Lien vers la décision
[20] L’alinéa 253(1)a) concerne l’infraction de conduite avec les capacités affaiblies alors que l’alinéa 253(1)b) traite de la conduite avec une alcoolémie supérieure à la limite permise (80 mg/100 ml de sang).
Première question : Quel est le fardeau relatif à l’infraction prévue au paragraphe 255(3.1) C.cr.?
[21] L’appelante soutient que pour faire la preuve de l’infraction codifiée au paragraphe 255(3.1) C.cr., il n’est pas nécessaire de démontrer l’existence d’un lien causal entre l’alcoolémie de l’accusé et l’accident ayant occasionné la mort de la victime. Elle nous invite à conclure, comme le fait la Cour d’appel de la Saskatchewan dans l’arrêt R. v. Koma, que la seule preuve d’un lien « temporel » entre ces deux éléments suffit.
[23] Il est utile de rappeler que l’infraction prévue au paragraphe 255(3) C.cr. et qui concerne la conduite avec capacités affaiblies, que ce soit par l’effet de l’alcool, de la drogue ou de la combinaison des deux, a été introduite au Code criminel en 1985 et que ses balises sont bien établies.
[24] Le libellé du paragraphe 255(3) C.cr. prescrit que quiconque conduit avec des capacités affaiblies et cause ainsi la mort d’une autre personne est coupable de l’infraction. En anglais, « Causes the death of another person as a result ». La nécessité de démontrer le lien de causalité entre les capacités affaiblies et la mort d’une autre personne apparaît clairement.
[25] D’ailleurs, la jurisprudence québécoise et canadienne qui applique le paragraphe 255(3) C.cr. est claire. Le ministère public doit démontrer hors de tout doute raisonnable que l’accusé a conduit un véhicule avec les capacités affaiblies et que l’affaiblissement de ses capacités, par l’alcool ou la drogue, a contribué de façon appréciable à la mort d’une autre personne. Un lien entre les capacités affaiblies et le décès doit donc être démontré.
[26] L’infraction prévue au paragraphe 255(3.1) C.cr. est d’origine plus récente, n’ayant été introduite au Code criminel qu’en 2008 et cible les cas où, alors qu’il conduit ou garde et contrôle un véhicule avec une alcoolémie supérieure à la limite permise, un conducteur cause un accident occasionnant le décès d’un tiers.
[27] Il faut reconnaître que le législateur a utilisé un libellé différent pour la nouvelle infraction prévue à 255(3.1) C.cr. que pour celle prévue à 255(3) C.cr., au sujet de laquelle la jurisprudence est bien établie quant à la nécessité de démontrer un lien de causalité entre la conduite avec les capacités affaiblies et la mort.
[28] Les amendements législatifs de 2008 visaient plusieurs objectifs, dont celui de faciliter la détection et l’enquête des cas de conduite avec capacités affaiblies par l’effet d’une drogue et relever les peines minimales prévues pour la conduite avec capacités affaiblies. Plus particulièrement, les policiers ayant reçu la formation voulue sont autorisés à soumettre une personne à des épreuves et des examens en vue de déterminer si les facultés de celle-ci sont affaiblies par l’effet d’une drogue ou par l’effet combiné de l’alcool et d’une drogue. Par ailleurs, l’un des buts de l’ajout législatif était d’alourdir les peines liées à la conduite avec capacités affaiblies et, en ce qui concerne la conduite avec les capacités affaiblies par l’alcool, de limiter les contestations du résultat du test d’alcoolémie. Dans la même veine, le législateur a introduit deux nouvelles infractions, dont celle qui nous concerne au paragraphe 255(3.1) C.cr. Tout en procédant à l’adoption de cette nouvelle mesure législative, le législateur fédéral a modifié la version anglaise du paragraphe 255(3) C.cr. en y substituant le mot « thereby » par les mots « as a result ».
[29] L’on comprend des travaux parlementaires qu’en adoptant le paragraphe 255(3.1) C.cr., le législateur a voulu alléger le fardeau de preuve du ministère public qui devait, comme ce fut le cas ici, faire témoigner un expert toxicologue pour établir que la personne qui a plus de 80 mg d’alcool par 100 ml de sang a les capacités affaiblies.
[30] La jurisprudence canadienne semble divisée sur la façon d’appliquer la nouvelle disposition. Étonnamment, au Québec, très peu a été écrit sur le sujet.
[31] Pour ce qui est de la doctrine, les professeurs Solomon et Chamberlain se disent d’avis que la nouvelle disposition dispense le ministère public de démontrer le lien de causalité entre l’alcoolémie et l’accident.
[32] En 2012, dans l’arrêt R. v. Jagoe, la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick exprime l’idée que le paragraphe 255(3.1) C.cr. exige la preuve que l’alcoolémie de l’accusé a contribué de façon significative à l’accident occasionnant la mort.
[33] Dans cette affaire, le juge de première instance avait exigé que le ministère public démontre que l’alcoolémie de l’accusé a contribué à la mort de la victime. En appel, le juge Bell se dit d’avis que si le ministère public n’a pas à établir que la conduite avec une alcoolémie supérieure a causé la mort, elle doit néanmoins établir qu’il s’agit d’un facteur ayant causé l’accident : « The "over 80 driving" must, in order to convict, be a real factor in the cause of the accident. ». Cette affirmation relève toutefois de l’obiter considérant que la Cour conclut à l’absence d’accident au sens de la disposition.
[34] En l’espèce, le juge a appliqué une variante de cet obiter et exigé la preuve que, malgré son alcoolémie, l’intimée avait également les capacités affaiblies par l’alcool et que cet état a contribué à l’accident. Un expert toxicologue a d’ailleurs témoigné sur la question.
[35] Or, cette façon de voir ne respecte pas la volonté exprimée par le législateur en rédigeant la disposition. À moins que le législateur fédéral n’ait parlé pour ne rien dire ou n’ait créé une infraction inutile, l’introduction du paragraphe 255(3.1) C.cr. doit vouloir prévoir une infraction différente de celle déjà édictée au paragraphe 255(3) C.cr. Par ailleurs, la rédaction même de la nouvelle disposition contredit cette approche.
[36] En 2015, dans l’arrêt R. v. Koma, la Cour d’appel de la Saskatchewan se prononce spécifiquement sur la question (mais dans le contexte du paragraphe 255(2.1)C.cr.) et décide que le ministère public n’a pas à démontrer de lien causal entre l’alcoolémie de l’accusé et les blessures de la victime ou encore l’accident. Elle n’a qu’à établir un lien temporel entre les deux éléments :
[27] On a plain and ordinary reading, and in its grammatical and ordinary sense, the wording of the offence under s. 255(2.1) requires the Crown to prove three things beyond a reasonable doubt so as to justify a conviction:
a) the accused had a blood alcohol concentration of over .08 while operating a motor vehicle or having care or control of a motor vehicle, which is the offence under s. 253(1)(b) of the Criminal Code;
b) the accused caused an accident while so operating a motor vehicle or having care or control of a motor vehicle; and
c) the accident resulted in bodily harm to another individual.
On this straightforward reading, the Crown must establish a temporal link between an accused’s prohibited blood alcohol concentration and the occurrence of an accident that has resulted in bodily harm to another, but it need not establish a causal link between those two elements.
[28] This is the interpretation given to s. 255(2.1) by the judge in this case and by the Court in R v Carver, 2013 ABPC 140 (CanLII), 558 AR 50 [Carver], where Rosborough P.C.J. observed:
[60] Subsection 255(2.1) C.C. does not causally link the “underlying offence” of operating a motor vehicle with a proscribed blood/alcohol concentration with the additional element of causing an accident that brings about bodily harm. Rather, it conjoins two separate proof elements: (1) proof of operating a vehicle with a proscribed blood/alcohol concentration; and (2) proof that the accused caused an accident resulting in bodily harm to a person. The prosecution must prove beyond a reasonable doubt that the accused caused an accident resulting in bodily harm but there is no requirement of proof that the accused’s proscribed blood/alcohol concentration in any way brought about or contributed to that accident.
[29] This observation is well-founded because the plain and ordinary meaning of s. 255(2.1) is not altered by context. Parliament has used different language to describe the causation requirements for other consequence-related offences involving the use of a motor vehicle. As Rosborough P.C.J. noted in Carver, the word thereby or its equivalent is conspicuously absent from s. 255(2.1); whereas, as the judge in this case observed, the offence of dangerous driving causing bodily harm, for example, is committed when an individual drives dangerously and thereby causes bodily harm. The absence of thereby or its equivalent from s. 255(2.1) cannot be an oversight by Parliament.
[…]
[31] The absence from s. 255(2.1) of a causal connection similar to that found in s. 255(2) reflects the difficulty of requiring the Crown to prove an individual has caused an accident because he or she was over .08, without the Crown leading some form of expert evidence as to the effect of blood alcohol concentrations in excess of .08 on that individual’s ability to operate a motor vehicle that is causally tied to the accident in question. However, this kind of evidentiary difficulty does not arise in cases of impaired driving or dangerous driving where objective indicia of an individual’s impairment or recklessness provide an evidentiary basis for a court to conclude the causes of an accident might include an inability to operate a motor vehicle brought on by impairment, negligence or recklessness. For this reason, the causation element of the offence of impaired driving causing bodily harm (s. 255(2)) is different. There, the Crown has to prove a causal link between an individual’s impaired operation of a motor vehicle and bodily harm to another person.
[32] Thus, for a conviction to lie under s. 255(2.1) of the Criminal Code, I conclude the Crown must prove beyond a reasonable doubt that an individual, while operating a motor vehicle or in care or control of a motor vehicle, had a blood alcohol concentration exceeding 80 mg of alcohol in 100 mL of blood and the individual caused an accident that resulted in bodily harm to another; but, s. 255(2.1) does not require the Crown to prove the individual’s over .08 blood alcohol concentration caused the accident. The judge made no error when she concluded similarly.
[37] Ce faisant, la Cour d’appel de la Saskatchewan reprend la décision R. v. Carver rendue par la Cour provinciale de l’Alberta en 2013. Dans cette décision, le juge Rosborough conclut que le paragraphe 255(2.1) C.cr. exige la démonstration que l’accusé a causé l’accident et affirme qu’il n’est pas nécessaire de faire la preuve du lien causal entre l’alcoolémie de l’accusé et l’accident. Ce courant a été suivi au Québec par la juge Anouk Desaulniers de la Cour du Québec dans deux dossiers.
[38] À mon avis, il s’agit de l’approche qui est la plus appropriée.
[39] J’estime toutefois qu’il faut plus qu’un lien temporel entre la conduite avec une alcoolémie interdite et l’accident.
[40] Il doit y avoir une démonstration d’un double lien de causalité. D’abord, que le conducteur a causé l’accident. Ensuite, que l’accident a occasionné les blessures ou la mort d’une personne. L’utilisation du mot « cause » indique que le législateur entendait exclure les cas où l’on ne peut rattacher une conduite fautive du conducteur à l’accident. Le conducteur doit nécessairement être la cause effective de l’accident.
[41] Cette interprétation respecte le texte de la disposition législative et le choix du législateur lorsqu’il rédige différemment, en 2008, le libellé de la nouvelle infraction.
[42] Cette interprétation permet aussi de s’assurer du comportement blâmable de l’accusé par rapport à la conséquence prohibée. En effet, il faut éviter qu’une personne puisse être condamnée simplement parce que, tandis qu’elle conduisait avec une alcoolémie supérieure à la limite permise, elle a été impliquée dans un accident qui ne lui est par ailleurs aucunement imputable.
[43] L’accusé doit, par son comportement ou sa conduite, avoir posé des gestes ou omis de poser des gestes qui ont causé un accident. Sa conduite doit être évaluée par rapport à celle d’un conducteur raisonnable.
[44] Un élément fautif doit être attribuable à l’accusé qui doit donc être responsable de façon appréciable de l’accident. Sur ce point, les critères adoptés par la juge Arbour dans R. c. Nette et par la juge Karakatsanis dans R. c. Maybin sont généralement utilisés.
[45] En bref, l’accusé doit avoir contribué de façon appréciable à l’accident, tenant pour acquis qu’il n’est pas nécessaire que la conduite de celui-ci soit la cause unique de l’accident.
[46] Les auteurs Manning et Sankoff affirment d’ailleurs que les problèmes qui pourraient découler du standard relativement peu élevé de la « cause ayant contribué de manière appréciable » peuvent être compensés dans le cadre du prononcé de la peine. Ils ajoutent que c’est à ce stade des procédures que devrait être prise en considération toute faiblesse dans la chaîne de causalité :
Weaknesses in the chain of causation are regarded as a matter to be assessed as a factor in the sentencing process. […] It should be recognized that most problems created by a low causal standard can be rectified, for the most part, in the sentencing process, where the accused’s level of moral responsibility can be more sensitively addressed.
[47] Par ailleurs, à la lecture du jugement de première instance, on constate qu’exiger la démonstration du lien de causalité entre l’alcoolémie et le décès engendre une incongruité.
[48] En effet, il est depuis longtemps reconnu que l’infraction d’avoir conduit avec une alcoolémie supérieure à 80 mg d’alcool par 100 ml de sang ne requiert pas la preuve que les capacités de l’accusé sont affaiblies par l’alcool. La preuve d’absence de symptômes n’est pas pertinente. Si, en application de l’alinéa 253(1)b) C.cr., la preuve des symptômes n’est pas pertinente, elle ne devrait pas plus l’être en application du paragraphe 255(3.1) C.cr., qui nécessite la preuve que l’infraction incluse a été commise.
[49] Dans le cadre de son examen du paragraphe 255(3.1) C.cr., le juge n’avait donc pas à déterminer si l’intimée avait les facultés affaiblies.
[50] Il devait plutôt se demander si :
- L’intimée a conduit un véhicule automobile avec une alcoolémie supérieure à la limite permise; en fait, si elle a contrevenu à l’alinéa 253(1) b) C.cr.;
- Elle a causé un accident, en ce qu’elle a contribué de façon appréciable à l’accident, par sa conduite, les gestes qu’elle a posés ou omis de poser, tenant pour acquis qu’il n’est pas nécessaire que sa conduite soit la cause unique de cet accident;
- L’accident a engendré la mort d’une autre personne.
[51] Contrairement à l’infraction codifiée au paragraphe 255(3) C.cr. où le législateur exige la preuve du lien causal entre les capacités affaiblies et la mort d’une tierce personne, ici, le lien à faire se situe 1) entre l’accusé et la cause de l’accident, et 2) entre l’accident et le décès d’une personne.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire