R. c. Biniaris, 2000 CSC 15 (CanLII)
24. Le juge des faits, peu importe qu’il soit un jury ou un juge, jouit d’une grande latitude pour apprécier la preuve et décider des conclusions qu’il faut en tirer, pour évaluer la crédibilité des témoins et, en fin de compte, pour déterminer si le ministère public a présenté, dans l’ensemble, une preuve hors de tout doute raisonnable. Tout système judiciaire doit tolérer les divergences d’opinions raisonnables sur des questions de fait. Par conséquent, il est loisible au juge des faits de tirer toute conclusion de fait, sauf des conclusions déraisonnables qui sous‑tendent une déclaration de culpabilité exécutoire en droit. Bien que des gens raisonnables puissent avoir une appréciation des faits différente, une déclaration de culpabilité, qui a une connotation de légalité, d’autorité et de caractère final, n’est pas une question sur laquelle ils peuvent être en désaccord. Une déclaration de culpabilité ne peut être déraisonnable que sur le plan du droit, et doit être annulée le cas échéant.
36. Le critère qu’une cour d’appel doit appliquer pour déterminer si le verdict d’un jury ou le jugement d’un juge du procès est déraisonnable ou ne peut pas s’appuyer sur la preuve a été énoncé clairement dans l’arrêt Yebes:
[I]l doit y avoir révision judiciaire chaque fois que le jury dépasse une norme raisonnable. [. . .] [L]e critère est celui de savoir «si le verdict est l’un de ceux qu’un jury qui a reçu les directives appropriées et qui agit d’une manière judiciaire aurait pu raisonnablement rendre».
(Yebes, précité, à la p. 185 (citant Corbett c. La Reine, 1973 CanLII 199 (C.S.C.), [1975] 2 R.C.S. 275, à la p. 282, le juge Pigeon).)
Cette formulation du critère implique à la fois une évaluation objective et, dans une certaine mesure, une évaluation subjective. Elle oblige la cour d’appel à déterminer quel verdict un jury raisonnable, ayant reçu des directives appropriées et agissant de manière judiciaire, aurait pu rendre, et ce faisant, à examiner, à analyser et, dans la mesure où il est possible de le faire compte tenu de la situation désavantageuse dans laquelle se trouve un tribunal d’appel, à évaluer la preuve. Ce dernier processus est généralement considéré comme un exercice subjectif qui oblige la cour d’appel à examiner l’importance de la preuve, et non seulement à vérifier si elle est suffisante. Le critère est donc mixte, et il est plus utile de décrire les conséquences de son application que de le qualifier d’objectif ou de subjectif.
37. Le critère de l’arrêt Yebes est formulé en fonction d’un verdict prononcé par un jury, mais il s’applique tout autant au jugement d’un juge siégeant sans jury. L’examen en appel du caractère déraisonnable est toutefois différent et un peu plus facile lorsque le jugement contesté est celui d’un juge seul, du moins quand il y a des motifs de jugement assez substantiels. Le cas échéant, le tribunal d’appel qui procède à l’examen est parfois en mesure de déceler une lacune dans l’évaluation de la preuve ou dans l’analyse, qui servira à expliquer la conclusion déraisonnable qui a été tirée, et à justifier l’annulation.
[…]
Ces exemples démontrent que, dans le cas d’un procès devant un juge seul, la cour d’appel peut souvent identifier les faiblesses de l’analyse qui ont amené le juge des faits à tirer une conclusion déraisonnable, et qu’elle devrait le faire. La cour d’appel est donc justifiée d’intervenir et d’annuler un verdict parce qu’il est déraisonnable, lorsqu’il ressort des motifs du juge du procès qu’il n’a pas tenu compte d’un principe de droit applicable ou qu’il a inscrit un verdict incompatible avec les conclusions de fait tirées. Ces faiblesses discernables s’apparentent parfois elles‑mêmes à une erreur de droit distincte et permettent donc facilement de conclure que le verdict déraisonnable auxquels elles ont donné lieu soulève également une question de droit.
42. Il s’ensuit que les cours d’appel doivent continuer d’appliquer le critère de l’arrêt Yebes pour déterminer si le verdict du jury est déraisonnable ou ne peut pas s’appuyer sur la preuve. Dans la mesure où ce critère a un aspect subjectif, c’est l’appréciation subjective d’une personne qui possède la formation et l’expérience d’un juge qui doit être mise à profit pour examiner la preuve sur laquelle repose une déclaration de culpabilité que l’on prétend déraisonnable. Cela oblige le juge qui procède à l’examen à faire appel à sa connaissance du droit et à l’expertise que les tribunaux ont acquise au fil des ans, et non seulement à sa propre expérience personnelle et à sa propre perspicacité. Cela oblige également le tribunal d’examen à énoncer de façon aussi claire et précise que possible les motifs de son intervention. Je tiens à souligner l’importance d’énoncer explicitement les motifs à l’appui d’une conclusion qu’un verdict est déraisonnable ou ne peut pas s’appuyer sur la preuve. Étant donné, plus particulièrement, qu’une telle conclusion constitue une question de droit susceptible de donner lieu à un appel, de plein droit ou avec autorisation, le processus judiciaire exige la clarté et la transparence, ainsi que l’accessibilité au raisonnement juridique de la cour d’appel. Lorsqu’un juge de la cour d’appel est dissident sur la question du caractère raisonnable du verdict, il faut respecter à la fois l’esprit et la lettre de l’art. 677 du Code criminel. Notre Cour doit disposer des motifs pour lesquels le verdict a été jugé déraisonnable ou non.
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