samedi 14 septembre 2024

Principes généraux régissant les conditions de mise en liberté sous caution

R. c. Zora, 2020 CSC 14 

Lien vers la décision


[83]                        Toutes les personnes qui jouent un rôle dans l’établissement des conditions de mise en liberté sous caution doivent se reporter aux principes généraux en cette matière, qui restreignent la façon dont les conditions sont établies. Comme le Code prévoit par défaut la mise en liberté sans condition, la première question consiste à savoir s’il a été démontré que l’imposition de conditions est nécessaire. Selon les principes de retenue et de l’échelle, quiconque propose d’ajouter des conditions de mise en liberté sous caution doit chercher à savoir si l’un des risques mentionnés au par. 515(10) est en cause et comprendre quels risques précis se poseraient si la personne prévenue était libérée sans condition : cette personne présente‑t‑elle un risque de fuite, sa mise en liberté pose‑t‑elle un risque pour la protection ou la sécurité du public ou est‑elle susceptible de miner la confiance du public envers l’administration de la justice?

[84]                        Seules les conditions qui ciblent les risques précis mentionnés au par. 515(10) sont nécessaires. Si la personne prévenue pose un risque de fuite, mais aucun autre risque, seules les conditions qui réduisent ce risque au minimum devraient être imposées. De même, si la personne prévenue pose un risque pour la sécurité ou la protection du public, seules les conditions les moins sévères possible pour répondre à cette menace précise devraient être imposées (R. c. S.K.1998 CanLII 13344 (C. prov. Sask.), par. 16‑19). De plus, de telles conditions ne seront pas nécessaires pour la protection ou la sécurité du public simplement du fait qu’il est possible que la personne prévenue commette une autre infraction pendant sa mise en liberté sous caution, à moins qu’il n’y ait une « probabilité marquée » qu’elle commette une infraction compromettant la protection ou la sécurité du public (Morales, p. 736‑737; al. 515(10)b)). Toute condition imposée pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice doit être fondée sur l’examen, du point de vue d’un membre raisonnable du public, de l’effet combiné de toutes les circonstances pertinentes, et tout particulièrement des quatre facteurs énoncés à l’al. 515(10)c) : le fait que l’accusation paraît fondée, la gravité de l’infraction, les circonstances entourant sa perpétration et la question de savoir si la personne prévenue encourt une longue peine d’emprisonnement (St‑Cloud, par. 55‑71 et 79).

[85]                        L’exigence de nécessité signifie aussi que la condition particulière doit atténuer les risques qui empêcheraient autrement la libération de la personne prévenue sans cette condition. Les conditions ne peuvent être imposées de façon injustifiée ou dans un but punitif (Antic, par. 67j); Birtchnell, par. 27‑28R. c. McDonald, 2010 ABQB 770, par. 34‑36 (CanLII)). Une condition qui peut convenir en vue d’un objectif de détermination de la peine, comme la réadaptation, ne sera pas appropriée à moins qu’elle ne vise à répondre aux risques prévus au par. 515(10) (Omeasoo, par. 31). Les conditions ne devraient pas être fondées sur un comportement (R. c. K. (R.)2014 ONCJ 566, par. 14‑19 (CanLII); J.A.D., par. 9 et 11). Une condition qui semble simplement [traduction] « bonne à avoir », mais qui n’est pas nécessaire pour la mise en liberté de la personne prévenue, n’est pas appropriée (Birtchnell, par. 40). Même si une condition donnée se veut thérapeutique, vise à aider ou « ne pourrait pas faire de mal », la possibilité qu’une responsabilité criminelle additionnelle soit engagée en vertu du par. 145(3) signifie que de telles limites à un comportement qui serait autrement légal pourraient aussi entraîner des sanctions pénales. La Cour insiste sur la retenue dans l’arrêt Antic, au par. 67j) :

        Les conditions de mise en liberté visées au par. 515(4) ne peuvent [traduction] « être imposées que dans la mesure où elles sont nécessaires » pour dissiper les préoccupations liées aux critères légaux de détention et pour permettre la mise en liberté de [la personne accusée]. Elles ne doivent pas être imposées pour modifier le comportement de [la personne accusée] ou pour [la] punir. [Note en bas de page omise.]

[86]                        De plus, les conditions de mise en liberté sous caution doivent être suffisamment liées aux risques définis dans la loi. Elles devraient être définies aussi étroitement que possible pour réaliser leur objectif de répondre aux risques prévus au par. 515(10) (R. c. D.A., 2014 ONSC 2166, [2014] O.J. No. 2059 (QL), par. 14‑17; R. c. Pammett, 2014 ONSC 5597, par. 10‑12 (CanLII); R. c. Clarke[2000] O.J. No. 5738 (QL) (C.S.), par. 9 et 12K. (R.), par. 14‑19J.A.D., par. 9 et 11). Comme pour l’établissement des conditions de probation, le lien entre une condition non énumérée et un risque prévu au par. 515(10) devrait être comparable aux liens évidents entre les conditions énumérées au par. 515(4) et les risques prévus au par. 515(10) (R. c. Shoker2006 CSC 44, [2006] 2 R.C.S. 399, par. 13‑14). Récemment, dans l’arrêt Penunsi, la Cour l’a souligné en ce qui a trait aux conditions relatives aux engagements de ne pas troubler l’ordre public :

        Lorsqu’elle n’est pas manifestement rattachée à la crainte alléguée, la condition risque davantage d’amener [la partie défenderesse] à ne pas la respecter [. . .] Aucune condition ne devrait être sévère au point de constituer dans les faits une ordonnance de détention en vouant [la partie défenderesse] à l’échec. [Références omises; par. 80.]

[87]                        Les conditions de mise en liberté sous caution doivent être raisonnables. Comme pour les conditions de probation, les conditions de mise en liberté sous caution ne peuvent contrevenir à une loi fédérale ou provinciale ou encore à la Charte (Shoker, par. 14). Les conditions de mise en liberté sous caution énumérées aux par. 515(4) à (4.2) aident à déterminer l’étendue du pouvoir discrétionnaire dont dispose l’entité judiciaire pour imposer d’autres conditions raisonnables non énumérées de mise en liberté sous caution (Shoker, par. 14). Les conditions doivent être claires, peu intrusives et proportionnées à tout risque posé. Aussi, elles ne seront raisonnables que si, de façon réaliste, elles peuvent être et seront respectées par la personne prévenue, car [traduction] « [e]xiger que la personne prévenue soit tenue à l’impossible ne constitue qu’un autre moyen de la priver d’une mise en liberté provisoire par voie judiciaire » en faisant en sorte qu’elle échoue, en plus de lui faire courir le risque d’engager sa responsabilité criminelle si elle omet de se conformer à une condition (Omeasoo, par. 33 et 37‑38; voir aussi Penunsi, par. 80). Comme l’a noté le juge Rosborough dans la décision Omeasoo, le retrait d’une condition déraisonnable n’exposera pas la collectivité à plus de risques que l’imposition d’une condition impossible à respecter pour la personne prévenue (par. 39). Les conditions raisonnables ne doivent pas non plus restreindre les droits garantis par la Charte à la personne prévenue, comme la liberté d’expression ou d’association, à moins que la condition soit raisonnablement liée aux risques que pose la personne prévenue, soit le risque de fuite, le risque d’atteinte à la sécurité du public ou le risque que le public perde confiance envers l’administration de la justice, ou qu’elle soit nécessaire pour répondre à de tels risques (R. c. Manseau, [1997] AZ‑51286266 (C.S. Qc)Clarke).

[88]                        Les conditions de mise en liberté sous caution doivent être adaptées aux risques individuels que pose la personne prévenue. On ne devrait pas imposer machinalement une liste de conditions. La seule condition de mise en liberté sous caution qui devrait être systématiquement imposée est celle qui exige la présence au tribunal de la personne prévenue (Birtchnell, par. 6), ainsi que celles qui doivent être envisagées pour certaines infractions aux termes des par. 515(4.1) à (4.3). Le recours à des listes de vérification pour passer en revue les conditions possibles ne pose aucun problème. Il n’y a problème que si des conditions sont simplement ajoutées, non parce qu’elles sont strictement nécessaires, mais simplement par habitude, parce que la personne prévenue y a consenti ou parce qu’un changement de comportement serait considéré comme souhaitable. Les conditions de mise en liberté sous caution peuvent être faciles à imposer, mais difficiles à vivre.

[89]                        En résumé, les questions suivantes peuvent aider à structurer l’analyse afin que les principes de retenue et de révision fassent réellement partie intégrante de l’élaboration de conditions de mise en liberté sous caution appropriées :

                     Si elle était libérée sans condition, la personne prévenue poserait‑elle un risque précis prévu par la loi qui justifie l’imposition de conditions de mise en liberté sous caution? Si la personne prévenue est libérée sans condition, existe‑t‑il un risque qu’elle ne se présente pas au tribunal au moment exigé, qu’il y ait atteinte à la sécurité ou à la protection du public ou que soit minée la confiance du public envers l’administration de la justice?

                     La condition est‑elle nécessaire? Si la condition n’était pas imposée, y aurait‑il un risque de fuite de la part de la personne prévenue, un risque d’atteinte à la protection ou à la sécurité du public ou un risque que le public perde confiance envers l’administration de la justice, qui empêcherait le tribunal de libérer la personne prévenue sur remise d’une promesse sans condition?

                     La condition est‑elle raisonnable? La condition est‑elle claire et proportionnelle au risque que pose la personne prévenue? Peut‑on s’attendre à ce que la personne prévenue respecte la condition de façon sécuritaire et raisonnable? Sur le fondement de ce que l’on sait de la personne prévenue, est‑il probable que ses conditions de vie, sa dépendance, son handicap ou sa maladie fassent en sorte qu’elle serait incapable de se conformer à la condition?

                     La condition est‑elle suffisamment liée aux motifs de détention prévus à l’al. 515(10)c)? Se limite‑t‑elle à répondre au risque précis que pose la libération de la personne prévenue?

                     Quel est l’effet cumulatif de toutes les conditions? Prises ensemble, constituent‑elles les conditions les moins nombreuses et les moins sévères nécessaires dans les circonstances?

Ces questions sont interreliées et n’ont pas besoin d’être abordées dans un ordre particulier, ni d’être posées et de recevoir une réponse concernant chaque condition dans tous les cas. Compte tenu des considérations d’ordre pratique des tribunaux chargés des remises en liberté sous caution, qui sont très occupés, il n’est ni réaliste ni souhaitable d’exiger que les entités judiciaires se penchent sur les conditions qui ne soulèvent pas de préoccupations particulières. Ce qui importe est que quiconque participe à l’établissement des conditions de mise en liberté sous caution recoure à ce type de questions pour orienter les politiques et évaluer quelles conditions devraient être visées et imposées.

[90]                        Lorsque l’on examine le caractère approprié des conditions de mise en liberté sous caution, il faut garder à l’esprit que l’infraction criminelle créée au par. 145(3) non seulement recommande la retenue et la révision, mais fournit un cadre de référence additionnel qui intègre des considérations de proportionnalité dans l’évaluation. Étant donné la relation directe entre l’imposition de conditions et le manquement, les évaluations de la nécessité et du caractère raisonnable dont il est question dans l’arrêt Antic devraient aussi tenir compte du fait que les omissions de se conformer aux conditions imposées deviennent des crimes distincts contre l’administration de la justice. Par conséquent, la question est la suivante : est‑il nécessaire et raisonnable d’imposer cette condition susceptible d’entraîner une responsabilité criminelle, alors que l’on sait que le manquement peut donner lieu à une privation de liberté en raison d’une accusation ou d’une déclaration de culpabilité au titre du par. 145(3)? En résumé, lors de l’examen de la question de savoir si une condition proposée répond à un risque établi et précis, il faut chercher à savoir s’il serait proportionné qu’un manquement à cette condition constitue une infraction criminelle ou devienne une raison de révoquer la mise en liberté sous caution.


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