R. c. Racine, 2004 CanLII 14153 (QC CS)
[35] Dans l’arrêt Martin et Succession MacDonald, le juge Sopinka de la Cour suprême expose les principes généraux suivants sur la déontologie de la profession d’avocat :
p. 1242 « La seule question en litige dans ce pourvoi est la norme qu’il convient d’appliquer pour décider si Thompson, Dorfman, Sweatman doivent être déclarés inhabiles à continuer d’occuper pour leur client dans cette action pour raison de conflit d’intérêts.
Déontologie de la profession d’avocat – Principes généraux
Pour résoudre cette question, la Cour doit prendre en considération au moins trois valeurs en présence. Au premier rang se trouve le souci de préserver les normes exigeantes de la profession d’avocat et l’intégrité de notre système judiciaire. Vient ensuite en contrepoids, le droit du justiciable de ne pas être privé sans raison valable de son droit de retenir les services de l’avocat de son choix. Enfin, il y a la mobilité raisonnable qu’il est souhaitable de permettre au sein de la profession. » (Soulignements ajoutés)
[36] Quant aux critères à retenir en matière de conflit d’intérêts et de confidentialité, le juge Sopinka poursuit :
p. 1259
Le critère à retenir
Quelle doit donc être la bonne approche? La norme de la « probabilité de préjudice » est-elle assez exigeante pour donner à la justice ce caractère apparent que le public exige d’elle? À mon sens, elle ne l’est pas; ce que confirment la jurisprudence que j’ai citée et le désir de la profession juridique d’avoir des règles strictes de déontologie, comme le démontre l’adoption du Code canadien de déontologie professionnelle. Le critère de la probabilité de préjudice correspond essentiellement à la norme de preuve en matière civile. Nous nous en tenons aux probabilités, tel est le fondement de l’arrêt Rakusen. Force m’est cependant de conclure que le public, et même les avocats et les juges, ont jugé cette norme insuffisante. L’utilisation de renseignements confidentiels est habituellement impossible à prouver. Comme le fait remarquer le lord juge Fletcher Moulton dans l’arrêt Rakusen, [traduction] « ce n’est pas possible de le prouver »(p. 841). J’ajouterais : « ou de le réfuter ». S’il en était autrement, le public se satisferait sans doute d’une preuve d’absence de préjudice. Mais comme c’est impossible à prouver, le critère retenu doit tendre à convaincre le public, c’est-à-dire une personne raisonnablement informée, qu’il ne sera fait aucun usage de renseignements confidentiels. Voilà, à mon sens, la ligne directrice primordiale que doit suivre la Cour en répondant à la question : sommes-nous en présence d’un conflit d’intérêts de nature à rendre l’avocat inhabile à agir? Il faut souligner à cet égard que cette conclusion suppose que le client n’a pas acquiescé, mais qu’il s’oppose au mandat qui est à l’origine du conflit présumé » (Soulignements ajoutés)
[37] Dans le même arrêt, le juge Cory dit ce qui suit :
p. 1265
« Les avocats font partie intégrante de notre système judiciaire et y jouent un rôle absolument indispensable. C’est à eux qu’il incombe de préparer et de défendre les causes de leurs clients devant les tribunaux. En vue de l’audition d’une question litigieuse, le client doit souvent confier des renseignements confidentiels à l’avocat qu’il a mandaté. Il doit souvent, par nécessité, dévoiler à son avocat ses plans et ses désirs les plus secrets, ses craintes les plus vives. Le client doit avoir la certitude que l’avocat ne révélera pas ses confidences ni n’en tirera profit.
Sans cela, notre système judiciaire serait incapable de fonctionner. Si le public se demande si les renseignements confidentiels communiqués par un client à un avocat seront divulgués ou s’il soupçonne qu’ils pourraient l’être, le système ne peut pas fonctionner normalement.
Incontestablement, un tel doute naîtrait sûrement dans l’esprit du public s’il avait l’impression que les avocats se mettent dans une situation susceptible de donner lieu à un conflit d’intérêts, notamment en changeant de cabinet.
Prenons l’hypothèse où un client mêlé à une affaire litigieuse aurait confié des renseignements confidentiels à un avocat. Si cet avocat exerçait avec un associé, le public jugerait déloyal et tout à fait inacceptable que l’associé puisse occuper pour l’adversaire du client. De même, si cet avocat se joignait à un cabinet que l’adversaire du client a mandaté au sujet de la même affaire, même le membre du public le plus raisonnable et le plus juste trouverait intolérable que ce cabinet occupe pour ceux dont les intérêts sont opposés à ceux de ce client. Dans les deux situations, une impression de déloyauté ressortirait de la facilité avec laquelle des avocats travaillant ensemble dans le même cabinet pourraient s’échanger des renseignements confidentiels confiés par des clients. » (Soulignements ajoutés)
[38] Dans la présente affaire, le Tribunal conclut qu’il y a apparence à tout le moins de conflit d’intérêts et un public raisonnablement informé craindrait pour l’intégrité du système judiciaire.
[44] Le Tribunal croit nécessaire de commenter certaines décisions portées à son attention.
[45] Dans l’affaire R. c. Joyal, la Cour d’appel n’a pas retenu un moyen d’appel soulevé par l’accusé-appelant qui prétendait ne pas avoir eu un procès juste et équitable vu que le procureur ad hoc de la Couronne avait été son avocat cinq ans auparavant. Dans cette affaire, l’accusé-appelant a été parfaitement mis au courant de cette situation et n’avait pas fait objection à ce que son avocat agisse pour la Couronne; de plus, il n’y avait aucune possibilité apparente d’un préjudice au droit à un procès juste et équitable.
[46] Dans le jugement R. c. Berrardo rendu par le juge Jean-Guy Boilard de la Cour supérieure, le juge Boilard dit ce qui suit :
p. 2
« Dans le cas actuel, la seule personne qui est en mesure de déterminer la base factuelle d’un empêchement dirimant pour Me Poupart de représenter Berrardo c’est justement son ancien client Beaudoin. »
[47] Toutefois, dans le cas actuel Dominique Racine n’est pas un ancien client mais encore un client actuel.
[48] Dans la décision R. c. Stockwell, le juge Pierre Béliveau dit ce qui suit :
Par. 55
« Cette jurisprudence, presqu’entièrement postérieure à l’arrêt Succession MacDonald c. Martin, nous apprend clairement qu’une apparence de conflit doit s’appuyer sur plus que des hypothèses éloignées, à moins que le conflit soit inhérent à la situation. En sus, il faut tenir compte du fait qu’en droit pénal, un accusé a droit d’être défendu par l’avocat de son choix. »
[49] Dans la présente affaire, le Tribunal constate que le conflit est justement inhérent à la situation.
[50] Dans un arrêt rendu par la Cour d’appel le 12 septembre 1990, l’affaire Louis Henry c. Sa Majesté La Reine, le juge Gendreau, exprimant le jugement unanime de la Cour, dit ce qui suit :
p. 6
« Je présume que la Couronne entendra appeler comme témoin ce que l’on appelait euphémystiquement la source c’est-à-dire un dénommé Beauchamp. Je présume qu’aucun des avocats en défense n’a été l’avocat de ce témoin là. » (Soulignements ajoutés)
[51] Dans l’arrêt R. c. Neil, le juge Binnie de la Cour suprême rappelle le devoir de loyauté d’un avocat envers un client existant et il cite les paroles de Lord Henry Brougham appelé en 1821 à prendre la défense de la reine Caroline accusée par son époux le roi Georges IV :
p. 641
« L’avocat, dans l’accomplissement de son devoir, ne connaît qu’une personne au monde et cette personne est son client. Le sauver par tous les moyens, aux dépens et au risque de tous les autres et, parmi les autres, de lui-même, est son premier et son unique devoir et il doit s’en acquitter sans se préoccuper de l’inquiétude, des tourments ou de la destruction qu’il peut causer à autrui. Il doit faire la distinction entre ses devoirs de patriote et ses devoirs d’avocat et agir sans se soucier des conséquences, jusqu’à entraîner son pays dans la confusion si malheureusement tel doit être son destin. »
[52] En l’occurrence, le Tribunal croit que Me Pelletier ne peut être loyal à la fois à Dominique et à Michel Racine.
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