R. c. Lippé, 1996 CanLII 5780 (QC CA)
L'article 122 C.cr. se lit comme suit:
Est coupable d'un acte criminel et passible d'un emprisonnement maximal de cinq ans, tout fonctionnaire qui, relativement aux fonctions de sa charge, commet une fraude ou un abus de confiance, que la fraude ou l'abus de confiance constitue ou non une infraction s'il est commis à l'égard d'un particulier.
L'appelant plaide, en se fondant principalement sur les arrêts R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, 1992 CanLII 72 (CSC), [1992] 2 R.C.S. 606, et R. c. Heywood,1994 CanLII 34 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 761, que ce texte contrevient à la norme de l'article 7 de la Charte pour défaut de précision, puisque la notion d'abus de confiance, élément capital de l'infraction, n'y est pas définie d'une part et, d'autre part, parce que le texte tel que rédigé ne donne pas un avertissement raisonnable au citoyen ordinaire quant à la composition exacte de l'infraction.
Je ferai remarquer, tout d'abord, qu'à mon avis, toute analogie entre la situation sous étude et celle de l'arrêt R. c. Heywood, 1994 CanLII 34 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 761, doit être écartée. Dans cette dernière affaire, on s'en rappellera, l'article 179(1)(b) C.cr. portant sur le fait de flâner à proximité d'une école, a été déclaré inconstitutionnel, non à cause d'une imprécision dans la définition des éléments fondamentaux de l'infraction, mais bien parce qu'il avait, quant aux modalités de temps et de lieux de l'interdiction, une portée tellement étendue qu'il finissait par s'appliquer à toute personne présentant ou non un danger pour les enfants.
Il importe de ne pas confondre deux notions, en vérité proches l'une de l'autre, mais malgré tout distinctes sur le plan juridique, soit le caractère imprécis d'une infraction et le caractère non spécifiquement défini de ses éléments constitutifs d'un côté et, d'un autre côté, l'imprécision du texte et l'absence de définition législative exhaustive de son contenu.
Comme l'a écrit M. le juge Lamer dans Renvoi sur la prostitution, 1990 CanLII 105 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1123, pp. 1155 et s., citant, à ce propos, les travaux de la Commission de réforme du droit du Canada, la théorie de l'imprécision n'exige pas que la loi présente un caractère de certitude absolue. Elle peut donc, sans pécher, être rédigée en fonction de principes généraux reflétant la philosophie du législateur pénal et son intention, à condition d'indiquer au citoyen la norme générale de conduite à suivre. En ce sens, elle n'est pas nécessairement imprécise pour le seul motif qu'elle ne contient pas une définition spécifique de chacun des éléments de l'infraction.
En outre, la théorie de l'imprécision n'exclut aucunement la possibilité d'une soumission du texte à l'interprétation judiciaire. Les tribunaux, comme l'écrit le juge Lamer dans l'arrêt précité (p. 1156), ont un rôle important à jouer dans l'herméneutique des lois. Ils doivent, en effet, définir le contenu de la norme législative générale, en tenant compte du contexte social de l'époque, qui doit permettre à la loi d'évoluer et de garder sa souplesse. L'abus de confiance est, en effet, une notion qui peut s'apprécier jurisprudentiellement, du moins en partie, en fonction des normes sociales de tolérance et de standards communautaires (voir Towne Cinema Theatres c. R., 1985 CanLII 75 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 494). M. le juge Beetz dans Morgentaler c. R., 1988 CanLII 90 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 30 p. 107, avait bien exprimé cette vérité, en termes quelque peu différents, lorsqu'il écrivait qu'il ne fallait pas confondre souplesse et imprécision.
C'est à M. le juge Gonthier, dans l'arrêt Nova Scotia Pharmaceutical Society précité, que l'on doit le résumé de l'état actuel du droit sur la question:
La théorie de l'imprécision peut donc se résumer par la proposition suivante: une loi sera jugée d'une imprécision inconstitutionnelle si elle manque de précision au point de ne pas constituer un guide suffisant pour un débat judiciaire. Cet énoncé de la théorie est le plus conforme aux préceptes de la primauté du droit dans l'État moderne et il reflète l'économie actuelle du système de l'administration de la justice, qui réside dans le débat contradictoire.
(p.643)
Les tribunaux ont eu l'occasion, à plusieurs reprises, d'interpréter la notion d'abus de confiance prévue à l'article 122 C.cr. (voir la jurisprudence analysée dans R. c. Perreault, précitée, et plus récemment R. c. Power, 1993 CanLII 3223 (NS CA), (1993) 82 C.C.C. (3d) 73 (C.A.C.B.) et R. c. Gagné, J.E. 94-1579 (C.S.Q.); R. c. Prud'homme, J.E. 94-1667 (C.S.Q.)). C'est à partir de cette interprétation voulant que le fonctionnaire tire profit de l'acte posé, que la jurisprudence, depuis l'arrêt Bembridge, [1783] 99 E.R. 679, a peu à peu précisé le contenu de l'abus de confiance. Pour évaluer donc si cet élément souffre d'imprécision, on ne doit pas avoir égard au seul texte de l'article, mais aussi et surtout à l'interprétation jurisprudentielle qui en a été donnée, au cours des ans, par l'accumulation des précédents judiciaires.
Je suis donc d'avis que ce premier moyen est mal fondé et doit être écarté.
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