[62] En droit, il est clair que c’est le juge du procès qui détermine si un document constitue une communication protégée. La procédure qui aurait dû être suivie, mais qui ne l’a pas été en l’espèce, est décrite dans la jurisprudence. Dans les affaires où l’une des parties refuse de produire des documents en sa possession en invoquant le secret professionnel de l’avocat, elle doit revendiquer le privilège du secret professionnel pour chaque document. Et chaque document doit satisfaire aux critères suivants : 1) il constitue une communication entre avocat et client; 2) la communication comporte une consultation ou un avis juridique; 3) les parties à la communication la considèrent confidentielle. C’est dans ce contexte que chaque document doit être soumis à l’examen du juge du procès. Comme l’a affirmé la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Solosky, à la page 837 : « Le juge doit lire les lettres afin de décider si le privilège s’y rattache, ce qui exige, à tout le moins, qu’elles relèvent de la juridiction d’un tribunal. »
[63] L’interprétation selon laquelle le juge du procès devrait examiner les communications protégées qui sont en la possession du ministère public a été confirmée dans l’arrêt R. c. Campbell, mentionné ci-dessus. Dans cet arrêt, la Cour suprême a ensuite statué que, s’il n’y avait pas eu renonciation à la revendication de privilège, tout écrit attestant l’avis juridique devait être présenté au juge du procès, et, si celui-ci était convaincu qu’il y avait quelque raison de penser que l’avis avait facilité le crime, les documents devaient être fournis aux accusés en vertu de l’exception de « crime et fraude » à la règle interdisant la divulgation de renseignements protégés. Par contre, si les documents révélaient que la GRC avait simplement reçu un avis quant à la légalité de l’opération de vente surveillée, il y avait lieu alors de restituer les documents à la GRC.
[64] En l’espèce, les communications protégées n’ont été soumises ni à l’inspection du juge du procès ni à celle du juge saisi de la requête. Après l’audition du présent appel, nous avons été en mesure de confirmer ce fait grâce à des mémoires complémentaires. À mon avis, cette omission n’entraîne pas le rejet de l’appel. L’avocat des appelants n’a pas insisté sur la production des trois documents en question, et il n’a pas contesté non plus l’assertion du ministère public voulant que ces trois documents constituent des communications protégées. En outre, l’assertion du ministère public voulant que les renseignements en question soient protégés concorde avec l’information documentaire qui fait partie du dossier. Dans les circonstances, je suis prêt à poursuivre mon analyse en acceptant comme prémisse qu’il s’agit de renseignements protégés. L’attention doit donc porter sur le droit du ministère public de refuser la divulgation pour motif de secret et, parallèlement, sur le droit des appelants de soutenir que la divulgation est nécessaire parce qu’une exception à la règle générale s’applique. Les règles de droit à ce sujet sont les suivantes.
[65] Selon l’arrêt R. c. Stinchcombe, le ministère public n’est nullement obligé de divulguer les renseignements protégés en sa possession. Toutefois, le fait que ces renseignements sont protégés ne supprime pas le droit des appelants de présenter une défense pleine et entière contre une accusation. En plus de la renonciation, il existe quatre exceptions reconnues à la règle interdisant la divulgation ou la communication de renseignements protégés : 1) la démonstration de l’innocence de l’accusé; 2) l’obligation légale de divulguer; 3) un préjudice futur ou une menace à la sécurité publique; 3) l’exception de la fraude ou du crime. En l’espèce, les appelants ont invoqué seulement l’exception visant la démonstration de l’innocence de l’accusé.
[66] Au début, l’exception qui vise la démonstration de l’innocence de l’accusé a été formulée dans le contexte du refus du ministère public de divulguer l’identité d’un indicateur. La plus récente décision de la Cour suprême qui ait traité de cette question est l’arrêt R. c. Leipert, 1997 CanLII 367 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 281. En comparaison, l’application de l’exception visant la démonstration de l’innocence de l’accusé dans le contexte des communications entre avocat et client a une origine relativement récente. La première décision de la Cour suprême reconnaissant l’applicabilité de cette exception est l’arrêt Smith c. Jones, qui s’appuie lui-même sur un passage isolé de l’arrêt R. c. Seaboyer, 1991 CanLII 76 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 577, et sur un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario qui est antérieur à la Charte, à savoir Regina c. Dunbar and Logan (1982), 1982 CanLII 3324 (ON CA), 68 C.C.C. (2d) 13 (C.A. Ont.). Dans l’arrêt Smith c. Jones, la Cour suprême a expressément rejeté l’opinion exprimée par la Chambre des lords dans l’arrêt R. c. Derby Magistrates’ Court ex parte B, [1995] 4 All E.R. 526 (Ch. des lords), à savoir que le secret professionnel de l’avocat est absolu et permanent.
[67] Cela m’amène à une question cruciale que les parties n’ont pas soulevée devant les tribunaux inférieurs mais que notre Cour a soulevée pendant l’audience. Quel est le critère pertinent lorsqu’il s’agit de statuer sur l’applicabilité de l’exception visant la démonstration de l’innocence de l’accusé? Il est évident qu’on ne peut pas choisir le critère préliminaire moins exigeant de la pertinence adopté dans l’arrêt R. c. Stinchcombe. L’idée voulant que l’accusé ait droit aux communications protégées s’il peut être établi qu’il existe une possibilité raisonnable que les renseignements puissent être utiles à la défense constitue un critère vraiment trop accommodant. En outre, ce critère n’a absolument aucun rapport avec l’idée voulant que les renseignements protégés doivent établir l’innocence de l’accusé avant qu’on puisse en ordonner la communication. Alors, nous passons à d’autres décisions de la Cour suprême.
[68] L’arrêt-clé de la Cour suprême sur l’application de l’exception à la règle de non-divulgation de communications protégées qui vise la démonstration de l’innocence de l’accusé est l’arrêt R. c. McClure. Voir aussi R. c. Brown. Toutefois, les circonstances factuelles de cette affaire diffèrent de l’espèce sous un point de vue. Dans l’arrêt McClure, le ministère public n’avait pas la possession ou le contrôle des communications protégées entre l’avocat et le client, mais celles-ci étaient plutôt détenues par un tiers, le plaignant dans une affaire d’agression sexuelle qui intentait une poursuite civile contre l’accusé. Celui-ci demandait la production du dossier du plaignant relatif à la poursuite civile qui était protégé par le secret professionnel de l’avocat. En l’espèce, c’est le ministère public qui a la possession des communications protégées que l’accusé réclame (éléments 71, 72 et 75). Il reste donc à savoir si le critère de l’arrêt McClure s’applique également aux communications protégées dont le ministère public a la possession ou le contrôle, et non seulement aux communications protégées détenues par des tiers.
[69] La question que nous devons aborder est celle de savoir s’il existe une différence entre le privilège du secret professionnel de l’avocat du ministère public et le privilège du secret d’un tiers (privé). À mon avis, il faut répondre par la négative. Je n’ai pas pu trouver beaucoup de précédents traitant de la question. Dans la décision R. c. Guilbride, 2001 BCPC 238 (CanLII), [2001] B.C.J. No. 2000 (C. prov.) (QL), au paragraphe 33, la Cour provinciale de la Colombie-Britannique semble avoir admis que la distinction est importante. Toutefois, la question n’est mentionnée qu’en passant. Aux paragraphes 364 et 365 de la décision R. c. Trang, 2002 ABQB 744 (CanLII), [2002] A.J. No. 1008 (C.B.R.) (QL), la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a admis qu’il n’y avait aucune différence entre le privilège du secret professionnel de l’avocat du ministère public (qui inclut le produit de son travail) et celui d’un avocat du secteur privé, sauf peut-être à une exception près. Dans le cas du secret professionnel de l’avocat du ministère public, il peut y avoir une cinquième exception à la règle de non-divulgation de communications protégées, laquelle se présenterait en cas d’allégation de conduite blâmable de la part du poursuivant. Voir les propos du juge Binnie dans l’arrêt R. c. Campbell, à la page 611, et les observations ci-dessous.
[70] L’avocat des appelants n’a pu avancer de motif rationnel pour ne pas appliquer le critère de l’arrêt McClure à l’exception qui vise la démonstration de l’innocence de l’accusé. Pareillement, je ne peux discerner de motif d’intérêt public qui ait pour effet de limiter le critère de l’arrêt McClure au privilège du secret professionnel de l’avocat du secteur privé. À mon avis, le critère formulé dans l’arrêt McClure visait la nature des renseignements demandés plutôt que la source des renseignements. Cela devient évident une fois que le critère de l’arrêt McClure est expliqué.
[71] Malgré son importance pour l’administration de la justice, le secret professionnel de l’avocat n’est pas absolu et, dans des circonstances limitées, peut céder le pas pour permettre à un accusé de présenter une défense pleine et entière. Le critère de l’arrêt McClure pour lever le secret professionnel de l’avocat comprend un critère préliminaire et un critère en deux étapes concernant la démonstration de l’innocence de l’accusé. Le critère préliminaire consiste en ce que l’accusé doit établir que les renseignements qu’il recherche dans les communications entre avocat et client ne peuvent pas être obtenus ailleurs et qu’il est incapable de susciter de quelque autre façon un doute raisonnable quant à sa culpabilité. Si ce critère préliminaire n’est pas respecté, le secret est maintenu, et le juge du procès n’a pas à poursuivre sa démarche. Une requête en vertu de l’arrêt McClure ne peut satisfaire au critère préliminaire que si l’accusé n’a pas accès à d’autres renseignements qui seront admissibles au procès.
[72] Une fois que le critère préliminaire de l’arrêt McClure est satisfait, le juge du procès peut passer au critère de la démonstration de l’innocence de l’accusé. Ce critère comprend deux volets. À la première étape, l’accusé doit établir l’existence d’éléments de preuve qui permettent de conclure à l’existence d’une communication qui pourrait susciter un doute raisonnable quant à sa culpabilité. Une simple supposition quant à ce que pourrait contenir le dossier est insuffisante. Deuxièmement, si de tels éléments de preuve existent, le juge du procès doit examiner la communication pour déterminer si, en fait, elle suscitera probablement un doute raisonnable quant à la culpabilité. Si le juge du procès en est convaincu, le secret professionnel de l’avocat doit céder le pas au droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière.
[73] Il est important de reconnaître que le fardeau de la preuve imposé à l’accusé à la deuxième étape du critère de la démonstration de l’innocence de l’accusé (probabilité de susciter un doute raisonnable) est plus rigoureux que le fardeau imposé à la première étape (possibilité de susciter un doute raisonnable). Il incombe à l’accusé d’établir chaque volet du critère par prépondérance des probabilités. La Cour suprême a également indiqué que, habituellement, il est préférable d’attendre la fin de la preuve du ministère public pour entendre la requête fondée sur l’arrêt McClure. Le juge du procès est ainsi mieux placé pour évaluer la valeur probante de la preuve de l’accusé et pour déterminer si la démonstration de l’innocence de l’accusé est en fait compromise.
[74] Dans l’arrêt McClure, la Cour suprême s’est empressée de souligner, au paragraphe 38, que le secret professionnel de l’avocat est « presque absolu ». À cet égard, la Cour a statué, au paragraphe 47, que « [l]e privilège devrait être levé seulement si des questions fondamentales touchant la culpabilité ou l’innocence de l’accusé sont en cause ou s’il y a un risque véritable qu’une déclaration de culpabilité injustifiée soit prononcée ». Il faut supposer que toute affirmation en sens contraire de l’arrêt R. c. Creswell (2000), 2000 BCCA 583 (CanLII), 149 C.C.C. (3d) 286 (C.A.C.‑B.) a été implicitement écartée par la Cour suprême.
[75] Enfin, je remarque que le critère de l’arrêt McClure est plus rigoureux que le critère de divulgation de dossiers thérapeutiques confidentiels, qui est énoncé dans l’arrêt O’Connor et qui est maintenant régi par les articles 278.1 à 278.91 du Code criminel. La constitutionnalité de ces dispositions a été confirmée par la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Mills, 1999 CanLII 637 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 668.
[76] Pour revenir aux faits de l’espèce, les appelants n’ont fait aucun effort pour satisfaire au critère préliminaire énoncé dans l’arrêt McClure, et encore moins au critère en deux étapes à appliquer pour statuer sur l’application de l’exception visant la démonstration de l’innocence de l’accusé. À l’égard du critère préliminaire, l’accusé doit établir que les renseignements qu’il recherche dans la communication entre avocat et client ne peuvent pas être obtenus ailleurs et qu’il est incapable de susciter de quelque autre façon un doute raisonnable quant à sa culpabilité. En l’espèce, les appelants n’ont aucune idée de la teneur des communications protégées, et ils n’ont pas le moindre motif de soutenir que les renseignements ne peuvent pas être obtenus ailleurs, ou encore qu’ils soulèveraient un doute raisonnable sur leur culpabilité. Pour ces motifs, l’argument des appelants visant la démonstration de leur innocence n’a aucun fondement en droit.
[77] Dans un mémoire complémentaire, les appelants ont soutenu que le critère de l’arrêt McClure ne s’applique pas [TRADUCTION] « parce que cet arrêt n’exclut pas l’application de l’exception au secret professionnel de l’avocat qui vise la démonstration de l’innocence de l’accusé dans le cas où un abus de procédure pourrait avoir eu lieu ». Avec égards, les appelants confondent l’exception visant la démonstration de l’innocence de l’accusé avec la possibilité de recourir à une autre exception dans les cas où il y a eu conduite blâmable (abus de procédure) de la part du poursuivant, comme l’a mentionné un arrêt antérieur de la Cour suprême. À vrai dire, la possibilité d’ordonner la divulgation de communications protégées dans les cas d’allégation d’abus de procédure n’a pas été exclue dans l’arrêt R. c. Campbell. En l’espèce, les appelants n’ont pas établi une base factuelle pouvant soutenir leur argument selon lequel un abus de procédure a été commis, et ils n’ont pas décrit non plus le critère juridique qu’il faudrait appliquer.
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