R. c. Di Rienzo, 2006 QCCQ 12943 (CanLII)
[19] Vu la nature des accusations portées contre eux, l'article 515(6) impose à chacun des 4 accusés de faire valoir l'absence de fondement à leur détention.
[20] Le ministère public concède que le motif concernant la présence au tribunal des accusés n'est pas en litige, de sorte que les accusés devront démontrer que leur détention n'est pas nécessaire pour la protection ou la sécurité du public [515(10)b)] ou pour ne pas miner la confiance du public envers l'administration de la justice [515(10)c)].
[21] La Cour suprême du Canada dans l'arrêt R. c. Pearson[1], lors de l'étude sur la constitutionnalité des dispositions de l'article 515(6)c) et d), mentionne:
Les particularités exceptionnelles des infractions qui font l'objet de l'al. 515(6)d) semblent indiquer qu'elles sont perpétrées dans un contexte très différent de celui de la plupart des autres crimes. La majorité des infractions ne sont pas commises systématiquement. Par contre, le trafic des stupéfiants est une activité systématique, pratiquée d'ordinaire dans un cadre commercial très sophistiqué. Il s'agit souvent une entreprise et d'un mode de vie. C'est une activité très lucrative, ce qui pousse fortement le contrevenant à poursuivre son activité criminelle même après son arrestation et sa mise en liberté sous caution. Vu ces circonstances, le processus normal d'arrestation et de mise en liberté sous caution ne sera normalement pas efficace pour mettre un terme à l'activité criminelle. Il faut des règles spéciales pour établir un système de mise en liberté sous caution qui maintient le droit du prévenu à être mis en liberté provisoire tout en décourageant la poursuite de l'activité criminelle.
[22] Le juge en chef Antonio Lamer qui rend la décision pour la majorité adopte les énoncés d'un rapport d'un groupe de travail sur la lutte contre la drogue. En parlant des particularités des infractions énumérées à l'article 515(6)d) il mentionne:
Les infractions énumérées à l'al. 515(6)d) présentent des particularités qui justifient un traitement différent dans le processus de la mise en liberté sous caution. Ces particularités sont relevées par le Groupe de travail sur la lutte contre la drogue, Rapport du groupe de travail sur la lutte contre la drogue (1990). Aux pages 18 et 19, on y lit que le trafic de stupéfiants constitue généralement une forme de crime organisé:
Au Québec, le trafic de drogues est généralement sous le contrôle de membres du crime organisé qui assurent la distribution dans toutes les régions. Bénéficiant d'organisations bien structurées, leur capacité à financer des transactions importantes leur permet d'importer de grandes quantités de drogues, souvent même sous le couvert d'entreprises légitimes. Depuis quelque temps, ils investissent et mettent en commun leurs ressources afin d'optimiser le rendement financier des mises de fonds; ces cartels vont jusqu'à planifier une forme d'assurance-risque leur permettant de répartir entre eux les pertes subies lors des saisies policières. À la fois importateurs, grossistes et détaillants, ces organisations peuvent vendre à la tonne, au kilo et même au gramme via les points de vente qu'ils contrôlent; elles sont particulièrement actives dans le trafic du cannabis et de l'héroïne. Les trafiquants appartenant à cette catégorie sont d'origines variées; mais depuis 1985, les arrestations de ressortissants étrangers qui entretiennent des liens avec les pays producteurs se sont multipliées. Ces ramifications internationales permettent en effet au crime organisé d'agir tant dans les pays producteurs que dans les pays consommateurs et, à cet égard, on ne peut ignorer l'existence de liens entre la mafia de Montréal et celles de certains pays d'Amérique du Sud.
À la p. 21, on fait aussi remarquer que le trafic de la drogue est parfois considéré à tort comme étant de nature moins grave que des crimes nettement plus violents:
Contrairement aux vols qualifiés, aux agressions sexuelles, aux meurtres, le trafic de drogues est souvent considéré, à tort, comme un crime sans violence; d'où une certaine tolérance à l'endroit des trafiquants qui donnent l'illusion de gens d'affaires anonymes, dissimulés parmi ceux dont le commerce est légal. Une telle impression est cependant loin de la réalité si l'on considère les luttes féroces pour le contrôle de territoires et les actions violentes pour se procurer l'argent nécessaire à l'achat de drogues; si l'on songe également aux sévices personnels et aux drames sociaux qui s'en suivent.
[23] Le juge François Doyon, maintenant juge à la Cour d'appel du Québec, mentionne au sujet de l'arrêt Pearson dans R. c. Judd ce qui suit:
Il me paraît que l'arrêt Pearson ne signifie pas que le membre d'une organisation criminelle structurée doive se voir nécessairement refuser la remise en liberté. Par contre, cet arrêt nous enseigne, se basant sur des études et des rapports qui y sont mentionnés, qu'un membre d'une telle organisation, accusé d'importation et de trafic de stupéfiants, aura tendance à poursuivre ses activités criminelles après sa remise en liberté et sera souvent en position de pouvoir se soustraire à la justice. C'est dans cet esprit que l'appartenance à une organisation criminelle structurée est pertinente à une enquête pour cautionnement. [page 46]
[…]
Bien entendu, le fait d'être membre actif d'une organisation criminelle structurée ne saurait, en soi, empêcher toute remise en liberté; par contre, vu les inférences factuelles que l'on peut en tirer, le fardeau du prévenu n'est que plus lourd. [page 53]
[24] Récemment le juge Martin Vauclair dans R. c. Brunetti fait une excellente étude jurisprudentielle des critères à être appliqués lors d'une enquête sur remise en liberté concernant des personnes liées à un groupe criminalisé. Évidemment, le juge Vauclair se réfère en premier lieu à l'arrêt de principe en matière de remise en liberté que constitue l'arrêt R. c. Rondeau.
Dans l'arrêt Rondeau, le juge Proulx a exposé les critères applicables dans l'évaluation du risque exposé par l'alinéa 515(10)b) C.cr., en insistant sur l'effet combiné de ceux-ci:
Dans le cas à l'étude, le litige porte sur l'évaluation de la probabilité de dangerosité. À mon avis, plusieurs facteurs doivent être pris en compte pour décider de cette question, dont (1) la nature de l'infraction, (2) les circonstances pertinentes de celle-ci, ce qui peut mettre en cause les événements antérieurs et postérieurs, (3) la probabilité d'une condamnation, (4) le degré de participation de l'inculpé, (5) la relation de l'inculpé avec la victime, (6) le profil de l'inculpé, i.e., son occupation, son mode de vie, ses antécédents judiciaires, son milieu familial, son état mental, (7) sa conduite postérieurement à la commission de l'infraction reprochée, (8) le danger que représente, pour la communauté particulièrement visée par l'affaire, la liberté provisoire de l'inculpé.
À ces facteurs est venue s’ajouter plus récemment l’appartenance à un gang criminalisé. Dans l’arrêt R. c. Ruest, le juge Réjean Paul écrivait :
Il est maintenant de connaissance judiciaire que les Hells Angels constituent une organisation criminelle vouée au trafic de drogue, impliquée dans les réseaux de prostitution et en charge de divers réseaux de contrebande. De plus, en vue d'éliminer la concurrence, ils ont livré une guerre sans merci à leurs concurrents (plus de 170 victimes reliées à cette guerre ont été recensées entre 1995 et 2001).
Ainsi, ceux qui participent aux activités criminelles d'une organisation criminelle, telle que celle des Hell's Angels, doivent s'attendre à ce qu'un nouveau facteur aggravant s'ajoute à cette liste (non exhaustive) de monsieur le juge Proulx dans Rondeau.
Dans R. c. Boulianne, confirmant la décision du premier juge de ne pas accorder de remise en liberté pour le motif énoncé à l'alinéa 515(10)b) C.cr., le juge Grenier concluait :
L'appartenance à des groupes criminels structurés qui visent, par définition, à devenir des monopoles de la vente de drogue, que ce soit sur le plan local ou national, démontre un choix de vie, celui de mener des affaires lucratives en violation et au mépris de la loi.
La société, par l'entremise des tribunaux, a le devoir de réagir à ce phénomène en privilégiant la dissuasion comme remède. Cette dissuasion doit s'exercer, non seulement à l'endroit des têtes dirigeantes des réseaux, mais aussi à l'endroit de tous les individus constituant des rouages importants permettant à ces organisations d'être opérationnelles et de se régénérer avec rapidité quand elles sont décapitées.
Dans l’arrêt R. c. Bédard, le même juge faisait siens les propos du juge Gagnon, à l’effet que :
Il résulte donc que la mise en liberté d'un membre important d'une organisation criminelle structurée est exceptionnelle à cause du fardeau de preuve très grand qui lui incombe.
[25] Quant au critère prévu à l'alinéa c) du paragraphe 10 de l'article 515, le Tribunal doit considérer toutes les circonstances, notamment le fait que l'accusation paraît fondée, la gravité de l'infraction, les circonstances entourant sa perpétration et le fait que le prévenu encourt, en cas de condamnation, une longue peine d'emprisonnement.
[26] L'alinéa c) de l'article 515(10) constitue un motif indépendant de ceux prévus aux alinéas a) et b); bien que la Cour suprême du Canada suggère que les circonstances dans lesquelles il est possible d'invoquer uniquement ce motif pour refuser d'accorder une mise en liberté sous caution puissent être rares, il demeure néanmoins important de disposer d'un tel motif parce que la confiance du public est essentielle au bon fonctionnement du système judiciaire.
[27] Le juge Jean-Guy Boilard dans R. c. Sweeney mentionnait dans cette décision au sujet de l'article 515(10)c) ce qui suit:
Évidemment, il ne faut pas être à la remorque d'une opinion publique mal informée, victime de passions qui peuvent à l'occasion être habilement alimentées. Mais lorsque, dans le cadre d'une procédure comme c'est le cas ce matin, l'on fait la démonstration que quelqu'un est sérieusement impliqué, malgré son passé sans tache, dans une organisation criminelle dont l'activité est néfaste et dont l'activité génère également ce que j'appellerai une criminalité incidente, et lorsque le poursuivant démontre que cette preuve est sérieuse et disponible et qu'elle peut justifier un juge du fait, un juge professionnel ou douze jurés, à conclure dans ce sens avec bien entendu les conséquences pénales qui suivront, j'estime qu'il s'agit là de l'un de ces critères énoncés à l'alinéa (c) du paragraphe 10 qui permettrait au juge de première instance ou de révision de déclarer que l'on a fait une démonstration que la détention de l'accusé est requise pour maintenir justement la confiance du public dans l'administration de la justice.
[…] Il faut accepter la conséquence de l'intervention parlementaire dans l'article 515(10)(c) et reconnaître qu'il y a des cas de criminalité où ceux qui en sont inculpés vont devoir attendre l'aboutissement de la présomption d'innocence en prison.
[28] Ce public auquel fait référence l'article 515(10)c) doit être un public bien informé sur les dispositions concernant la remise en liberté des prévenus et sur les faits au dossier.
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