mardi 14 avril 2009

Indécence — Test fondé sur le préjudice

R. c. Labaye, 2005 CSC 80 (CanLII)

La conduite indécente criminelle sera établie si le ministère public prouve hors de tout doute raisonnable les deux éléments suivants (par 62)

1. De par sa nature, la conduite en litige cause ou présente un risque appréciable que soit causé, à des personnes ou à la société, un préjudice qui porte atteinte ou menace de porter atteinte à une valeur exprimée et donc reconnue officiellement dans la Constitution ou une autre loi fondamentale semblable, notamment:

a) en exposant les membres du public à une conduite qui entrave de façon appréciable leur autonomie et leur liberté;

b) en prédisposant autrui à adopter un comportement antisocial;

c) en causant un préjudice physique ou psychologique aux personnes qui participent aux activités.

2.Le préjudice ou le risque de préjudice atteint un degré tel qu’il est incompatible avec le bon fonctionnement de la société.

La nature du préjudice
Le préjudice a été défini comme le «comportement [...] que la société reconnaît officiellement comme incompatible avec son bon fonctionnement » (par 28)

Deux conditions générales se dégagent de cette définition du préjudice nécessaire pour qu’il y ait indécence criminelle. Premièrement, les mots «reconnaît officiellement» indiquent que le préjudice doit se rapporter à des normes que notre société a reconnues dans sa Constitution ou ses lois fondamentales semblables. Cela signifie que l’examen n’est pas fondé sur une conception individuelle de ce qui constitue un préjudice, ni sur les enseignements de telle ou telle idéologie, mais sur ce que la société, par ses lois et ses institutions, a reconnu comme essentiel à son bon fonctionnement. Deuxièmement, le préjudice doit être grave. Il doit non seulement nuire au bon fonctionnement de la société, mais être incompatible avec celui-ci (par 29)

Pour engager la responsabilité pénale, le préjudice doit être un préjudice que la société reconnaît officiellement comme incompatible avec son bon fonctionnement (par 32)

Jusqu’à maintenant, la jurisprudence a dégagé trois types de préjudices susceptibles d’étayer une conclusion d’indécence:(1)le préjudice causé à ceux dont l’autonomie et la liberté peuvent être restreintes du fait qu’ils sont exposés à une conduite inappropriée; (2)le préjudice causé à la société du fait de la prédisposition d’autrui à adopter une conduite antisociale; et (3)le préjudice causé aux personnes qui participent à la conduite. Chacun de ces types de préjudices est lié à des valeurs reconnues par notre Constitution et nos lois fondamentales semblables. Cette liste n’est pas exhaustive; il pourra être établi que d’autres types de préjudices satisfont aux normes établies dans Butler pour établir l’indécence criminelle. Mais ce sont pour l’instant les types de préjudices que la jurisprudence a reconnus. (par 36)

De même, le fait que la plupart des membres de la collectivité puissent désapprouver la conduite ne suffit pas. Dans chaque cas, il faut plus pour établir le préjudice nécessaire à une conclusion d’indécence criminelle. (par 37)

Le préjudice de la perte d’autonomie et de liberté résultant de l’exposition du public
Le premier type de préjudice est celui qui résulte de l’exposition du public à une conduite inacceptable et inappropriée. Les actes indécents sont proscrits parce qu’ils exposent le public, contre son gré, à une conduite inappropriée.(par 40)

Puisque le préjudice de cette catégorie repose sur l’exposition du public à des actes ou à du matériel insupportables, il est essentiel qu’il y ait un risque que les membres du public soient involontairement exposés à la conduite ou au matériel, ou qu’ils soient tenus de modifier sensiblement leurs habitudes pour éviter d’y être exposés. (par 42)

Pour cette raison, la nature, le lieu et l’auditoire des actes visés par les allégations d’indécence sont pertinents. À cet égard, l’indécence diffère de l’obscénité, l’exposition du public étant un élément qui se présume dans le cas de l’obscénité:Butler, p.485. Comme il est précisé dans R. c. Tremblay, 1993 C[1993] 2 R.C.S. 932, p.960, la question de savoir si un acte est indécent peut varier en fonction «du lieu où l’acte se produit et de la composition de l’auditoire». (par 43)

Bien que ces facteurs guident l’examen factuel et contextuel de l’indécence, ils ne sont que des éléments auxiliaires et accessoires de la détermination ultime du préjudice.La question de savoir si certains actes sont indécents ne saurait dépendre simplement du fait qu’ils sont commis dans un «endroit public» au sens du Code criminel. (...) Fait plus important, s’appuyer exclusivement sur la nature publique du lieu va à l’encontre du principe voulant que ce soit le préjudice qui soit le fondement de l’indécence criminelle. L’indécence vise le préjudice ou le risque appréciable de préjudice causé aux membres du public, qui doit être établi par la preuve et ne saurait être présumé, ni automatiquement inféré de la nature du lieu où se produisent les actes. (par 44)

Le préjudice résultant de la prédisposition d’autrui à adopter un comportement antisocial
La deuxième source de préjudice tient au risque que la conduite ou le matériel puisse prédisposer autrui à commettre des actes antisociaux. (par 45)

Cette source de préjudice ne se limite pas aux invitations explicites ou aux exhortations à commettre des actes antisociaux. Comme il est mentionné dans Butler, l’examen s’étend au préjudice qui touche l’attitude. La conduite ou le matériel qui perpétue des images négatives et dégradantes de l’humanité risque d’ébranler le respect envers les membres des groupes visés et, par conséquent, de prédisposer autrui à agir de manière antisociale envers eux. Une telle conduite peut contrevenir aux normes sociales officiellement reconnues, comme l’égalité et la dignité de tous les êtres humains, protégées par la Charte canadienne des droits et libertés et les lois fondamentales semblables, tels les codes provinciaux des droits de la personne. (par 46)

Comme cette source de préjudice suppose l’exposition de membres du public à la conduite ou au matériel, il convient une fois encore de se demander si la conduite est privée ou publique.  Ce type de préjudice ne peut survenir que si les membres du public sont susceptibles d’être exposés à la conduite ou au matériel en cause.
(par 47)

Le préjudice causé aux participants
La troisième source de préjudice est le risque de préjudice physique ou psychologique causé aux personnes qui participent à la conduite litigieuse. (...) Certains types d’activité sexuelle peuvent causer du tort à ceux qui y participent. Les femmes peuvent être contraintes à la prostitution ou à d’autres aspects du commerce du sexe. Elles peuvent être victimes d’agression physique et psychologique. Il arrive parfois qu’elles soient blessées gravement ou même tuées. Des enfants et des hommes peuvent aussi subir des préjudices semblables. La conduite sexuelle qui risque de provoquer cette sorte de préjudice peut contrevenir à des normes sociales reconnues d’une manière qui est incompatible avec le bon fonctionnement de la société et satisfaire ainsi au test énoncé dans l’arrêt Butler afin d’établir l’indécence pour l’application du Code criminel. (par 48)

Le consentement du participant sera généralement important pour déterminer si ce type de préjudice est établi. Toutefois, le consentement peut se révéler plus apparent que réel. Les tribunaux doivent toujours être vigilants et se demander si, en réalité, il n’y a pas victimisation. Lorsque d’autres aspects d’un traitement avilissant sont manifestes, le préjudice causé aux participants peut être établi en dépit de leur consentement apparent. (par 49)

Contrairement aux types de préjudices précédents qui tiennent à l’exposition du public et aux attitudes inculquées, le troisième type de préjudice n’a qu’un lien très ténu avec le fait que la conduite soit privée ou publique, puisque le préjudice qui importe alors n’est pas celui causé à la société ou à ses membres, mais aux personnes mêmes qui participent aux actes. (...) En définitive, la question essentielle n’est pas de savoir comment les membres du public pourraient être touchés, mais comment les participants sont effectivement touchés. (par 50)

Une forme de préjudice causé aux participants, soit le risque de maladies transmissibles sexuellement, mérite une attention spéciale. De toute évidence, il s’agit d’un préjudice important qui peut résulter d’une conduite sexuelle. Il a été considéré comme un facteur pour la question de savoir si la conduite est criminellement indécente (Tremblay), et comme un facteur aggravant un préjudice déjà existant (Mara). Cependant, il est difficile d’attribuer au risque de maladies transmissibles sexuellement un rôle indépendant dans le critère de l’indécence. Le risque de maladies, bien qu’il puisse être lié à d’autres conséquences juridiques, n’a pas de lien conceptuel ni causal logique avec la question de savoir si une conduite est indécente. L’indécence se rapporte aux mœurs sexuelles et non à des questions de santé; une maladie peut être transmise par des actes sexuels qui ne sont pas indécents, et ne pas l’être par des actes sexuels indécents. (par 51)

Le degré du préjudice:le préjudice incompatible avec le bon fonctionnement de la société canadienne
À cette étape, il faut examiner le degré du préjudice pour déterminer s’il est incompatible avec le bon fonctionnement de la société. Le critère applicable est exigeant. Il veut qu’en tant que membres d’une société diversifiée, nous soyons prêts à tolérer des comportements que nous désapprouvons, à moins qu’il puisse être établi objectivement, hors de tout doute raisonnable, qu’ils nuisent au bon fonctionnement de la société. (par 52)

Le test objectif que la Cour préconise depuis longtemps pour établir l’indécence criminelle requiert une analyse attentive et explicite de la question de savoir si la preuve démontre que le préjudice allégué est réellement incompatible avec le bon fonctionnement de la société canadienne. Cela suppose des jugements de valeur. Qu’est-ce que le «bon» fonctionnement de la société? À quel moment pouvons-nous affirmer qu’une activité est «incompatible» avec celui-ci? (par 53)

Dans ce domaine du droit, comme dans bien d’autres, les jugements de valeur sont inévitables. Ce qui ne signifie pas que le processus décisionnel soit subjectif ou arbitraire. Premièrement, les juges qui s’apprêtent à porter des jugements de valeur doivent être conscients du risque de fonder leur décision sur des valeurs ou des idées préconçues non exprimées et non reconnues. Deuxièmement, ils doivent appuyer leurs jugements de valeur sur la preuve et sur un examen complet du contexte factuel et juridique pertinent, de sorte que leurs jugements ne soient pas influencés par leurs opinions subjectives, mais qu’ils résultent de l’application de critères pertinents et objectivement éprouvés. Troisièmement, les juges doivent soupeser soigneusement et nommer les facteurs qu’ils prennent en compte pour rendre leurs jugements de valeur. En adoptant de telles pratiques, il est possible d’atteindre l’objectivité. (par 54)

Ce n’est que lorsque les conséquences des actes, au regard du degré de préjudice, risquent réellement de porter atteinte à l’autonomie et à la liberté des membres du public, jugées selon des normes contemporaines, que l’indécence peut être établie. (par 55)

L’incompatibilité avec le bon fonctionnement de la société va plus loin qu’un test fondé sur la tolérance. La question n’est pas de savoir ce que les personnes ou la société pensent de la conduite, mais si l’autoriser entraîne un préjudice qui menace fondamentalement le fonctionnement de notre société. À la première étape, ce critère veut que le préjudice soit lié à une valeur officiellement reconnue. Mais au-delà, il doit être établi hors de tout doute raisonnable que la conduite, en raison non seulement de sa nature, mais aussi de son degré, va jusqu’à menacer le bon fonctionnement de notre société. (par 56)

Pour décider si tel est le cas, il faut se reporter aux valeurs touchées par le type particulier de préjudice en cause. Si le préjudice tient à la menace pour l’autonomie et la liberté qui résulte, par exemple, d’une exposition involontaire à un type particulier de conduite sexuelle, le ministère public doit établir que cette conduite risque réellement d’avoir des effets importants et négatifs sur la façon de vivre des gens. Le nombre de personnes involontairement exposées à la conduite et les circonstances dans lesquelles elles y sont exposées sont des éléments cruciaux relativement à ce type de préjudice. Si toutes les personnes qui ont participé à la conduite ou en ont été témoins l’ont fait volontairement, l’indécence fondée sur ce type de préjudice ne sera pas établie. (par 57)

Si le préjudice tient à la prédisposition d’autrui à des comportements antisociaux, l’existence d’un risque réel que la conduite ait cet effet doit être établie. De vagues généralisations portant que la conduite sexuelle en cause entraînera des changements d’attitude et, par voie de conséquence, des comportements antisociaux ne suffiront pas. Le lien de causalité entre la représentation des choses sexuelles et les comportements antisociaux ne saurait être présumé. Les attitudes ne sont pas en soi criminelles, si déviantes soient-elles ou si dégoûtantes puissent-elles paraître. Ce qui est requis, c’est la preuve d’un lien, premièrement, entre la conduite sexuelle en cause et la formation d’attitudes négatives et, deuxièmement, entre ces attitudes et le risque réel de comportements antisociaux. (par 58)

De même, si le préjudice tient au dommage physique ou psychologique subi par les participants, il faut là encore démontrer que le préjudice a été causé ou qu’il existe un risque réel qu’il sera causé. Des témoins peuvent attester du préjudice réel. Des témoins experts peuvent attester des risques de préjudice appréhendé. Dans l’examen du préjudice psychologique, il faut se garder de substituer le dégoût suscité par la conduite visée à la preuve d’un préjudice causé aux participants. Dans les cas où les participants sont vulnérables, il peut être plus facile d’inférer un préjudice psychologique que dans les cas où ils agissent d’égal à égal, en toute autonomie. (par 59)

Un test fondé sur le préjudice ou sur le risque appréciable de préjudice incompatible avec le bon fonctionnement de la société est plus exigeant. En général, il est peu probable que le juge et les jurés soient en mesure d’apprécier le risque de préjudice et ses conséquences sans l’aide des témoins experts. Certes, des cas évidents peuvent survenir où il est impossible de prétendre que la conduite établie par la preuve est compatible avec le bon fonctionnement de la société, ce qui éliminera la nécessité de recourir à un témoin expert. Le fait de tuer quelqu’un au cours de rapports sexuels, pour donner un exemple évident, répugne en soi à notre droit et au bon fonctionnement de notre société. Mais dans la plupart des cas, une preuve d’expert sera requise pour établir que la nature et le degré du préjudice le rendent incompatible avec le bon fonctionnement de la société. Dans chaque cas, la déclaration de culpabilité doit être fondée sur une preuve établissant hors de tout doute raisonnable l’existence d’un préjudice réel ou d’un risque appréciable de préjudice réel. L’accent mis sur la preuve contribue à accroître l’objectivité de la démarche. Il ne la transforme toutefois pas pour autant en une pure question de fait. Pour conclure à l’indécence, il faut appliquer une norme juridique aux faits et au contexte qui entoure les actes reprochés. C’est cette norme juridique que le test fondé sur le préjudice vise à formuler. (par 60)

Lorsque l’existence d’un préjudice réel n’est pas établie et que le ministère public invoque l’existence d’un risque, le critère de l’incompatibilité avec le bon fonctionnement de la société lui impose d’établir l’existence d’un risque appréciable. Le risque est un concept relatif. Plus la nature du préjudice est extrême, moins le degré de risque requis pour entraîner la sanction ultime du droit criminel sera élevé. Parfois, un risque assez mince peut être considéré comme incompatible avec le bon fonctionnement de la société. (par 61)

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