R. c. Bellusci, 2010 QCCA 2118 (CanLII)
[16] Le juge conclut à une preuve prépondérante voulant que l'agent Asselin a rudoyé l'intimé. L'appelante ne formule aucun moyen d'appel à l'encontre de cette conclusion. Ce que l'appelante reproche toutefois au juge, c'est d'avoir conclu à tort à l'existence d'un préjudice réel et prospectif au système de justice et d'avoir mal exercé sa discrétion judiciaire en ordonnant l'arrêt des procédures alors que d'autres mesures de réparation auraient dû être considérées.
[17] La juge L'Heureux-Dubé dans l'arrêt R. c. O'Connor identifie une catégorie résiduelle d'abus de procédure qui, sans toucher à l'équité du procès, met toutefois en cause des circonstances diverses suffisamment graves au point d'être susceptibles de miner l'intégrité du processus judiciaire. Les agissements de l'agent Asselin appartiendraient à cette catégorie résiduelle.
[18] Le juge LeBel dans l'arrêt R. c. Regan, parlant de la doctrine de l'abus de procédure, écrivait à propos des mesures de réparations conséquentes à cette violation que :
[53] La suspension des procédures ne constitue qu’une forme de réparation à un abus de procédure, mais celle-ci présente le caractère le plus draconien : c’est « l’ultime réparation », comme l’a qualifiée notre Cour dans l’arrêt Tobiass, précité, par. 86. Elle est ultime en ce sens qu’elle est définitive. Les accusations suspendues ne pourront jamais faire l’objet de poursuites; la présumée victime ne sera jamais capable de se faire entendre en justice; la société sera privée à jamais de la possibilité de faire trancher l’affaire par le juge des faits. Pour ce motif, la suspension est réservée aux seuls cas d’abus qui satisfont à un test préliminaire très exigeant : « le test pour l’obtention d’un arrêt des procédures continue de relever des “cas les plus manifestes”, tant en vertu de la Charte que de la doctrine de l’abus de procédure en common law » (O’Connor, précité, par. 68).
[54] Que le préjudice découlant de l’abus touche l’accusé, qui ne bénéficie pas d’un procès équitable, ou porte atteinte à l’intégrité du système de justice, l’arrêt des procédures s’avère approprié uniquement lorsque deux critères sont remplis :
(1) le préjudice causé par l’abus en question sera révélé, perpétué ou aggravé par le déroulement du procès ou par son issue;
(2) aucune autre réparation ne peut raisonnablement faire disparaître ce préjudice. [O’Connor, par. 75]
Dans l’arrêt Tobiass, par. 91, notre Cour a souligné l’importance capitale du premier critère. Il reflète le caractère prospectif plutôt que rétroactif de la suspension des procédures. Cette mesure de réparation ne corrige pas simplement le préjudice causé, mais vise à empêcher que ne se perpétue une atteinte qui, faute d’intervention, continuera à perturber les parties et la société dans son ensemble à l’avenir.
[19] En présence d'une conduite abusive de la part d'un agent de l'État qui, sans pour autant toucher à l'équité du procès, affecte tout de même l'intégrité du système de justice (catégorie résiduelle), ce n'est que dans les cas exceptionnels que la suspension des procédures sera ordonnée. Le juge LeBel souligne que :
[55] Tel que mentionné plus haut, la plupart des cas d’abus de procédure causent un préjudice en rendant le procès inéquitable. En vertu de l’art. 7 de la Charte, il existe toutefois une petite catégorie résiduelle de conduite abusive qui ne touche pas l'équité du procès, mais qui n’en mine pas moins la justice fondamentale du système (O’Connor, par. 73). Pourtant, même en pareil cas, l’importance du caractère prospectif de la suspension des procédures comme réparation doit être respectée : « [l]e simple fait que l’État se soit mal conduit à l’égard d’un individu par le passé ne suffit pas à justifier la suspension des procédures » (Tobiass, par. 91). Lorsqu’il s’agit d’un abus relevant de la catégorie résiduelle, la suspension des procédures ne constitue généralement une réparation appropriée que lorsque l’abus risque de se poursuivre ou de se produire subséquemment. Ce n’est que dans des cas « exceptionnels », « relativement très rares », que la conduite passée reprochée est « si grave que le simple fait de poursuivre le procès serait choquant » (Tobiass, par. 91).
[20] Il faut retenir de ce qui précède que la réparation consistant à la suspension des procédures est une mesure draconienne qui doit être considérée en dernier ressort. En cas d'incertitude à savoir si l'abus justifie l'arrêt des procédures, le tribunal doit, avant de trancher cette question, s'enquérir de l'intérêt de la société à ce que le jugement soit rendu au fond. Il doit pour cela considérer qu'« une préoccupation publique passagère [ne pourrait] jamais l’emporter sur un acte apparenté à une conduite répréhensible grave [bien que] [...] l’intérêt irrésistible de la société à ce qu’il y ait un débat sur le fond [puisse] faire pencher la balance en faveur de la poursuite des procédures ». Ce n'est généralement que lorsque les circonstances de l'affaire ne permettent pas de conclure que sans la suspension des procédures la situation dénoncée est susceptible de se continuer ou de se reproduire que cette mesure radicale sera justifiée.
[21] Pour paraphraser le juge Beauregard dans l'arrêt R. c. Serré, il y a ici un non sequitur entre les faits reprochés à l'agent Asselin et l'arrêt des procédures ordonné par le juge de première instance.
[22] Tout d'abord, au vu de la preuve, rien ne démontre que le préjudice causé par l'abus est susceptible de se perpétuer ou sera aggravé advenant le cas où l'intimé soit déclaré coupable de l'infraction qu'il a commis et qu'il se voit infliger une sanction juste et proportionnelle au degré de sa responsabilité (article 718.1 C.cr.).
[23] Tout en reconnaissant que la conduite de l'agent Asselin est hautement répréhensible, un public bien informé des circonstances de l'affaire ne serait pas choqué d'apprendre que les procédures pénales se continuent à l'égard de l'intimé, car ce même public doit normalement être au fait qu'il existe des mesures de réparation autre que celle consistant pour le système judiciaire à renoncer à sanctionner l'auteur d'un délit criminel. Le juge de première instance réfère lui-même à des constatations qui atténuent grandement la nécessité pour le tribunal de recourir à la suspension des procédures. Il écrit à ce sujet :
(...)
[24] En l'espèce, le juge aurait dû apporter une attention toute particulière à des mesures de réparation moins extrêmes que celle consistant en une ordonnance d'arrêt des procédures. Il pouvait considérer une peine moins lourde pour tenir compte du préjudice subi par l'intimé ou encore avoir à l'esprit le processus déontologique auquel l'agent Asselin devrait se soumettre en cas de plainte disciplinaire. Le juge Beauregard dans l'affaire Serré considère pour sa part que l'action en dommage contre l'auteur du préjudice est une « mesure de réparation de choix ». Finalement, on ne peut écarter l'idée voulant que l'agent Asselin réponde un jour de ses gestes devant un tribunal pénal.
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