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[34] Nul ne remet en question le principe voulant que chacun a droit au respect de sa vie privée dans l’intimité de son foyer qui est tenu pour inviolable. Chacun reconnaît toutefois qu’il existe des circonstances particulières permettant aux agents de la paix, dans l’exercice de leurs pouvoirs, d’en faire fi et de pénétrer de force dans une résidence. Le législateur le permet expressément dans certaines situations alors que la common law le permet dans d’autres. Ces exceptions, quoique nécessaires, doivent être interprétées strictement puisqu’elles constituent une atteinte à un droit protégé. Une entrée sans mandat étant présumée abusive, c’est d’ailleurs au ministère public qu’est imposé le fardeau de démontrer qu’elle était nécessaire et raisonnable.
[35] Pour déterminer si une telle exception au principe de l’inviolabilité du domicile s’applique ici, il faut utiliser le test en deux étapes établi par l’arrêt R. v. Waterfield et repris depuis dans plusieurs arrêts de la Cour suprême. Celui-ci consiste à rechercher a) si la conduite des policiers entre dans le cadre d’un devoir imposé par une loi ou reconnu par la common law et b) si cette conduite, bien que s’inscrivant dans le cadre d’un tel devoir, a comporté un emploi injustifiable du pouvoir relié à ce devoir.
[36] C’est au moment où les policiers pénètrent dans la résidence de l’appelant qu’il faut se placer pour répondre aux questions que pose ce test.
[37] Rappelons qu’au moment où ils se présentent chez l’appelant, tout ce dont ils sont informés est que celui-ci aurait injurié un enfant sur la rue et fait du bruit en faisant jouer de la musique à tue-tête. Les policiers ne pouvant raisonnablement croire qu’il a commis une infraction criminelle ni que la situation présente un danger immédiat pour la sécurité d’autrui, ils ne peuvent alors se fonder sur les articles 495(1), 529.1 et 529.3 C.cr. pour justifier leur conduite.
[38] La cause de leur intervention initiale suggère plutôt qu’ils agissent en vertu des pouvoirs qui leur sont dévolus par le Code de procédure pénale, qui régit les poursuites visant à sanctionner des infractions aux lois telles que des infractions aux règlements municipaux relatifs aux nuisances ou au bruit[10] et en vertu de leurs pouvoirs généraux énoncés à l’article 48 de la Loi sur la police.
[39] Or, le Code de procédure pénale prévoit expressément qu’en principe les agents de la paix ne peuvent pénétrer dans un endroit qui n’est pas accessible au public. Il tempère toutefois cette interdiction lorsque l’agent de la paix est dans l’une ou l’autre des deux situations suivantes :
1) Il a des motifs raisonnables de croire qu’une personne est en train d’y commettre une infraction qui risque de mettre en danger la vie ou la santé des personnes ou la sécurité des personnes ou des biens et que l’arrestation de cette personne est le seul moyen raisonnable pour y mettre fin;
2) Il a des motifs de croire qu’une personne s’enfuit pour échapper à son arrestation, auquel cas il peut la poursuivre jusque dans l’endroit où elle se réfugie.
[40] Ici, il m’apparaît manifeste que les policiers n’étaient ni dans l’une ni dans l’autre.
[41] L’infraction qu’ils soupçonnent l’appelant d’avoir commise, qu’elle soit reliée à l’injure proférée ou au bruit excessif causé, ne leur permet certainement pas de croire que la vie ou la santé de personnes ou la sécurité de personnes ou de biens est en danger. L’enfant n’est plus présent au moment de leur intervention, ce qui élimine tout risque, alors que le bruit occasionné, qui peut entraîner un fort désagrément, ne constitue certainement pas, dans les circonstances, une menace à la santé ou à la sécurité.
[42] L’appelant ne s’enfuit pas non plus. Quoiqu’il semble le faire trop bruyamment, il est chez lui à danser et à chanter et n’a pas encore même aperçu les policiers.
[43] Quoique je sois d’avis que cela devrait suffire pour répondre à la question soulevée, l’intimée invoque les pouvoirs généraux conférés par la common law aux policiers pour maintenir la paix, prévenir le crime, protéger la vie des personnes et des biens, repris à l’article 48 de la Loi sur la police, comme source de leur pouvoir de pénétrer dans la résidence de l’appelant. Cette intrusion était nécessaire, selon elle, pour leur permettre d’exercer leur devoir de maintenir la paix et elle n’a pas été faite de façon déraisonnable.
[44] Bien que je doute fortement qu’un pouvoir général puisse, dans les circonstances, attribuer aux policiers plus de pouvoirs que ceux qui leur sont expressément conférés par le Code de procédure pénale, il n’est pas nécessaire ici de répondre à cette question. Je suis en effet d’avis que le pouvoir de maintenir la paix est, quoi qu’il en soit, à lui seul insuffisant pour justifier une exception au principe de l’inviolabilité du domicile. Accepter qu’un pouvoir aussi général puisse justifier une intrusion dans un domicile, sans autre exigence, ferait en sorte, selon moi, que ce principe rétrécirait comme peau de chagrin.
[45] En l’absence d’un pouvoir législatif exprès, les tribunaux n’ont reconnu ce pouvoir de pénétrer dans un domicile que dans des situations urgentes, pouvant mettre en péril la vie ou la sécurité d’une ou de plusieurs personnes ou dans lesquelles la preuve d’une infraction sérieuse pouvait disparaître incessamment.
[46] C’est ainsi qu’appelé à déterminer si la preuve obtenue lors d’une perquisition d’une résidence effectuée sans mandat aux termes de la Loi règlementant certaines drogues et autres substances le juge Brown, aux motifs duquel souscrivent la juge en chef McLachlin et les juges Abella, Karakatsanis et Wagner, a récemment écrit :
Les policiers ne sont pas intervenus dans un contexte juridique inconnu : leur intention d’effectuer une saisie « sans poursuite » importait peu en droit compte tenu des principes juridiques bien établis qui régissent le pouvoir des policiers d’entrer sans mandat dans une résidence. Le caractère déraisonnable présumé d’une perquisition sans mandat et l’attente élevée en matière de vie privée d’une personne à l’égard de sa résidence sous‑tendent depuis longtemps notre conception des justes rapports entre les citoyens et l’État. Qui plus est, la Cour exige depuis longtemps (voir les arrêts Grant 1993, Silveira et Feeney), en ce qui concerne l’urgence de la situation entraînant une entrée sans mandat, que le ministère public démontre l’existence d’une situation d’urgence, spécialement lorsque la perquisition est effectuée dans une résidence. Comme le fait observer la Cour dans l’arrêt Silveira, « [i]l n’existe aucun endroit au monde où une personne possède une attente plus grande en matière de vie privée que dans sa “maison d’habitation” » (par. 140). Dans le même ordre d’idées, le juge La Forest (dissident, mais non sur ce point) rappelle la grande valeur que la loi accorde à la protection de la maison d’une personne contre l’intrusion de l’État (par. 41) : il s’agit selon lui d’« un rempart assurant la protection du particulier contre l’État [qui] procure à l’individu une certaine mesure de vie privée et de tranquillité vis‑à‑vis du pouvoir atterrant de l’État ».
[47] Cette notion d’urgence est, selon moi, toujours nécessaire pour qu’il soit justifié de mettre de côté le caractère sacré du domicile de chacun. Je ne vois pas pourquoi il y aurait lieu de permettre à des policiers de pénétrer dans une résidence, sans mandat et sans y être invités, en l’absence d’une réelle urgence. Un mandat peut être délivré rapidement lorsque nécessaire, et sans même avoir à se déplacer puisqu’il est possible de l’obtenir par téléphone. Ce n’est que lorsque même ce court délai est susceptible d’être trop long et d’entraîner un dommage important qu’il peut y avoir lieu, à mon avis, de faire échec au principe d’inviolabilité du domicile.
[48] Ici, aucune urgence ne justifiait que les policiers pénètrent chez l’appelant. La preuve révèle qu’ils cognent contre le cadre de la porte pour tenter d’attirer son attention, mais n’attendent qu’une quinzaine de secondes avant que l’un d’eux pénètre dans les lieux. Ils auraient pourtant très bien pu attendre que l’appelant, qui ne semblait pas les entendre, se tourne vers eux et les voie. Rien ne permet d’ailleurs de croire qu’il aurait alors refusé de leur parler et de baisser le son de sa musique.
[49] Il n’y avait aucune circonstance pressante pouvant justifier leur intrusion et celle‑ci était déraisonnable. Le fait qu’ils aient agi de bonne foi ou simplement dans le but d’établir un contact avec l’appelant n’y change rien. Ils ont porté atteinte aux droits de l’appelant sans justification.
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