jeudi 4 juillet 2013

Le «cours de la justice» comprend‑il les enquêtes?

R. c. Wijesinha, 1995 CanLII 67 (CSC), [1995] 3 RCS 422

Lien vers la décision

27 Les procédures d'une cour, ou celles de la plupart des tribunaux administratifs, commencent presque invariablement par une enquête. L'enquête sert à déterminer s'il y a eu perpétration d'un crime ou d'une injustice. C'est la première étape essentielle de toute procédure judiciaire ou quasi judiciaire qui peut donner lieu à une poursuite. Dans le cours normal des choses, celui qui détourne le cours d'une enquête se trouve aussi à détourner le cours de la justice. Il ne fait aucun doute, par exemple, que la personne qui ment à la police chargée d'enquêter sur un accident d'automobile quant à l'identité du conducteur, se trouve, par ce mensonge, à détourner le cours de la justice. De même, il ne fait aucun doute que la personne qui ment à un inspecteur de la sécurité au sujet de l'état d'un chantier, et qui lui en cache ainsi les dangers, se trouve, par ce mensonge, à détourner le cours de la justice. Il s'ensuit que le fait de tromper intentionnellement au cours de cette première étape de l'enquête a autant l'effet de détourner le cours de la justice que verser un pot‑de‑vin à un témoin pour l'inciter à modifier sa déposition au procès. La seule différence tient au fait que, dans le premier exemple, le crime est perpétré dès le début des procédures alors que, dans le deuxième exemple, il est perpétré vers la fin.

28 La jurisprudence appuie la position selon laquelle l'expression «le cours de la justice» doit inclure l'étape de l'enquête. Dans l'affaire Kalick c. The King 1920 CanLII 80 (SCC), (1920), 61 R.C.S. 175, l'accusé a été déclaré coupable d'avoir frustré, par corruption, «l'administration de la justice». Il avait offert un pot‑de‑vin à un policier afin d'éviter d'être accusé d'avoir enfreint la Saskatchewan Temperance Act, S.S. 1917, ch. 23. Le juge Anglin (tel était alors son titre) a dit à la p. 183:

[traduction] Il importe peu que l'agent de police ait effectivement voulu ou prévu engager une poursuite. Il suffit que l'appelant ait donné le pot‑de‑vin avec l'intention d'éviter une telle procédure. Il y a autant entrave à l'administration de la justice lorsqu'on empêche illicitement l'engagement d'une poursuite que lorsqu'on a recours à la corruption pour en étouffer une qui est déjà commencée.

29 Dans une opinion concordante, le juge Brodeur a déclaré à la p. 186:

[traduction] Je suis d'avis que l'«administration de la justice» mentionnée à l'article 157 du Code criminel ne devrait pas se limiter à ce qui se produit après la déposition d'une dénonciation; elle comprend les mesures nécessaires pour amener devant le tribunal compétent et l'y faire punir pour son crime la personne qui a commis une infraction. Il s'agit d'un terme très large qui couvre la détection, la poursuite et le châtiment des délinquants.

30 Il est vrai que l'expression «l'administration de la justice» n'est pas la même que «le cours de la justice». J'estime toutefois que la deuxième expression a probablement un sens plus large que la première. En fait, l'arrêt Kalick a été cité comme faisant autorité dans des cas d'allégations de violation du par. 139(2). Voir par exemple l'arrêt R. c. Morin (1968), 5 C.R.N.S. 297 (C.A. Qué.), à la p. 299.

31 De même, dans l'affaire R. c. Spezzano (1977), 34 C.C.C. (2d) 87 (C.A. Ont.), l'accusé avait donné un faux nom à l'agent de police, tentant ainsi d'éviter d'être inculpé pour conduite sans permis. Dans cette affaire, le juge Martin a conclu que l'expression «le cours de la justice» au par. 139(2) comprenait les tentatives pour entraver, détourner ou contrecarrer une poursuite que l'accusé pense pouvoir être intentée. Il a fondé sa conclusion sur l'arrêt Kalick et dit ceci à la p. 91:

[traduction] L'expression «le cours de la justice» au par. 127(2) [maintenant par. 139(2)] comprend des procédures judiciaires en cours ou projetées, mais ne se limite pas à ces procédures. L'infraction prévue au par. 127(2) comprend aussi les tentatives faites par une personne pour entraver, détourner ou contrecarrer une poursuite qu'elle pense pouvoir être intentée, même si aucune décision de poursuivre n'a encore été prise.

Puis, à la p. 93:

[traduction] . . . des éléments de preuve appuient la conclusion du juge de première instance selon laquelle l'appelant a fait une fausse déclaration au constable qui procédait à une enquête à l'égard d'une infraction possible et qu'il a fait cette déclaration afin d'échapper à la poursuite qu'il appréhendait. En de pareilles circonstances, le «cours de la justice» avait déjà commencé.

32 Dans l'affaire R. c. Rogerson (1992), 174 C.L.R. 268, la Haute Cour australienne a poursuivi la logique en étendant ce raisonnement aux tribunaux disciplinaires. Dans cette affaire, le juge en chef Mason a écrit à la p. 277:

[traduction] . . . il suffit qu'un acte tende à contrecarrer ou à détourner une poursuite ou des procédures disciplinaires devant un tribunal judiciaire que l'accusé pense pouvoir être engagées, même si la possibilité d'instituer la poursuite ou les procédures disciplinaires n'a pas été examinée par la police ou par l'organisme compétent chargé de l'application des lois.

33 En l'espèce, il ressort clairement de la preuve que si, par suite de ses enquêtes, le personnel de la Société du barreau concluait que les allégations portées contre un avocat n'étaient pas fondées, on n'engageait pas de procédures disciplinaires.

34 En résumé, puisqu'une fausse déclaration à l'étape de l'enquête peut empêcher l'institution de poursuites et, partant, détourner le cours de la justice, le par. 139(2) doit comprendre des procédures d'enquête.

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