatif au caractère suffisant des motifs du juge de première instance, a déclaré au par. 34 :
Sur la base de l'ensemble de la preuve, le juge du fond est en droit de croire la plaignante et de rejeter les dénégations de l'accusé. En l'espèce, le juge du fond a d'abord rejeté les preuves de l'accusé sans expliquer clairement ce rejet. Toutefois, plus loin dans ses motifs, il a expliqué pourquoi il acceptait les preuves de la plaignante comme étant vraies. Aucun élément de la preuve de l'appelant n'a soulevé de doute dans l'esprit du juge du fond. Il était en droit de procéder à cette évaluation et de tirer ces conclusions en se fondant sur l'ensemble des éléments de preuve considérés dans leur totalité. [Soulignement ajouté.]
[43] Les juges Feldman et Laskin ont tous deux procédé à une analyse contextuelle et fonctionnelle du caractère adéquat des motifs. Se fondant sur les dossiers respectifs dont ils disposaient, ils sont parvenus à des conclusions différentes. Le juge Feldman a pu être convaincu que le juge de première instance avait appliqué la norme de preuve appropriée. Le juge Laskin n'a pas pu en être convaincu. Dans l'affaire dont le juge Feldman était saisi, les motifs considérés dans le contexte de l'ensemble du dossier n'ont pas empêché un examen efficace en appel, malgré l'absence d'une explication explicite de la part du juge du procès quant au rejet de la preuve disculpatoire de l'appelant.
[44] J'en viens maintenant aux motifs du jugement dans la présente affaire. Il ne s'agit pas d'un cas comme celui de Sheppard, dans lequel le juge de première instance n'a pas donné de motifs valables. La plainte porte sur le caractère adéquat des motifs. Comme les motifs dans Braich, supra, au par. 20 : « Il n'y a aucun doute sur ce que le juge de première instance a décidé et sur la façon dont il est parvenu à sa décision ».