Chénard c. R., 2024 QCCA 723
[33] Les tribunaux jouissent d’un pouvoir discrétionnaire important pour décider de tenir un procès conjoint[25]. La doctrine enseigne aussi que « [l]a réunion de procès distincts se fait expressément au début des procédures, sans qu’on puisse le faire rétroactivement et il n’est pas suffisant que les parties aient l’impression de procéder conjointement »[26].
[34] En l’espèce, la réunion des dossiers est manifeste pour qui veut bien s’arrêter à regarder objectivement le déroulement des procédures. Ainsi, 1) la dénonciation du poursuivant mentionnée à l’allégation 1 de sa Requête visant l’admissibilité d’une preuve de faits similaires; 2) l’appel des trois dossiers fait au commencement du procès; 3) les plaidoyers de non-culpabilité enregistrés à la suite de cet appel du rôle; et 4) l’assignation pour le procès de tous les témoins de la poursuite, lorsque considérés globalement, sont autant d’éléments fiables qui permettent de tirer la conclusion ferme selon laquelle, le matin du 6 janvier 2020, l’appelant ne pouvait plus ignorer être engagé dans un procès regroupant ses trois dossiers.
[35] Je suis donc d’avis qu’au regard de « la suggestion des parties » sur la façon convenue pour procéder le 6 janvier 2020, tout l’argumentaire de l’appelant basé sur la règle de l’audi alteram partem n’est qu’un écran de fumée qui ne réussit pas à cacher ses véritables choix stratégiques. Au sens des arrêts J.J.[27] et Nahanee[28], l’appelant a donc eu la possibilité de se faire entendre et la démonstration en appel d’une quelconque atteinte à l’équité procédurale pour ce motif est tout simplement lacunaire.
***
[36] Cela dit, si les dossiers de l’appelant ont été réunis administrativement, il demeure que cette façon de faire n’a jamais été décidée judiciairement, le juge s’étant contenté tout au plus de l’avaliser. Or, une certaine jurisprudence considère que « [l]’examen que prescrit l’arrêt Clunas […] constitue […] une condition préalable à la tenue d’un procès conjoint »[29].
[37] L’appelant n’a pas tort de prétendre que la réunion des dossiers n’a pas été examinée sous l’angle des enseignements des arrêts Clunas[30] et Scassia[31]. Cependant, je ne crois pas que le formalisme enseigné par ces arrêts s’applique lorsque les parties s’entendent pour réunir les dossiers. Quoi qu’il en soit, le manquement invoqué, si tel est le cas, ne peut être fatal comme le propose l’appelant.
[38] L’article 591 C.cr. prévoit expressément la possibilité d’ordonner un procès distinct pour différents chefs d’accusation. Toutefois, la même disposition est silencieuse sur la possibilité de réunir dans un même procès des chefs d’accusation portés dans des dossiers différents. Voilà pourquoi il y a lieu de recourir à la jurisprudence lorsque vient le temps de décider de ce dernier cas de figure.
[39] Pour procéder à la réunion de dossiers, les arrêts Clunas[32] et Sciascia[33] proposent un test à deux volets. Le premier consiste à se demander si les différentes accusations pouvaient à l’origine être portées conjointement[34]. La preuve d’un lien factuel permet de répondre adéquatement à cette question[35].
[40] Les propos suivants de mon collègue le juge Doyon, bien que tenus dans un contexte différent, participent avec éloquence à cerner la notion de « lien factuel suffisant », car sur le plan des concepts, « une même affaire » comporte nécessairement les attributs d’un « lien factuel suffisant » :
[52] Le concept d’accusation qui « découle de la même affaire » ne doit pas être interprété strictement et ne se limite pas à un seul événement ou un seul geste, mais peut également désigner une série d’événements ou de gestes ayant certains liens factuels, temporels ou juridiques. […][36]
[Soulignement ajouté]
[41] Le lien factuel suffisant dont discute la jurisprudence peut notamment, mais pas uniquement, être établi à partir d’une preuve de faits similaires. Les éléments de similitude dans les actes reprochés sont habituellement suffisamment indicateurs d’une trame factuelle commune à toutes les accusations visées par la demande de réunion pour justifier une conclusion de « lien factuel suffisant ».
[42] Aussi, il n’est pas nécessaire de trancher au fond l’admissibilité de la preuve de faits similaires pour décider de la réunion des dossiers. Il suffit que la requête comporte des allégations suffisamment sérieuses pour présumer qu’elle sera accueillie[37].
[43] En l’espèce, la Requête visant l’admissibilité d’une preuve de faits similaires contient à n’en point douter des allégations sérieuses qui permettaient d’anticiper positivement le sort de cette demande. Sans surprise, le juge y a fait droit le 15 septembre 2020 dans un jugement interlocutoire qui ne soulève aucun enjeu en appel.
[44] Je reprends les passages pertinents de cette procédure qui viennent appuyer solidement la conclusion d’un « lien factuel suffisant » au sens des arrêts Clunas et Sciascia :
176. En l'espèce, tous les actes similaires sont survenus dans un délai de deux ans et demi, sans pause significative, ce qui tend à augmenter la fiabilité de la preuve de faits similaires;
177. L'ensemble des actes se ressemblent dans leurs moindres détails en ce que :
• Ils sont tous commis à l'égard de femmes vulnérables qui consultent l'intimé pour ses services de massothérapeute, kinésiologue ou kinésithérapeute;
• Les victimes sont vulnérables du fait qu'elles se retrouvent nues ou presque toutes nues, seules avec l'intimé qui doit leur prodiguer des soins thérapeutiques;
• Tous les gestes démontrent un abus de confiance de l'intimé à l'égard de ses relations à titre de thérapeute avec ses patientes:
• Tous les gestes sont commis au lieu de travail de l'intimé;
• Les gestes menant aux contacts avec les parties génitales des plaignantes sont d'une similitude accablante, l'intimé débute les massages par le dos, se concentre ensuite à la région des fesses, masse les cuisses, les aines et des contacts aux parties génitales surviennent ensuite;
• Les plaignantes ressentent toutes un malaise en raison de ces gestes;
178. La fréquence des actes similaires est élevée, il est question de plus de 15 événements dans un délai de deux ans et demi;
179. Les circonstances entourant la preuve de faits similaires sont, pour la majorité des plaignantes, très semblables. Pour plusieurs, elles sont référées à l'intimé et ne le connaissaient pas personnellement avant de retenir ses services. Pour plusieurs autres, c'est l'intimé qui les sollicite directement pour participer à une étude, hormis pour S.M., celles-ci fréquentent le Centre santé 2000;
180. Certains des événements peuvent révéler des gestes différents ou supplémentaires des autres, toutefois, la répétition des actes augmente, selon la requérante, la force probante de la preuve qu'elle désire introduire;
[Renvoi omis]
[45] Le modus operandi de l’appelant envers toutes les plaignantes est en quelque sorte sa signature au soutien du lien factuel, temporel et même juridique commun à toutes les accusations portées contre lui, à l’exception peut-être de l’événement survenu au Bar Shaker impliquant la plaignante A.D. et poursuivi par voie sommaire.
[46] De plus, l’appelant n’a jamais manifesté une opposition à la réunion des dossiers, car il estimait ne pas avoir à le faire tant qu’il ne connaîtrait pas le sort réservé à la requête du poursuivant pour faire déclarer la Déclaration libre et volontaire. Il a convenu avec le juge que, le cas échéant, toute opposition à cette preuve prendrait la forme d’une requête pour procès séparé.
[47] La preuve au dossier révèle donc un lien factuel suffisant entre les accusations portées contre l’appelant et permet de conclure qu’elles « auraient pu être portées […] conjointement à l'origine »[38].
[48] L’autre volet du test est celui relatif à l’intérêt de la justice[39]. Pour décider de ce critère, le juge doit mettre en balance les avantages et les inconvénients liés à la réunion des dossiers. Parmi les inconvénients, il y a le préjudice que l’accusé subira si les dossiers sont réunis. Le juge Moldaver estime « [qu’]il peut être indiqué de refuser la tenue d’un procès conjoint lorsque celui-ci causerait un préjudice grave et, en conséquence, nuirait aux intérêts de la justice »[40].
[49] Parmi les avantages qui servent les intérêts de la justice, le juge Moldaver écrit :
[33] De plus, le scepticisme de M. Sciascia concernant l’utilité des procès conjoints détonne avec la jurisprudence abondante qui en relève les avantages. Des « solides raisons de principe » justifient le « fort courant jurisprudentiel au pays, qui favorise la tenue des procès conjoints ». Parmi les avantages, signalons la saine économie des ressources judiciaires qu’entraîne l’élimination des redondances, le soutien apporté à la fonction de recherche de la vérité du procès, la réduction des inconvénients auxquels sont exposés les témoins, la simplification des discussions en vue d’un règlement et le renforcement de la confiance du public du fait d’éloigner le spectre des conclusions contradictoires découlant de mêmes faits. Ces avantages démontrent clairement que, en l’absence d’un préjudice, la tenue d’un procès conjoint en présence d’un lien factuel suffisant servira les intérêts de la justice. Dans ces cas, tous ceux qui participent au processus, y compris les accusés, profitent de l’économie de temps et d’argent ainsi que de la réduction des inconvénients réalisées grâce à la tenue de procès conjoints. Le fait pour les accusés d’y consentir, comme l’a fait M. Sciascia en l’espèce, démontre la réciprocité de ces avantages. […][41]
[Renvois omis; soulignement ajouté]
[50] Je précise au passage que tous les facteurs qui justifient de réunir les dossiers militent également pour ne pas séparer le procès[42].
[51] Tout d’abord, j’écarte, car non fondé en droit, l’argumentaire de l’appelant basé sur les articles 10a), 11c) et 13 de la Charte[43] visant à soutenir l’idée selon laquelle la Déclaration faite dans le dossier 187 ne pouvait pas être utilisée contre lui dans un procès réunissant ses deux autres dossiers.
[52] J’aurai l’occasion de m’expliquer davantage sur cette question au moment de répondre au prochain moyen d’appel qui conteste le jugement interlocutoire rendu sur la requête pour procès séparé. Pour l’instant, je me contenterai de dire que la Déclaration pouvait servir aux fins d’un contre-interrogatoire dans un procès réunissant les trois dossiers puisqu’elle respecte les règles relatives à l’admissibilité des confessions et des déclarations antérieures et qu’aucune atteinte aux droits protégés de l’appelant n’a été démontrée ni même soulevée en première instance.
[53] Une fois cette question écartée du tableau des inconvénients, l’appelant n’ajoute rien de concret au soutien d’un quelconque préjudice découlant de la réunion de ses dossiers.
[54] Quant aux avantages palpables liés à cette mesure, je retiens l’existence d’un lien juridique et factuel suffisant entre les chefs d’accusation, un constat qui ne saurait faire de doute en l’espèce. Les facteurs de chevauchement et d’économie des ressources judiciaires sont également omniprésents dans cette affaire.
[55] De plus, la jurisprudence enseigne que « [d]ans bien des cas, une décision accueillant une preuve de faits similaires favorisera la tenue d’une instruction conjointe »[44]. En l’espèce, personne ne conteste l’intérêt pour le système de justice et pour les plaignantes de leur éviter de venir témoigner dans trois dossiers différents pour établir des faits similaires[45] dont la recevabilité n’est pas contestée en appel.
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