mercredi 28 août 2024

Il existe des cas où la simple présence d'empreintes digitales justifie un verdict de culpabilité

Ben Hariz c. R., 2019 QCCA 267

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[47]        Selon l’appelant, la simple présence d’une empreinte digitale ne suffit pas pour obtenir une condamnation. Or, la jurisprudence a adopté une position beaucoup plus nuancée.

[48]        Déjà il y a plus de cinquante ans, une formation de cinq juges de la Cour du Banc de la Reine du Québec, procédant à une revue de la jurisprudence, énonçait ce qui suit :

II. Il y a en effet des cas où les seules empreintes digitales justifient un verdict de culpabilité (Rex v. Castleton (1909), 3 Cr. App. R. 74Rex v. Buckingham and Vickers1943 CanLII 420 (BC SC), [1946] 1 W.W.R. 425, 86 C.C.C. 76; Pelletier v. Le Roi[1952] B.R. 633Goguen v. The Queen (1956), 1956 CanLII 489 (NB CA), 116 C.C.C. 306. Il y a évidemment d'autres cas où les empreintes n'ont aucune signification, v.g. si l'objet sur lequel elles sont relevées appartient à l'accusé ou si cet objet lui est généralement accessible, ou encore si l'objet n'a aucun rapport avec le délit. Tel n'est pas le cas qui nous occupe.[24]

[Caractères gras ajoutés]

[49]        Plus récemment, dans l’arrêt Hoppe, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a conclu qu’une seule empreinte digitale pouvait supporter un verdict de culpabilité, en l’absence d’une autre explication raisonnable :

[12] As the cases indicate, a single fingerprint can support a conviction: see R. v. O’Neill (1996), 1996 CanLII 976 (BC CA), 71 B.C.A.C. 295; R. v. Gauthier2009 BCCA 24, 264 B.C.A.C. 298; R. v. Chudley2015 BCCA 315In the absence of a credible explanation for how Mr. Hoppe’s fingerprint came to be on the underside of the cash register, it was open to the trial judge to find that it was placed there when Mr. Hoppe moved the cash register away from the front counter of the restaurant.[25]

[Caractères gras ajoutés]

[50]        La force probante d’une preuve circonstancielle constituée d’une empreinte digitale comporte bien sûr des limites. Dans l’arrêt Mars sur lequel s’appuie l’appelant, le juge Doherty de la Cour d’appel de l’Ontario énonce le principe suivant quant à l’appréciation d’un tel élément de preuve :

[19] The probative value of fingerprint evidence depends on the totality of the evidence. Fingerprint evidence will almost always afford cogent evidence that the person whose fingerprint is left on the object touched that object. However, the ability of the fingerprint evidence to connect an accused to the crime charged will depend on whether there is other evidence capable of establishing that the accused touched the object at the relevant time and place so as to connect the accused to the crime.[26]

[51]        La jurisprudence regorge de cas où des accusations étaient fondées principalement sur une preuve d’empreinte digitale. En cette matière, il est impossible d’adopter une règle absolue, la force probante d’une telle preuve étant susceptible de varier selon les circonstances de chaque cas[27].

[52]        Dans l’arrêt D.D.T., la Cour d’appel de l’Ontario, réitérant les enseignements de l’arrêt Mars, propose une analyse en deux étapes afin de juger en appel du caractère raisonnable d’un verdict de culpabilité fondé sur la seule preuve d’une empreinte digitale :

[15] The above principles suggest a two-stage approach for appellate review of the reasonableness of a verdict in cases where fingerprints provide the sole evidence capable of identifying the perpetrator. The first stage involves an examination of the reasonableness of the inference that the fingerprints were placed on the object with connection to the crime, at the relevant time and place. The second stage involves an examination of the soundness of the conclusion that the totality of the evidence and reasonable inferences available to the trial judge were sufficient to prove the appellant's guilt beyond a reasonable doubt.[28]

[53]        Dans le présent cas, le gobelet sur lequel l’empreinte a été prélevée est apparu sur les lieux du crime de façon très contemporaine à sa perpétration. Cela permet d’inférer une relation entre l’empreinte et le crime et, partant, de franchir la première étape.

[54]        Pour ce qui est de la seconde étape, le juge rejette l’hypothèse voulant que le gobelet ait pu être placé dans la maison à un autre moment ou par une autre personne que l’appelant. Il conclut que la seule inférence raisonnable qu’il peut tirer de la preuve est que l’appelant s’est introduit dans la maison et y a commis le vol. Selon lui, « [t]oute autre conclusion serait de la pure spéculation et même irrationnelle ».

[55]        Comme le rappelle la Cour suprême dans l’arrêt Villaroman, « il appartient fondamentalement au juge des faits de tracer dans chaque cas la ligne de démarcation entre le doute raisonnable et les conjonctures »[29]. En l’espèce, l’appréciation du juge n’est pas déraisonnable.

[56]        D’autres cours d’appel au pays ont avalisé un raisonnement similaire à celui suivi par le juge.

[57]        Dans l’arrêt MacFadden[30], l’accusé était inculpé pour introduction par effraction dans une maison mobile. Ses empreintes digitales avaient été prélevées sur une bouteille de bière trouvée dans la résidence le lendemain de l’infraction alors qu’elle n’y était pas la veille. Une majorité de juges de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a confirmé le verdict de culpabilité prononcé en première instance :

Counsel for the appellant submitted that the verdict was unreasonable and could not be supported by the evidence. In support of that submission it was contended that the presence of the appellant's fingerprints on the beer bottle established only that, at some point, the accused handled the beer bottle. It was argued that the fingerprints do not link the accused to the scene of the offence, let alone to participation in the offence itself. […]

In my view, that whole line of reasoning is fallacious. To begin with there is no evidence to support the drawing of inferences consistent with the innocence of the accused. In the absence of such evidence the Court would not be engaged in drawing inferences but rather in speculating. Secondly, it seems to me that an inference that can be drawn from the presence of the beer bottle in the trailer with the fingerprints of the accused upon it is that the accused was present in the trailer and that he gained entry to the trailer by breaking and entering.[31]

[Caractères gras ajoutés]

[58]        Dans l’arrêt Nicholl, la Cour d’appel de l’Ontario explique bien le raisonnement suivi dans MacFadden :

[11] […] The proximity in time between the discovery of the beer bottle, which bore the accused’s fingerprints, and the break and enter of the mobile home rendered the probability of innocent explanations for the presence of the beer bottle unlikely and gave rise to the strong inference that the appellant had been in the premises in question.[32]

[59]        L’arrêt Keller[33] se rapproche également du présent dossier. Dans cette affaire, l’accusé était inculpé pour une introduction par effraction dans un magasin et du vol d’une somme d’argent gardée dans un coffre-fort. Ce dernier avait été ouvert à l’aide d’un chalumeau. Le lendemain, les policiers ont découvert sur le plancher, près du coffre-fort, un paquet d’allumettes sur lequel se trouvait l’empreinte digitale de l’accusé. Il s’agissait de la seule preuve liant ce dernier à l’infraction. La Cour d’appel de la Saskatchewan, sous la plume du juge en chef Culliton, a rejeté le pourvoi de l’accusé en ces termes :

In my respectful view, a careful review of all of the evidence satisfies me, as it did the learned trial Judge, that the presence of the finger-print of the appellant on the match-cover is consistent with the conclusion that the appellant committed the offence and inconsistent with any other rational conclusion than that the appellant is the guilty party. The evidence, in my opinion, is such as to prove the charge beyond any reasonable doubt.[34]

[60]        Enfin, dans l’arrêt Gauthier[35], l’accusé était inculpé pour introduction par effraction. Une maison avait été cambriolée et une bouteille de bière portant son empreinte digitale avait été trouvée sur le lit du propriétaire. L’accusé a fait appel de sa déclaration de culpabilité au motif que le véritable intrus aurait pu amener avec lui la bouteille de bière après qu’il l’ait lui-même manipulée. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a rejeté le pourvoi, notant que les hypothèses avancées en défense relevaient de la spéculation :

[11] In my opinion, these theories do not rise above speculation. There is no evidence that any friend of Mr. Yuill [le propriétaire] had an association with the appellant or that the appellant might have innocently handled the beer bottle at some other time and place. The significant facts are that the beer bottle was found in the bed with items that had been strewn around by the intruder. It might or might not have come from the beer box that was on the freezer. But its position on the bed with a fingerprint on it clearly linked it to the offender and the fingerprint had been placed there by the appellant. No other explanation for the presence of the beer bottle on the bed and the fingerprint on the bottle reasonably emerges from the evidence.

[12] In all the circumstances, the only reasonable inference to be drawn from the proven facts is that the appellant was the person who broke into the trailer and who relocated many items in it, including the beer bottle. Without speculation, no other conclusion arises.[36]

[Caractères gras ajoutés]

Les décisions d'opter, de témoigner ou de plaider coupable ou non appartiennent souverainement à l'accusé

R. c. G.D.B., 2000 CSC 22 

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34                              Lorsque, durant un procès, l’avocat prend de bonne foi une décision dans l’intérêt de son client, les tribunaux ne doivent pas la remettre en question si ce n’est pour empêcher une erreur judiciaire.  Bien que les avocats de la défense ne soient pas obligés de faire approuver expressément toutes et chacune de leurs décisions concernant la conduite de la défense, il y des décisions que les avocats de la défense doivent, en vertu des règles de déontologie, discuter avec leurs clients et au sujet desquelles ils doivent obtenir des instructions, par exemple la décision de plaider coupable ou non coupable ou celle de témoigner ou non.  Dans certaines circonstances, l’omission de le faire peut soulever des questions d’équité procédurale et de fiabilité de l’issue du procès susceptibles d’entraîner une erreur judiciaire.

Il n'y a rien dans le Code criminel prescrivant quand et comment une enquête préliminaire peut être demandée

R v Stinert, 2015 ABPC 4

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[19]           There is nothing in Criminal Code Part XVIII mandating when or how the request for a preliminary inquiry is to be made, however. In R. v. Young2011 BCPC 421, the court noted (at para.14): “I might also add that in a careful reading of s. 536 and the various subsections thereunder, there is nothing in there requiring that the decision to request preliminary inquiry or not to request preliminary inquiry must be made at any particular or given time or at the same time.” In this case, the request and filing of ‘Form A’ were undertaken the same day.

[20]           In R. v. Hathway2005 SKPC 99 the court stressed the need to ensure that institutional resources dedicated to preliminary inquiries be used efficiently and that this need began with the initial request. The court commented (at para.62):

Sections 536.3, to 536.5 and 540(7) to 540(9) recognize the considerable time and resources devoted to preliminary inquiries and the practicality of requiring parties to, in a timely and effective fashion when requesting a preliminary inquiry, identify the issues to be addressed and the witnesses required. [emphasis added]

[21]           I agree. There is much to commend the practice of identifying the issues to be litigated and witnesses to be called at the time the preliminary inquiry is requested. At the very least, so doing will assist both counsel and the court when setting an appropriate amount of time for litigation of the preliminary inquiry. Doing so will also avoid inappropriate delays brought about by failures to provide that information, even when counsel has undertaken to do so. For an example of that form of delay, see: R. v. Mulawyshyn2006 CanLII 17943 (ON SCDC)[2006] O.J. No.2158 (S.C.).

Les enseignements liés à l'arrêt des procédures tirés de l'arrêt de principe en la matière

R. c. Babos, 2014 CSC 16

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[30]                          L’arrêt des procédures est la réparation la plus draconienne qu’une cour criminelle puisse accorder (R. c. Regan2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297, par. 53).  Il met un terme de façon définitive à la poursuite de l’accusé, ce qui a pour effet d’entraver la fonction de recherche de la vérité du procès et de priver le public de la possibilité de voir justice faite sur le fond.  En outre, dans bien des cas, l’arrêt des procédures empêche les victimes alléguées d’actes criminels de se faire entendre. 

[31]                          La Cour a néanmoins reconnu qu’il existe de rares cas — les « cas les plus manifestes » — dans lesquels un abus de procédure justifie l’arrêt des procédures (R. c. O’Connor1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 411, par. 68).  Ces cas entrent généralement dans deux catégories : (1) ceux où la conduite de l’État compromet l’équité du procès de l’accusé (la catégorie « principale »); (2) ceux où la conduite de l’État ne présente aucune menace pour l’équité du procès, mais risque de miner l’intégrité du processus judiciaire (la catégorie « résiduelle ») (O’Connor, par. 73).  La conduite attaquée en l’espèce ne met pas en cause la catégorie principale.  Elle fait plutôt nettement partie de la deuxième catégorie.  

[32]                          Le test servant à déterminer si l’arrêt des procédures se justifie est le même pour les deux catégories et comporte trois exigences :

(1)               Il doit y avoir une atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable ou à l’intégrité du système de justice qui « sera révélé[e], perpétué[e] ou aggravé[e] par le déroulement du procès ou par son issue » (Regan, par. 54);

(2)               Il ne doit y avoir aucune autre réparation susceptible de corriger l’atteinte; 

(3)               S’il subsiste une incertitude quant à l’opportunité de l’arrêt des procédures à l’issue des deux premières étapes, le tribunal doit mettre en balance les intérêts militant en faveur de cet arrêt, comme le fait de dénoncer la conduite répréhensible et de préserver l’intégrité du système de justice, d’une part, et « l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond », d’autre part (ibid., par. 57).

[33]                          Le test est le même pour les deux catégories parce que les problèmes touchant l’équité du procès et ceux touchant l’intégrité du système de justice sont souvent liés et se posent couramment dans la même affaire.  Le recours à un seul test pour les deux catégories crée un cadre cohérent qui permet d’éviter une « dichotomie » inutile dans le droit (O’Connor, par. 71).  Cela dit, bien que le cadre d’analyse soit le même pour les deux catégories, le test pourra s’appliquer — et s’appliquera souvent — différemment, selon qu’on invoque la catégorie « principale » ou la catégorie « résiduelle ». 

[34]                          Passons d’abord à la première étape du test.  Lorsqu’on invoque la catégorie principale, la question est celle de savoir s’il y a eu atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable et si cette atteinte sera perpétuée par le déroulement du procès; autrement dit, il faut chercher à savoir s’il y a une injustice persistante envers l’accusé. 

[35]                          Par contre, lorsque la catégorie résiduelle est invoquée, il s’agit de savoir si l’État a adopté une conduite choquant le sens du franc‑jeu et de la décence de la société et si la tenue d’un procès malgré cette conduite serait préjudiciable à l’intégrité du système de justice.  Pour dire les choses plus simplement, il y a des limites au genre de conduite que la société tolère dans la poursuite des infractions.  Parfois, la conduite de l’État est si troublante que la tenue d’un procès — même un procès équitable — donnera l’impression que le système de justice cautionne une conduite heurtant le sens du franc‑jeu et de la décence qu’a la société, et cela porte préjudice à l’intégrité du système de justice.  Dans ce genre d’affaires, la première étape du test est franchie.

[36]                          La Cour décrit la catégorie résiduelle en ces termes dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass1997 CanLII 322 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 391 :  

                    Pour que la suspension des procédures soit appropriée dans un cas visé par la catégorie résiduelle, il doit ressortir que la conduite répréhensible de l’État risque de continuer à l’avenir ou que la poursuite des procédures choquera le sens de la justice de la société.  Ordinairement, la dernière condition ne sera pas remplie à moins que la première ne le soit aussi — la société ne s’offusquera pas de la poursuite des procédures à moins qu’une forme de conduite répréhensible soit susceptible de persister.  Il peut y avoir des cas exceptionnels où la conduite reprochée est si grave que le simple fait de poursuivre le procès serait choquant.  Mais de tels cas devraient être relativement très rares. [par. 91]

[37]                          Deux points d’intérêt se dégagent de cette description.  Premièrement, bien qu’il soit généralement vrai que l’on invoque la catégorie résiduelle à la suite d’une conduite répréhensible de l’État, il n’en est pas toujours ainsi.  Il peut y avoir des situations où l’intégrité du système de justice est en jeu en l’absence d’une conduite répréhensible.  Poursuivre plusieurs fois un accusé pour la même infraction après que des jurys successifs ne soient pas parvenus à rendre un verdict en est un exemple (voir, p. ex., R. c. Keyowski1988 CanLII 74 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 657), tout comme le fait d’avoir recours aux tribunaux criminels pour percevoir une dette civile (voir, p. ex., R. c. Waugh (1985), 1985 CanLII 3557 (NS CA), 68 N.S.R. (2d) 247 (C.S., Div. app.)).

[38]                          Deuxièmement, dans un cas relevant de la catégorie résiduelle, peu importe le type de conduite dont on se plaint, la question à laquelle il faut répondre à la première étape du test demeure la même : la tenue d’un procès en dépit de la conduite reprochée causerait‑elle un préjudice supplémentaire à l’intégrité du système de justice?  Je ne remets pas en question la distinction entre la conduite répréhensible persistante et la conduite répréhensible antérieure, mais cette distinction ne résout pas totalement la question de savoir si la tenue d’un procès cause un préjudice supplémentaire au système de justice.  Le tribunal doit tout de même déterminer si la tenue d’un procès reviendrait à absoudre judiciairement la conduite reprochée.

[39]                          À la deuxième étape du test, il s’agit de déterminer si une autre réparation, moindre que l’arrêt des procédures, permettrait de corriger le préjudice.  Différentes réparations peuvent être accordées, selon que le préjudice touche le droit de l’accusé à un procès équitable (la catégorie principale) ou l’intégrité du système de justice (la catégorie résiduelle).  Quand c’est l’équité du procès qui est en cause, l’objectif est de rétablir le droit de l’accusé à un procès équitable.  En l’espèce, les réparations procédurales, comme la tenue d’un nouveau procès, ont plus de chance de corriger le préjudice causé par une injustice persistante.  En revanche, lorsque la catégorie résiduelle est invoquée et que le préjudice dénoncé porte atteinte à l’intégrité du système de justice, les réparations doivent s’attaquer à ce préjudice.  Il faut se rappeler que, dans les affaires entrant uniquement dans la catégorie résiduelle, l’objectif n’est pas d’accorder réparation à l’accusé pour un tort qui lui a été causé auparavant.  L’accent est plutôt mis sur la question de savoir si une autre réparation, moindre que l’arrêt des procédures, permettra au système de justice de se dissocier suffisamment à l’avenir de la conduite reprochée à l’État. 

[40]                          Enfin, la mise en balance des intérêts effectuée à la troisième étape du test revêt une importance accrue lorsque la catégorie résiduelle est invoquée.  La Cour a indiqué que la mise en balance n’est nécessaire que s’il subsiste une incertitude quant à l’opportunité de l’arrêt des procédures à l’issue des deux premiers volets du test (Tobiass, par. 92).  Lorsque la catégorie principale est invoquée, il est souvent clair, au moment où le tribunal atteint l’étape de la mise en balance, qu’il n’y a pas eu atteinte à l’équité du procès ou que, en cas d’atteinte à celle‑ci, une autre réparation, moindre que l’arrêt des procédures, permettrait de régler la question.  Aucune mise en balance n’est nécessaire dans ces circonstances.  Dans de rares cas, la conduite de l’État a manifestement empêché en permanence la tenue d’un procès équitable.  Dans ces « cas les plus manifestes », la troisième et dernière étape, la mise en balance, ajoute souvent peu de choses à l’analyse, parce que la société n’a aucun intérêt dans la tenue de procès inéquitables.

[41]                          Par contre, lorsque c’est la catégorie résiduelle qui est invoquée, l’étape de la mise en balance revêt une importance accrue.  Si on allègue une atteinte à l’intégrité du système de justice, le tribunal est appelé à décider quelle des deux solutions suivantes assure le mieux l’intégrité du système de justice : l’arrêt des procédures ou la tenue d’un procès en dépit de la conduite contestée.  Cette analyse suppose nécessairement une mise en balance.  Le tribunal doit prendre en compte des éléments comme la nature et la gravité de la conduite reprochée — que celle‑ci soit un cas isolé ou la manifestation d’un problème systémique et persistant —, la situation de l’accusé, les accusations auxquelles il doit répondre et l’intérêt de la société à ce que les accusations soient jugées au fond[5].  De toute évidence, plus la conduite de l’État est grave, plus il est nécessaire que le tribunal s’en dissocie. Lorsque la conduite en question choque la conscience de la communauté ou heurte son sens du franc‑jeu et de la décence, il est peu probable que l’intérêt de la société dans la tenue d’un procès complet sur le fond l’emporte au terme de la mise en balance.  Or, dans les cas faisant partie de la catégorie résiduelle, il faut toujours tenir compte de l’équilibre.

[42]                          L’arrêt récent R. c. Bellusci2012 CSC 44, [2012] 2 R.C.S. 509, illustre la nécessité d’une mise en balance dans le cas d’une conduite entrant uniquement dans la catégorie résiduelle.  Dans cette affaire, l’accusé avait été agressé à l’arrière d’une fourgonnette par un agent de détention alors qu’il était enchaîné et menotté.  L’accusé a été inculpé de voies de fait contre l’agent de détention et d’intimidation à l’endroit d’une personne associée au système judiciaire.  Rédigeant l’arrêt unanime de la Cour, le juge Fish a confirmé la décision du juge du procès d’ordonner l’arrêt des procédures en raison de la conduite répréhensible d’un représentant de l’État qui entre dans la catégorie résiduelle.  Ce faisant, il a signalé que le juge du procès avait 

                    reconn[u] la nécessité de mettre en balance les intérêts en jeu qui s’opposent avant d’ordonner l’arrêt des procédures.  Il [a] consid[éré] expressément la difficulté inhérente au travail d’agent de détention, la nécessité que le système de justice assure la protection de ce dernier, la gravité des accusations portées contre l’accusé, l’intégrité du système de justice, ainsi que la nature et la gravité de l’atteinte aux droits de M. Bellusci.  Ce n’est qu’à l’issue de cet examen qu’il [a] concl[u] que l’arrêt des procédures [était] justifié. [Je souligne; par. 29.] 

[43]                          La Cour d’appel de l’Ontario a également souligné récemment l’importance que revêt l’étape de la mise en balance lorsque la catégorie résiduelle est en jeu : 

                    [traduction]  En un sens, l’accusé qui obtient un arrêt des procédures au titre de la catégorie résiduelle bénéficie d’une aubaine.  Il importe donc de se demander si le prix de l’arrêt des procédures contre un accusé en vaut la peine.  L’avantage que présente l’arrêt des procédures contre cet accusé l’emporte‑t‑il sur l’intérêt à ce que l’affaire soit tranchée au fond?  Pour répondre à cette question, le tribunal doit presque inévitablement procéder à une mise en balance du type de celle dont il est question au troisième critère.  [Je souligne.] 

(R. c. Zarinchang2010 ONCA 286, 99 O.R. (3d) 721, par. 60)

[44]                          La mise en balance nécessaire des intérêts de la société et le critère des « cas les plus manifestes » imposent sans aucun doute un lourd fardeau à l’accusé qui demande l’arrêt des procédures au titre de la catégorie résiduelle.  En fait, les cas faisant partie de la catégorie résiduelle qui justifient l’arrêt des procédures sont « exceptionnels » et « très rares » (Tobiass, par. 91).  Mais les choses sont comme elles doivent être.  Ce n’est que lorsque l’« atteinte au franc‑jeu et à la décence est disproportionnée à l’intérêt de la société d’assurer que les infractions criminelles soient efficacement poursuivies » que l’arrêt des procédures est justifié (R. c. Conway1989 CanLII 66 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1659, p. 1667). 

[45]                          Bref, bien que le cadre soit le même pour les deux catégories, le test pourra s’appliquer — et s’appliquera souvent — différemment, selon qu’on invoque la catégorie « principale » ou la catégorie « résiduelle ».

[46]                          La situation hypothétique suivante peut servir d’exemple utile.  Prenons le cas où l’on constate, à l’issue du procès, que les policiers ont corrompu le jury pour qu’il déclare l’accusé coupable.  Manifestement, la conduite des policiers porterait atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable, mais aussi à l’intégrité du système de justice.  

[47]                          La tenue d’un nouveau procès corrigerait vraisemblablement l’iniquité du premier procès, mais l’analyse ne se terminerait pas là.  Le tribunal aurait aussi à décider si la tenue d’un nouveau procès ou une autre réparation serait suffisante pour lui permettre de se dissocier du préjudice causé à l’intégrité du système de justice par la conduite répréhensible des policiers.  Si aucune réparation n’est adéquate, le tribunal doit procéder à la mise en balance et décider si l’intégrité du système de justice serait mieux servie par un arrêt des procédures ou par un procès complet sur le fond.  Vu la gravité de la conduite répréhensible — la corruption du jury va à l’encontre de l’essence même du système de justice pénale — l’arrêt des procédures pourrait fort bien s’imposer dans la catégorie résiduelle pour neutraliser la menace à l’intégrité du système de justice, bien qu’un deuxième procès aurait permis de remédier à l’iniquité ayant entaché le premier.