mercredi 12 août 2009

Énonce de droit relatif à la fraude

Émond c. R; numéro de dossier 200-10-000115-951

C'est aux arrêts R. c. Olan, [1978] 2 R.C.S. 1125; R. c. Théroux, [1993] 2 R.C.S. 5 , et R. c. Zlatic, [1993] 2 R.C.S. 29 , qu'il convient de se référer pour analyser les éléments constitutifs de l'infraction de fraude prévue à l'article 380(1) C.cr..


1] L'élément matériel


L'élément matériel (actus reus) de l'infraction de fraude est constitué des trois composantes suivantes:

a) L'emploi de la supercherie, d'un mensonge ou d'un autre moyen dolosif.
b) L'existence d'une privation pour le public ou pour une personne déterminée.
c) L'existence d'un lien de causalité suffisant entre les deux.


a) Le moyen dolosif

L'article 380(1) C.cr. ne limite pas la fraude au seul mensonge et à la seule supercherie. Il vise aussi tout «...autre moyen dolosif.....» c'est-à-dire, selon l'arrêt R. c. Olan, [1978] 2 R.C.S. 1175 , tout moyen que l'on peut qualifier de malhonnête. Cette malhonnêteté consiste à cacher ou à taire les véritables intentions de son auteur.

Comme l'écrivait Madame la juge Beverley McLachlin dans R. c. Zlatic, [1993] 2 R.C.S. 29 :

La plupart des fraudes continuent de comporter une supercherie ou un mensonge. Tel que souligné dans Théroux, la preuve de la supercherie ou du mensonge suffit à établir l'actus reus de la fraude; aucune autre preuve d'un acte malhonnête n'est requise. Toutefois, la troisième catégorie de l'«autre moyen dolosif» a servi à justifier des déclarations de culpabilité dans un certain nombre de situations où il est impossible de démontrer l'existence d'une supercherie ou d'un mensonge. Ces situations incluent, à ce jour, l'utilisation des ressources financières d'une compagnie à des fins personnelles, la dissimulation de faits importants, l'exploitation de la faiblesse d'autrui, le détournement de fonds et l'usurpation de fonds ou de biens: (références omises).

Madame la juge McLachlin reprenait ainsi, sous une autre forme, les propos de M. le juge en chef Dickson formulés quelques années auparavant dans R. c. Olan, [1978] 2 R.C.S. 1175 , lorsqu'il écrivait:

Les mots «autres moyens dolosifs» couvrent les moyens qui ne sont ni des mensonges, ni des supercheries; ils comprennent tous les autres moyens qu'on peut proprement qualifier de malhonnêtes.

D'après l'arrêt Zlatic, précité, pour évaluer si le moyen utilisé peut être qualifié de malhonnête, il convient donc d'appliquer le test de la personne raisonnable. La conduite, selon un auteur, doit en être une

[...] which ordinary, decent people would feel discreditable as being clearly at variance with straightforward honourable dealings. (J. EWART, Criminal Fraud, Toronto, Carswell, 1986, p. 99.)

J'écarte résolument, en premier lieu, l'argument de l'appelant relatif à la possession d'un permis par la Commission des valeurs mobilières. Que l'appelant en ait ou non possédé un, que la Commission ait pu considérer légal ou illégal tel ou tel autre geste, sont des faits qui ne me paraissent pas pertinents à la solution du litige relativement à l'élément matériel. On peut, en effet, imaginer que l'appelant ait pu vendre des immeubles en indivision, sans permis, mais en toute honnêteté, tout en se rendant malgré tout coupable d'une infraction administrative ou technique à la Loi sur les valeurs mobilières, et sans, pour autant, commettre de fraude au sens du Code criminel.

Le mensonge peut consister en un acte positif, mais aussi parfois en une simple réticence, c'est-à-dire en une situation où, par son silence, un individu cache à l'autre un élément capital et essentiel. C'est ce que Madame la juge Beverley McLachlin appelle, dans l'arrêt Théroux c. R., [1993] 2 R.C.S. 5 , la «dissimulation de faits importants». Je renvoie sur ce point à l'excellente analyse doctrinale de GAGNÉ et RAINVILLE dans leur ouvrage, Les infractions contre la propriété: le vol, la fraude et certains crimes connexes, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1996, p. 164 à 167.

Encore faut-il toutefois que ce silence ou cette réticence ait été de nature à induire en erreur une «personne raisonnable».

L'appelant, lorsqu'il réunissait ses clients, leur expliquait le montage qu'il avait fait pour leur compte en leur faisant miroiter les avantages fiscaux qui en découlaient et le profit de capital qu'ils pourraient tirer de la transaction. Sur ce point, rien à reprocher. L'anticipation d'un gain en capital substantiel sur la plus-value de l'immeuble constituait donc avec la défiscalisation les éléments incitatifs et déterminants à effectuer l'investissement sollicité.

Jusque-là encore, on ne peut rien reprocher à l'appelant puisque, grâce à la défiscalisation partielle des immeubles achetés en indivision, ces objectifs pouvaient effectivement être réalisés.

(...) l'appelant se représentait ici en quelque sorte comme le mandataire des investisseurs, tout en leur dissimulant qu'il avait fait un profit caché de plusieurs centaines de milliers de dollars sur l'achat-revente, profit qui restreignait ou annihilait la perspective d'un profit de capital, profit déjà empoché par l'appelant. Il les trompe donc sur la valeur réelle de l'immeuble qu'il leur vend, valeur artificiellement gonflée par le profit secret qu'il tire de la double transaction.

L'interprétation qu'il donne de ce texte dans son témoignage à l'effet que, puisque c'était lui qui vendait, peu importaient les profits substantiels qu'il faisait sur l'achat secret ne me paraît pas soutenable, eu égard au test de la personne raisonnable désirant investir. Il me semble, en effet, que l'investisseur raisonnable, à la lecture du prospectus, était inévitablement amené à conclure que l'appelant avait, par son habileté et ses talents de fin négociateur, effectué pour le compte de ses clients une bonne opération dont tout le profit allait à ces derniers. Ce d'autant plus que, comme nous l'avons vu, il trouvait son compte et sa compensation financière dans les montants, cette fois-ci, bien déclarés qu'il chargeait à chacun d'entre eux à titre de conseiller en placement. Les honoraires ainsi perçus ne pouvaient passer pour autre chose qu'une rétribution pour les démarches faites par lui, dans l'intérêt même du groupe.

L'appelant, en outre, ne mentionne pas comme il aurait dû le faire, à mon avis, pour éliminer toute ambiguïté, qu'il avait acquis l'immeuble et qu'il offrait à son tour de le revendre aux investisseurs, ce qui eut permis à ces derniers de connaître ou au moins de soupçonner la possibilité d'un écart substantiel entre le prix d'achat et le prix de revente.

Le premier moyen malhonnête me paraît donc être la dissimulation voulue et planifiée de la réalité objective de la transaction.

Le second moyen malhonnête réside, à mon avis, dans l'organisation répétée et systématique d'une transaction menée de telle façon que les investisseurs croient acquérir l'immeuble, grâce à la grande expertise de l'appelant, soit à un prix intéressant (je rappelle la phrase du prospectus «Nous avons négocié l'acquisition des immeubles»), soit au prix du marché, soit encore à un juste prix.

Ces trois possibilités de prix (l'aubaine, le juste prix, le prix du marché) sont indispensables à la réalisation de l'objectif économique proposé (défiscalisation intéressante, profit de capital). Or, dès le départ, les dés sont pipés et cette réalisation devient sinon impossible, du moins très difficile, vu le gonflement artificiel de la valeur de l'immeuble.

Je suis donc d'avis que la première condition de l'élément matériel existe selon les critères développés dans les arrêts de la Cour suprême précités.


b) La privation

Je n'insisterai pas longuement sur ce second élément. En agissant comme il l'a fait, l'appelant se trouvait à souffler artificiellement la valeur des immeubles revendus. Il privait ainsi les investisseurs d'un retour en gain de capital et d'une rentabilité des projets soumis.

Comme on le sait, la privation n'a pas besoin d'être réelle. Il suffit qu'elle soit potentielle, c'est-à-dire qu'elle puisse mettre en péril les intérêts pécuniaires des personnes envers lesquelles on a agi de façon malhonnête.

Dans l'arrêt Olan précité, en effet, la Cour pose en effet la règle suivante:

On établit la privation si l'on prouve que les intérêts pécuniaires de la victime ont subi un dommage ou un préjudice ou qu'il y a risque de préjudice à leur égard. Il n'est pas essentiel que la fraude mène à une perte pécuniaire réelle.

Comme l'écrivent J. GAGNÉ et P. RAINVILLE dans l'ouvrage précité, en citant d'ailleurs à ce propos l'arrêt de notre Cour dans l'affaire R. c. Rodrigue, Ares et Nantel, (1973) 17 C.C.C. (2d) 252:

L'investisseur à qui on promet faussement des profits est également victime d'une privation. La création d'une fausse certitude quant aux profits réalisables occasionne une privation du fait que la victime se dépossède en vain d'un bien qu'elle aurait pu faire fructifier ailleurs.

Or, ici, on cache à l'investisseur que l'immeuble a déjà pris sa plus-value et donc que l'autofinancement est donc devenu beaucoup plus aléatoire pour ne pas parler d'un éventuel profit de capital..


c) Le lien de causalité

La dernière composante de l'élément matériel de l'infraction est le lien de causalité entre l'emploi du moyen dolosif et la privation. Comme le premier juge, je pense qu'il est clair que les clients de l'appelant qui se fiaient à son expertise présumée, n'auraient pas consenti à investir dans les différents projets s'ils avaient su ou pu savoir que la valeur de l'immeuble qu'ils acquéraient était artificiellement soufflée et qu'au moins l'un des objectifs proposés ne pouvait être réalisé.

Il faut, selon la jurisprudence, que le lien de causalité soit clair. Il me semble, dans le présent dossier, lorsqu'on examine les témoignages des investisseurs, que celui-ci ne fait pas de doute.


2] L'élément moral

Deux caractéristiques constituent l'élément moral de l'infraction (mens rea) selon la tendance majoritaire de la Cour suprême dans l'affaire R. c. Zlatic, [1993] 2 R.C.S. 29 . L'accusé doit avoir eu la connaissance subjective qu'il utilisait le mensonge ou un autre moyen dolosif d'une part, et, d'autre part, la connaissance subjective que son acte pouvait causer une privation aux investisseurs.

En d'autres termes, l'accusé doit avoir agi sciemment et compris les conséquences de son geste (Voir: R. c. Théroux, [1993] 2 R.C.S. 5 ). Les faits que j'ai relatés plus haut ne laissent aucun doute possible sur l'existence de l'élément moral. Il est évident, quand on se rapporte au schéma de l'opération, que l'appelant agissait intentionnellement. Les multiples précautions prises par lui pour cacher les profits secrets qu'il réalisait le démontrent amplement. Elles révèlent, on ne peut plus clairement, son intention de cacher la vérité aux investisseurs.

Enfin, il est également clair que l'appelant avait une connaissance raisonnable de la privation qu'il entraînait pour les investisseurs.

Nous sommes loin ici de l'hypothèse de quelqu'un qui a agi par erreur, par bêtise, par inadvertance ou même par incompétence.

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