samedi 2 janvier 2010

La connaissance judiciaire VS l'admission en preuve des traités scientifiques

R. c. Désaulniers, 1994 CanLII 5909 (QC C.A.)

Il ne paraît pas douteux que la connaissance judiciaire ne peut et ne doit porter que sur des faits qui, ou sont de notoriété publique, ou peuvent être facilement et rapidement vérifiés, par exemple dans un dictionnaire. La connaissance judiciaire ne semble pas pouvoir s'étendre dans le cadre d'un procès criminel à une expertise ou un type d'expertises existantes qui n'aurait pas été mis en preuve par une des parties. (Jacques Fortin: La preuve pénale, Les Éditions Thémis, 1984, pp. 374 et s. - Jacques Bellemarre et Louise Viau: Droit de la preuve pénale, Les Éditions Thémis, 1991, pp. 51 à 56.)

Même si la lecture des auteurs semble nous laisser voir que cela ne veut pas dire pour autant qu'il faille exclure des lectures faites tout ouvrage de référence pendant un délibéré (Cross: On evidence, Sixth Edition, Butterworths, 1985, p. 69), l'état du droit pénal canadien est à l'effet actuellement que ces ouvrages doivent être mis en preuve, soit par le biais d'experts, soit en étant soumis lors d'un contre-interrogatoire aux témoins experts de la partie adverse pour en discuter, s'ils sont en mesure de le faire.

Dans l'arrêt R. c. Marquard, 1993 CanLII 37 (C.S.C.), [1993] 4 R.C.S. 223, tous les juges, tant ceux de la majorité que les juges dissidents, s'entendent pour dire que le droit applicable au Canada en matière d'admission de preuve des traités scientifiques est celui que l'on retrouve dans le jugement R. c. Anderson, (1914) 22 C.C.C. 455. Madame la juge L'Heureux-Dubé, dissidente sur d'autres points mais d'accord avec tous ses collègues à cet égard, s'exprime de la façon suivante: (pp. 273-74)

Le droit relatif à l'admission en preuve des traités scientifiques n'a pas été grandement modifié depuis R. c. Anderson (1914), 22 C.C.C. 455 (C.S. Alb.). Ce jugement exige que l'expert reconnaisse l'autorité du traité, avant que ce traité ne puisse être introduit en preuve au même titre que la preuve soumise au jury. En l'espèce, le Dr Turrall ne connaissait pas les études citées par le ministère public et, évidemment, ne pouvait les adopter comme faisant autorité.

Il existe nombre d'opinions divergentes sur les règles qui devraient gouverner l'admission de ces traités. L'arrêt Anderson adopte une position particulièrement stricte: si un témoin est interrogé sur un document et reconnaît son ignorance du document ou en nie l'autorité, aucune utilisation ne peut en être faite par l'introduction d'extraits dans la preuve. Toutefois, si le témoin reconnaît son autorité, il peut être requis d'expliquer toute différence apparente entre l'opinion véhiculée par le document et la sienne. Voir: Sopinka, Lederman et Bryant, The Law of Evidence in Canada, op. cit. à la p. 562.

En revanche, dans plusieurs États américains, de tels traités peuvent être utilisés à des fins beaucoup plus larges. Wigmore explique la raison d'être de la règle comme suit: "une grande partie des témoignages d'experts consiste en des renseignements obtenus à même ces sources, et il existe des garanties suffisantes de crédibilité qui permettent d'établir un parallèle entre les traités scientifiques et le témoignage de vive voix d'un témoin expert" (Wigmore on Evidence (Chadbourn revision 1976) vol. 6, par 1690-92). L'exception à l'exclusion du ouï-dire qui s'applique à ce genre de traités en vertu de la règle 803(18) des U.S. Federal Rules of Evidence permet donc que ces documents soient admis en preuve pourvu qu'ils soient portés à l'attention de l'expert pendant le contre-interrogatoire et que leur autorité soit établie d'une manière fiable. Cela peut être fait par l'admission du témoin lui-même ou par connaissance d'office (J.W. Strong, dir., McCormick on Evidence (4° éd. 1992), vol. 2, par. 321, à la p. 351. Voir également C. Goldman, «The Use of Learned Treatises in Canadian and United States Litigation» (1974), 24 U.T.L.J. 423).

Il me paraît donc, à cet égard, que le fait pour un juge de citer, de son propre chef et sans même aucune suggestion de la part des parties, un ouvrage scientifique ou un rapport qui expose des opinions d'experts, est une erreur de droit; évidemment, ce principe ne trouve pas d'application lorsque la consultation porte sur des ouvrages à caractère juridique.

Je ne peux m'empêcher de souligner cependant que l'on peut repérer, dans la jurisprudence des années '90, au moins cinq décisions de la Cour Suprême du Canada qui citent explicitement le rapport Badgley: R. c. L. (D.O.), 1993 CanLII 46 (C.S.C.), [1993] 4 R.C.S. 419, 439; L. (W.K.) c. La Reine, 1991 CanLII 54 (C.S.C.), [1991] 1 R.C.S. 1091, 1100-1101; B. (G) c. La Reine, 1990 CanLII 115 (C.S.C.), [1990] 2 R.C.S. 3, 15; R. c. Marquard, 1993 CanLII 37 (C.S.C.), [1993] 4 R.C.S. 223; R. c. McCraw, 1991 CanLII 29 (C.S.C.), [1991] 3 R.C.S. 72.

Il faut dire cependant que, dans ces cas, comme d'ailleurs dans l'affaire McCraw citée par l'intimée, on ne peut pas savoir du dossier de quelle façon ces documents ont été portés à la connaissance du juge.

Il me paraît, dans un tel contexte, que l'incidence de l'ouvrage scientifique et du rapport Badgley sur la décision du juge est infime. Le juge de première instance explique clairement pourquoi par ailleurs il n'accorde pas une grande valeur scientifique au témoignage du Dr Mailloux. Je suis donc d'avis que, même sans aucune consultation soit du rapport Badgley, soit de l'autre ouvrage scientifique, le verdict aurait nécessairement été le même, vu la conclusion claire à laquelle en arrivait le juge de première instance, quant à la force probante du témoignage de l'expert Mailloux et à la crédibilité scientifique de ce témoin. Manifestement, pour le juge, le témoignage du Dr Mailloux n'a pas toute la rigueur scientifique à laquelle on s'attendrait de la part d'un témoin expert.

Il me semble donc qu'il y a lieu, comme le suggère l'intimée, d'appliquer ici l'article 686(1)b)(iii) du Code criminel et de conclure que cette erreur de droit n'a aucune conséquence sur le verdict rendu.

Je ne trouve pas inutile non plus de mentionner qu'à la lumière de la jurisprudence récente de la Cour Suprême du Canada dont ne disposait pas le juge de première instance, il est permis de se demander si toute cette preuve relative au profil psychologique de Désaulniers aurait été admise. En effet, la Cour Suprême du Canada, dans un jugement unanime, sous la plume du juge Sopinka, statuait que le témoignage de l'expert indiquant qu'en raison de sa condition mentale ou de son état mental, un accusé serait incapable de commettre le crime ou ne pourrait être prédisposé à le commettre, ne correspondait pas aux critères dégagés par les tribunaux pour admettre ce genre de preuve. La Cour Suprême s'exprime de la façon suivante: (pp. 30-31)

Avant d'admettre en preuve l'opinion d'un expert, le juge du procès doit être convaincu, en droit, que l'auteur du crime ou l'accusé possède des caractéristiques de comportement distinctives de sorte que la comparaison de l'un avec l'autre aidera considérablement à déterminer l'innocence ou la culpabilité. Bien que cette décision repose sur le bon sens et l'expérience, comme le professeur Mewett l'indique, elle n'est pas prise dans le vide. Le juge du procès devrait considérer, d'une part, l'opinion de l'expert et, d'autre part, si ce dernier exprime simplement une opinion personnelle ou si le profil des comportements qu'il décrit est couramment utilisé comme indice fiable de l'appartenance à un groupe distinctif. En d'autres termes, la profession scientifique a-t-elle élaboré un profil type du délinquant qui commet ce genre de crime? Une conclusion affirmative sur ce fondement satisfera aux critères de pertinence et de fiabilité. Non seulement la preuve d'expert tend à prouver un fait en litige, mais elle offrira aussi au juge des faits l'aide dont il a besoin. Une telle preuve aura satisfait au critère préliminaire de la fiabilité qui fera généralement en sorte que le juge des faits ne lui accorde pas plus de poids qu'elle ne mérite. La preuve sera considérée comme une exception à la règle d'exclusion relative à la preuve de moralité à condition bien sûr que le juge du procès soit convaincu que l'opinion exprimée se situe dans le domaine d'expertise du témoin expert.

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