dimanche 8 décembre 2013

L'arrêt des procédures vu par la Cour d'appel (post-Gorenko)

R. c. Guede, 2007 QCCA 584 (CanLII)


[54]           Le juge de première instance a fait une revue complète des jugements et arrêts pertinents et a énoncé correctement toutes les règles de droit applicables en matière d’arrêt des procédures pour cause d’abus. L’appelante ne conteste d’ailleurs pas cet énoncé, mais prétend plutôt qu’il a mal appliqué ces règles. Elle lui reproche d’avoir rendu une décision hâtive et prématurée, en omettant de tenir compte d’éléments clés de l’analyse, soit le caractère accessoire du témoignage de Roy et l’existence d’une preuve indépendante pouvant corroborer le témoignage de Santos. Elle insiste également sur le fait que d’autres policiers ont pu signer les rapports de source et que tous les policiers ont rédigé leurs propres notes, de sorte que le procès pouvait se poursuivre puisque d’autres policiers étaient en mesure de témoigner à l’égard des déclarations antérieures de Santos.
[55]           Une cour d’appel ne doit pas intervenir à la légère à l’endroit d’un jugement ordonnant l’arrêt des procédures. La Cour suprême rappelle ce principe dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass1997 CanLII 322 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 391, paragr. 87 et dans R. c. Regan2002 CSC 12 (CanLII), [2002] 1 R.C.S. 297, paragr. 117. Notre Cour, résumant l‘état du droit, s’exprime ainsi dans R. c.Gorenko2005 QCCA 1002 (CanLII), [2005] R.J.Q. 2550 (C.A.), paragr. 32:
Une cour d’appel ne peut intervenir à la légère dans la décision d’un juge de première instance d’accorder ou de ne pas accorder la suspension des procédures car il s’agit d’une réparation à caractère discrétionnaire.  Une cour d’appel ne sera justifiée d’intervenir dans l’appréciation de ce pouvoir discrétionnaire que si le juge de première instance s’est fondé sur des considérations erronées en droit ou si sa décision est erronée au point de créer une injustice.  Une cour d’appel ne peut substituer sa propre décision à celle du premier juge pour le seul motif qu’elle arrive à une appréciation différente des faits.
Toutefois, la décision pourra être modifiée, selon le principe bien établi, si le juge du procès a commis des erreurs de fait manifestes et dominantes qui ont faussé son appréciation des faits.  Il en est de même s’il s’est fondé sur des considérations erronées en droit pour suspendre les procédures en omettant de tenir compte d’éléments clés de l’analyse.
[Références omises.]
[57]           Il a rappelé que le requérant avait le fardeau de le convaincre, selon la balance des probabilités, qu’une ordonnance d’arrêt des procédures devait être prononcée. Il a également souligné que ce fardeau est très exigeant, l’arrêt des procédures devant être limité aux cas les plus manifestes. Il s’est ensuite instruit sur les critères qui doivent être satisfaits, soit, conformément aux principes retenus dans R. c. O’Connor,1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 411, au paragr. 75 :
•         Le préjudice causé par l’abus en question sera révélé, perpétué ou aggravé par le déroulement du procès ou par son issue.
•         Aucune autre réparation ne peut raisonnablement faire disparaître ce préjudice.
[58]           Il a également cité plusieurs extraits d’arrêts pertinents à la question qui lui était soumise dont ceux portant sur la « catégorie résiduelle » de cas où une suspension ou un arrêt des procédures peut être justifié même si l’équité du procès n’est pas compromise : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, précité, paragr. 89, et R. c. O’Connor, précité, paragr. 73. Bref, comme je l’ai dit précédemment, le juge de première instance a tenu compte de tous les critères juridiques requis et n’a donc pas ignoré d’éléments clés de l’analyse juridique. Il a, par ailleurs, comme il se devait, considéré toute la situation, dont la gravité me paraît évidente.
[60]           J’estime que cette affirmation ne reflète pas correctement les conclusions factuelles du juge de première instance. Le juge ne s’est pas limité à dire que le témoignage de Roy a été contredit. Il a plutôt conclu que le policer a fait preuve de mauvaise foi, a menti sous serment à plusieurs reprises et a, d’une certaine façon, pris la justice entre ses mains et s’est arrogé le rôle du Tribunal en décidant que le témoin Santos devait être cru. Un tel constat, qui est raisonnable et fondé sur la preuve, est fort différent et démontre un niveau de gravité qui ne se compare aucunement à l’énoncé formulé par l’appelante.
[61]           Dans R. c. Jewitt1985 CanLII 47 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 128, le juge en chef Dickson écrit, aux pages 136 et 137 :
Je fais mienne la conclusion de la Cour d'appel de l'Ontario dans son arrêt R. v. Young, précité, et j'affirme que "le juge du procès a un pouvoir discrétionnaire résiduel de suspendre l'instance lorsque forcer le prévenu à subir son procès violerait les principes de justice fondamentaux qui sous‑tendent le sens du franc-jeu et de la décence qu'a la société, ainsi que d'empêcher l'abus des procédures de la cour par une procédure oppressive ou vexatoire". J'adopte aussi la mise en garde que fait la cour dans l'arrêt Young, portant que c'est là un pouvoir qui ne peut être exercé que dans les "cas les plus manifestes".
[62]           Dans R. c. Scott, 1990 CanLII 27 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 979, la juge McLachlin énonce, à la page 1007 :
   En résumé, l'abus de procédure peut avoir lieu si:  (1) les procédures sont oppressives ou vexatoires; et (2) elles violent les principes fondamentaux de justice sous‑jacents au sens de l'équité et de la décence de la société.  La première condition, à savoir que les poursuites sont oppressives ou vexatoires, se rapporte au droit de l'accusé d'avoir un procès équitable.  Cependant, la notion fait aussi appel à l'intérêt du public à un régime de procès justes et équitables et à la bonne administration de la justice.  J'ajouterais que j'interprète ces conditions de façon cumulative.  Bien que, dans l'arrêt R. c. Keyowski1988 CanLII 74 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 657, aux pp. 658 et 659, le juge Wilson ait utilisé la conjonction "ou" à l'égard de ces deux exigences, elles me paraissent toutes deux des composantes essentielles exprimées dans la jurisprudence touchant l'arrêt des procédures et figurent toutes deux parmi les considérations mentionnées dans les arrêts R. c. Jewitt1985 CanLII 47 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 128, et R. c. Conway, précité.  Ce ne sont pas toutes les occasions d'inéquité ou de conduite vexatoire dans un procès qui soulèvent la question de l'abus de procédure.  L'abus de procédure renvoie à un de degré tel d'inéquité ou de conduite vexatoire qu'il porte atteinte aux notions fondamentales de justice et de ce fait attaque l'intégrité du processus judiciaire.  Selon les termes utilisés dans l'arrêt Conway, l'atteinte au franc‑jeu et à la décence est disproportionnée à l'intérêt de la société d'assurer que les infractions criminelles soient efficacement poursuivies.
[63]           L’abus doit avoir un impact réel pour justifier l’arrêt des procédures. Dans Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44 (CanLII), [2000] 2 R.C.S. 307, le juge Bastarache écrit, au paragr. 133 :
Pour qu’il y ait abus de procédure, le délai écoulé doit, outre sa longue durée, avoir causé un préjudice réel d’une telle ampleur qu’il heurte le sens de la justice et de la décence du public. 
[66]           L’appelante ne me convainc pas que le juge de première instance a erré en concluant que le préjudice causé par l’abus serait perpétué ou aggravé par la poursuite du procès et qu’aucune autre réparation que l’arrêt des procédures ne pourrait faire disparaître ce préjudice. De plus, la conduite reprochée est si grave qu’il s’agit de l’un des cas exceptionnels où le simple fait de poursuivre le procès serait choquant au point où la seule solution est l’arrêt des procédures : R. c. Regan, précité, paragr. 55.

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