R. c. Brunetti, 2006 QCCQ 11317 (CanLII)
[24] Le paragraphe 515(6) C.cr. impose à Brunetti de faire valoir l'absence de fondement à sa détention dans l’attente de son procès. Les parties ayant convenu que le danger que Brunetti s’esquive n’est pas réel, il doit donc démontrer par prépondérance de preuve que sa détention n’est pas nécessaire
515(10) b) … pour la protection ou la sécurité du public, notamment celle des victimes et des témoins de l'infraction, eu égard aux circonstances, y compris toute probabilité marquée que le prévenu, s'il est mis en liberté, commettra une infraction criminelle ou nuira à l'administration de la justice;
515(10) c) … pour ne pas miner la confiance du public envers l'administration de la justice, compte tenu de toutes les circonstances, notamment le fait que l'accusation paraît fondée, la gravité de l'infraction, les circonstances entourant sa perpétration et le fait que le prévenu encourt, en cas de condamnation, une longue peine d'emprisonnement.
[25] Ce renversement de fardeau respecte la présomption d’innocence et fait partie des règles de notre société en matière de remise en liberté. Ce renversement de fardeau est non seulement logique, mais souhaitable, eu égard à la nature même de l’activité criminelle en cause. Dans le cas du trafic de quantités importantes de stupéfiants, il s’agit d’un agir criminel systématique et lucratif. La présomption d'innocence est néanmoins la base de notre droit pénal. Ainsi, une preuve accablante n'est qu'un facteur parmi plusieurs autres que le juge doit considérer et l’enquête sur la remise en liberté ne constitue pas un procès anticipé, non plus qu'un moyen «de faire débuter la peine en ordonnant une détention immédiate».
[26] L’enquête sur remise en liberté et le procès criminel se distinguent en ce que la première s’intéresse autant à la personne qu’à ce qu’elle est accusée d’avoir fait. Aussi, la preuve de propension, exceptionnelle lors du procès, est une preuve non seulement pertinente, mais importante lors de l’enquête sur remise en liberté:
The trial, of course, usually focuses on the binary issue of guilt or innocence. Rules of evidence have developed to, ensure that this determination is done fairly and in accordance with Charter values. At a bail hearing, the court is required to make a prediction about the accused person's future conduct. The assessment is based upon what the accused is alleged to have done, along with information about the accused person's social circumstances and character. Subject to rules of admissibility (discussed below), anything that sheds light on these issues is relevant at a bail hearing. Consequently, evidence may be led that would not be relevant and admissible at a trial. This may include: character evidence; propensity for violence; uncharged conduct; other contacts with the police; evidence as to disposition; psychiatric history; stayed charges; and employment history. Equally, this same expansive approach to relevance is applicable to evidence led by the accused person.
[27] Dans l'arrêt Rondeau, le juge Proulx a exposé les critères applicables dans l'évaluation du risque exposé par l'alinéa 515(10)b) C.cr., en insistant sur l'effet combiné de ceux-ci:
Dans le cas à l'étude, le litige porte sur l'évaluation de la probabilité de dangerosité. À mon avis, plusieurs facteurs doivent être pris en compte pour décider de cette question, dont (1) la nature de l'infraction, (2) les circonstances pertinentes de celle-ci, ce qui peut mettre en cause les événements antérieurs et postérieurs, (3) la probabilité d'une condamnation, (4) le degré de participation de l'inculpé, (5) la relation de l'inculpé avec la victime, (6) le profil de l'inculpé, i.e., son occupation, son mode de vie, ses antécédents judiciaires, son milieu familial, son état mental, (7) sa conduite postérieurement à la commission de l'infraction reprochée, (8) le danger que représente, pour la communauté particulièrement visée par l'affaire, la liberté provisoire de l'inculpé.
[28] À ces facteurs est venue s’ajouter plus récemment l’appartenance à un gang criminalisé. Dans l’arrêt R. c. Ruest, le juge Réjean Paul écrivait :
Il est maintenant de connaissance judiciaire que les Hells Angels constituent une organisation criminelle vouée au trafic de drogue, impliquée dans les réseaux de prostitution et en charge de divers réseaux de contrebande. De plus, en vue d'éliminer la concurrence, ils ont livré une guerre sans merci à leurs concurrents (plus de 170 victimes reliées à cette guerre ont été recensées entre 1995 et 2001).
Ainsi, ceux qui participent aux activités criminelles d'une organisation criminelle, telle que celle des Hell's Angels, doivent s'attendre à ce qu'un nouveau facteur aggravant s'ajoute à cette liste (non exhaustive) de monsieur le juge Proulx dans Rondeau.
[29] Dans R. c. Boulianne, confirmant la décision du premier juge de ne pas accorder de remise en liberté pour le motif énoncé à l'alinéa 515(10)b) C.cr., le juge Grenier concluait :
L'appartenance à des groupes criminels structurés qui visent, par définition, à devenir des monopoles de la vente de drogue, que ce soit sur le plan local ou national, démontre un choix de vie, celui de mener des affaires lucratives en violation et au mépris de la loi.
La société, par l'entremise des tribunaux, a le devoir de réagir à ce phénomène en privilégiant la dissuasion comme remède. Cette dissuasion doit s'exercer, non seulement à l'endroit des têtes dirigeantes des réseaux, mais aussi à l'endroit de tous les individus constituant des rouages importants permettant à ces organisations d'être opérationnelles et de se régénérer avec rapidité quand elles sont décapitées.
[30] Dans l’arrêt R. c. Bédard, le même juge faisait siens les propos du juge Gagnon, à l’effet que :
Il résulte donc que la mise en liberté d'un membre important d'une organisation criminelle structurée est exceptionnelle à cause du fardeau de preuve très grand qui lui incombe.
[31] Si la prévisibilité exacte de la dangerosité future n’est pas exigée par la Constitution, il faut que cette probabilité soit importante, qu’elle compromette la protection et la sécurité du public, et qu’elle soit nécessaire pour cette protection et non "seulement commode ou avantageuse”. La mise en liberté provisoire ne doit pas être refusée à toute personne qui risque de commettre une infraction. Tel n’est pas le critère. Non plus que les règles interdisent tout élargissement avant procès d'un membre d'une organisation criminelle, comme l'a expliqué de façon très à propos le juge François Doyon, alors juge à la Cour du Québec, dans R. c. Judd :
Il me paraît que l'arrêt Pearson ne signifie pas que le membre d'une organisation criminelle structurée doive se voir nécessairement refuser la remise en liberté. Par contre, cet arrêt nous enseigne, se basant sur des études et des rapports qui y sont mentionnés, qu'un membre d'une telle organisation, accusé d'importation et de trafic de stupéfiants, aura tendance à poursuive ses activités criminelles après sa remise en liberté et sera souvent en position de se soustraire à la justice. C'est dans cet esprit que l'appartenance à une organisation criminelle structurée et pertinente à une enquête sur cautionnement.
[32] Dans un contexte de renversement de fardeau en matière de stupéfiants, il est utile de rappeler la logique derrière l’exception. En 1992, dans l’arrêt Pearson, le juge Lamer a rappelé l’importance et l’impact nocif du trafic de stupéfiants par des organisations criminelles structurées et l'apparente tolérance sociale de cette activité criminelle était en partie due à une mauvaise perception des problèmes collatéraux causés par ce type de criminalité. Il écrivait :
Les infractions énumérées à l'al. 515(6)d) présentent des particularités qui justifient un traitement différent dans le processus de la mise en liberté sous caution. Ces particularités sont relevées par le Groupe de travail sur la lutte contre la drogue, Rapport du groupe de travail sur la lutte contre la drogue (1990). Aux pages 18 et 19, on y lit que le trafic de stupéfiants constitue généralement une forme de crime organisé:
Au Québec, le trafic de drogues est généralement sous le contrôle de membres du crime organisé qui assurent la distribution dans toutes les régions. Bénéficiant d'organisations bien structurées, leur capacité à financer des transactions importantes leur permet d'importer de grandes quantités de drogues, souvent même sous le couvert d'entreprises légitimes. Depuis quelque temps, ils investissent et mettent en commun leurs ressources afin d'optimiser le rendement financier des mises de fonds; ces cartels vont jusqu'à planifier une forme d'assurance-risque leur permettant de répartir entre eux les pertes subies lors des saisies policières. À la fois importateurs, grossistes et détaillants, ces organisations peuvent vendre à la tonne, au kilo et même au gramme via les points de vente qu'ils contrôlent; elles sont particulièrement actives dans le trafic du cannabis et de l'héroïne. … [En caractères gras dans l'original.]
À la p. 21, on fait aussi remarquer que le trafic de la drogue est parfois considéré à tort comme étant de nature moins grave que des crimes nettement plus violents:
Contrairement aux vols qualifiés, aux agressions sexuelles, aux meurtres, le trafic de drogues est souvent considéré, à tort, comme un crime sans violence; d'où une certaine tolérance à l'endroit des trafiquants qui donnent l'illusion de gens d'affaires anonymes, dissimulés parmi ceux dont le commerce est légal. Une telle impression est cependant loin de la réalité si l'on considère les luttes féroces pour le contrôle de territoires et les actions violentes pour se procurer l'argent nécessaire à l'achat de drogues; si l'on songe également aux sévices personnels et aux drames sociaux qui s'en suivent.
[33] Déjà en 1974, le juge Chevalier constatait les impacts sociaux négatifs et douloureux de cette criminalité. Il suggérait alors que notre système de remise en liberté devait être plus ferme envers les trafiquants importants qui sont la cause de problèmes sociaux importants chez les plus vulnérables de notre société. Ses propos sont toujours d’actualité :
In fact, unless we close our eyes and deliberately plug our ears, it is impossible not to be aware of certain widespread phenomena in our society: first, the daily increase in the use of drugs and narcotics; secondly, the fact that this usage is almost exclusively confined to young people; thirdly, the alarming case with which users are able to obtain them, and finally, the deleterious effects that these drugs, especially "hard" drugs, produce on those who use them.
The three categories of persons who come before our Courts are, beginning with those at the end of the chain, the user; on the way toward him, the middleman or "pusher", and at the beginning of the chain, the wholesaler. The simple possessor is harmful only to himself; the pusher profiteers. As forthe wholesaler, it is especially against him that society must protect itself, because he is the source of the evil, which eventually contaminates public health both physical and mental.
It is therefore this Court's opinion with respect to interim release, that while one can and must give sympathetic attention to the case of the simple possessor, one must look severely upon that of the wholesaler, who initiates the distribution and marketing process, since were it not for the wholesaler's existence, our young drug addicts would be much less likely to be exposed, or at least they would be infinitely less numerous.
[34] Ce qui amène au critère de l'alinéa 515(10)c) C.cr., dont la validité constitutionnelle et les principes qui doivent guider son application ont été examinés par la Cour suprême. Ce troisième critère est autonome. Il constitue un motif séparé et distinct. Certes, les cas de détention fondés sur ce troisième critère seront rares. Même face à des phénomènes criminels dangereux et inquiétants, il faut se montrer prudent à recourir à cette disposition. C’est toutefois la perte de confiance de la population envers le système de justice qui est au cœur de l'analyse.
[35] Comme l’a souligné le juge Boilard dans l'arrêt R. c. Sweeney :
… il faut accepter la conséquence de l'intervention parlementaire dans l'article 515(10)(c) et reconnaître qu'il y a des cas de criminalité où ceux qui en sont inculpés vont devoir attendre l'aboutissement de la présomption d'innocence en prison.
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