R. c. Lacasse, [2015] 3 RCS 1089, 2015 CSC 64 (CanLII)
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[36] En général, les cours d’appel jouent un double rôle en matière de contrôle de la cohérence, de la stabilité et de la pérennité de la jurisprudence tant en droit criminel qu’en droit civil. D’une part, elles font office de rempart contre les erreurs commises par les tribunaux de première instance. Elles sont ainsi appelées à rectifier les erreurs de droit et à contrôler la raisonnabilité de l’exercice du pouvoir discrétionnaire. Il leur revient de veiller à ce que les tribunaux de première instance énoncent correctement le droit et l’appliquent uniformément.
[37] D’autre part, les cours d’appel doivent voir au développement cohérent du droit, tout en énonçant des lignes directrices propres à en assurer une application homogène à l’intérieur d’un même territoire. Elles sont donc appelées à clarifier le droit lorsque la chose est nécessaire ou en cas de décisions contradictoires : T. Desjardins, L’appel en droit criminel et pénal (2e éd. 2012), p. 1. Au Québec, la Cour d’appel assume une responsabilité additionnelle en matière civile, en ce qu’elle veille à l’interprétation harmonieuse des règles particulières du droit civil québécois.
[38] En droit criminel, ce double rôle des cours d’appel s’exerce tant à l’égard de l’appel d’un verdict que de l’appel d’une peine. En cas d’appel d’une sentence, le pouvoir d’une cour d’appel de substituer une peine à celle fixée par le juge de première instance est prévu à l’art. 687 du Code criminel :
687. (1) S’il est interjeté appel d’une sentence, la cour d’appel considère, à moins que la sentence n’en soit une que détermine la loi, la justesse de la sentence dont appel est interjeté et peut, d’après la preuve, le cas échéant, qu’elle croit utile d’exiger ou de recevoir :
a) soit modifier la sentence dans les limites prescrites par la loi pour l’infraction dont l’accusé a été déclaré coupable;
b) soit rejeter l’appel.
(2) Un jugement d’une cour d’appel modifiant la sentence d’un accusé qui a été déclaré coupable a la même vigueur et le même effet que s’il était une sentence prononcée par le tribunal de première instance.
[39] Notre Cour a maintes fois réitéré que les cours d’appel ne peuvent intervenir à la légère. En effet, le juge de première instance jouit d’une grande discrétion pour prononcer la peine qui lui semble appropriée dans les limites déterminées par la loi : par. 718.3(1) du Code criminel; voir aussi R. c. Shropshire, 1995 CanLII 47 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 227, par. 46; R. c. L.M., 2008 CSC 31 (CanLII), [2008] 2 R.C.S. 163, par. 14; R. c. L.F.W., 2000 CSC 6 (CanLII), [2000] 1 R.C.S. 132, par. 25; R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6 (CanLII), [2010] 1 R.C.S. 206, par. 43-46.
[40] À cet égard, dans Shropshire, le juge Iacobucci a expliqué que l’examen de la justesse d’une peine ne justifie pas l’adoption d’une approche interventionniste en appel :
Une cour d’appel ne devrait pas avoir toute latitude pour modifier une ordonnance relative à la détermination de la peine simplement parce qu’elle estime qu’une ordonnance différente aurait dû être rendue. La formulation d’une ordonnance relative à la détermination de la peine est un processus profondément subjectif; le juge du procès a l’avantage d’avoir vu et entendu tous les témoins, tandis que la cour d’appel ne peut se fonder que sur un compte rendu écrit. Il n’y a lieu de modifier la peine que si la cour d’appel est convaincue qu’elle n’est pas indiquée, c’est-à-dire si elle conclut que la peine est nettement déraisonnable. [par. 46]
[41] Dans Proulx, sous la plume du juge en chef Lamer, notre Cour a rappelé ces mêmes principes, qui demeurent toujours pertinents :
Au cours des dernières années, notre Cour a maintes fois réaffirmé que les cours d’appel doivent faire montre de beaucoup de retenue à l’égard de la peine infligée par le juge du procès: voir Shropshire, précité, aux par. 46 à 50; M. (C.A.), précité, aux par. 89 à 94; McDonnell, précité, aux par. 15 à 17 (motifs de la majorité); R. c. W. (G.), 1999 CanLII 668 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 597, aux par. 18 et 19. Dans M. (C.A.), j’ai écrit ceci, au par. 90 :
Plus simplement, sauf erreur de principe, omission de prendre en considération un facteur pertinent ou insistance trop grande sur les facteurs appropriés, une cour d’appel ne devrait intervenir pour modifier la peine infligée au procès que si elle n’est manifestement pas indiquée. Le législateur fédéral a conféré expressément aux juges chargés de prononcer les peines le pouvoir discrétionnaire de déterminer le genre de peine qui doit être infligée en vertu du Code criminel et l’importance de celle‑ci. [Premier soulignement ajouté; deuxième soulignement dans l’original.]
. . .
Bien qu’une cour d’appel puisse ne pas avoir la même opinion que le juge du procès sur les objectifs qu’il convient de poursuivre et sur la meilleure façon de les réaliser, une telle divergence d’opinions ne constitue généralement pas une erreur de droit lui permettant d’intervenir. En outre, des erreurs mineures dans la séquence d’application de l’art. 742.1 ne justifient pas toujours l’intervention des cours d’appel. Encore une fois, je souligne que les cours d’appel ne doivent pas remettre en question la décision du juge qui prononce la peine à moins que celle‑ci ne soit manifestement inappropriée. [par. 123 et 125]
Ces principes ont depuis été réitérés dans les arrêts L.M. et Nasogaluak.
[42] Mon collègue affirme qu’une peine peut ne pas être juste si le processus de réflexion ou le raisonnement sur lequel elle est fondée est entaché d’une erreur révisable (par. 140). Pour cette raison, à son avis, lorsque le raisonnement du juge de première instance est entaché d’une erreur révisable, par exemple si ce dernier a caractérisé un élément constitutif de facteur aggravant (par. 146), une cour d’appel est alors toujours en droit d’intervenir pour évaluer la justesse de la peine infligée par le juge de première instance. Ce faisant, elle peut alors confirmer cette peine si elle la considère juste, ou infliger la peine qu’elle estime appropriée sans avoir à faire preuve de déférence (par. 139 et 142). En d’autres mots, dès qu’un juge de première instance commet dans son analyse une erreur de droit ou de principe, quelle qu’elle soit, cette erreur ouvre la porte à l’intervention d’une cour d’appel, laquelle peut substituer son opinion à celle du juge du procès.
[43] Avec égards pour l’opinion exprimée par mon collègue, je suis d’avis que ses propos à ce sujet doivent être nuancés. Je reconnais que la présence d’une erreur de principe, l’omission de tenir compte d’un facteur pertinent ou encore la considération erronée d’un facteur aggravant ou atténuant peut justifier l’intervention d’une cour d’appel, et lui permettre d’évaluer la justesse de la peine et d’y substituer la peine qu’elle estime appropriée. Cependant, je suis d’avis que ce ne sont pas toutes les erreurs de ce genre, quel que soit leur impact sur le raisonnement du premier juge, qui autorisent une cour d’appel à intervenir. L’application d’une règle aussi stricte risquerait de miner la discrétion accordée au juge de première instance. En conséquence, il faut éviter de « banaliser l’expression “erreur de principe” » : R. c. Lévesque-Chaput, 2010 QCCA 640 (CanLII), par. 31 (CanLII).
[44] À mon avis, la présence d’une erreur de principe, l’omission de tenir compte d’un facteur pertinent ou encore la considération erronée d’un facteur aggravant ou atténuant ne justifiera l’intervention d’une cour d’appel que lorsqu’il appert du jugement de première instance qu’une telle erreur a eu une incidence sur la détermination de la peine.
[45] À tire d’exemple, dans l’arrêt R. c. Gavin, 2009 QCCA 1 (CanLII), la Cour d’appel du Québec a conclu, dans un premier temps, que le juge de première instance avait erronément considéré l’absence de remords et la manière de conduire la défense à titre de circonstances aggravantes (par. 29 (CanLII)). Cependant, dans un deuxième temps, elle a considéré l’impact que cette erreur avait eu sur la détermination de la peine et affirmé ce qui suit, au par. 35 de son jugement :
J’estime que l’absence de remords fut un facteur secondaire dans l’évaluation du juge de première instance. La facture du jugement le démontre. Le juge a mentionné et tenu compte de tous les facteurs pertinents à la détermination de la peine et la question de l’absence de remords n’a été qu’incidente. [. . .] Par conséquent, cette erreur de principe n’aura pas eu d’incidence véritable sur la détermination de la peine à moins que la Cour en vienne à la conclusion que la peine infligée fut plus sévère au motif que le juge a erronément retenu à titre de circonstance aggravante la manière de conduire la défense (comme ce fut le cas dans R. c. Beauchamp, précité) et l’absence de remords. Il s’agit donc essentiellement maintenant de s’assurer que la peine n’est pas nettement déraisonnable . . .
Jugeant que l’erreur de principe commise par le juge de première instance n’était pas déterminante et n’avait eu aucune incidence sur la détermination de la peine, la Cour d’appel a, avec raison, considéré que l’erreur en question ne pouvait à elle seule justifier son intervention. C’est pour cette raison qu’elle s’est ultimement demandé si la peine était nettement déraisonnable eu égard aux circonstances.
[46] Ce raisonnement a également été retenu par la Cour d’appel du Québec dans l’affaire R. c. Sidhu, 2009 QCCA 2441 (CanLII). Tout comme dans Gavin, le juge de première instance avait considéré l’absence de remords comme un facteur aggravant (par. 23 (CanLII)). Cependant, la Cour d’appel a estimé que cette erreur n’était pas déterminante et n’avait eu aucun impact sur la détermination de la peine (par. 24). Jugeant que la peine infligée n’aurait pas été différente en l’absence de l’erreur en question (par. 26), il ne s’agissait pas d’une erreur révisable (par. 55). En conséquence, au lieu de simplement substituer son opinion à celle du juge de première instance en raison d’une erreur de principe, la Cour d’appel s’est plutôt limitée à se demander si la peine était déraisonnable ou manifestement inappropriée nonobstant cette erreur. En concluant que non, elle a décidé de ne pas intervenir (par. 55).
[47] À ce sujet, j’estime que l’impact de deux décisions citées par mon collègue à l’appui de son opinion suivant laquelle une cour d’appel peut intervenir en cas d’erreur de droit ou de principe, quelle qu’elle soit, doit être précisé et nuancé. Dans l’arrêt R. c. Flight, 2014 ABCA 380 (CanLII), 584 A.R. 392, la Cour d’appel de l’Alberta a conclu que la juge de première instance avait commis une erreur en considérant que la consommation d’alcool et le décès d’une victime constituaient des circonstances aggravantes dans un cas de conduite avec les capacités affaiblies causant la mort (par. 4). La Cour d’appel est en conséquence intervenue et a substitué son opinion à celle de la juge de première instance, au motif que celle-ci avait commis une erreur de principe. Elle a toutefois précisé qu’il était difficile dans l’affaire en question d’évaluer l’importance que la juge avait accordée aux facteurs aggravants en cause dans son jugement (par. 5). De plus, dans l’arrêt Stimson, la Cour d’appel de l’Alberta a relevé au moins quatre erreurs de principe dans le jugement de première instance, lesquelles ont bel et bien eu un impact sur l’analyse du juge (par. 20-27). Pour cette raison, son intervention était nettement justifiée.
[48] Le rappel formulé par notre Cour en faveur du respect du pouvoir discrétionnaire exercé par le juge de première instance s’explique aisément. D’abord, ce dernier a l’avantage d’avoir pu observer les témoins au procès et d’avoir pu entendre les observations formulées lors des plaidoiries sur la peine. Ensuite, le juge qui prononce la peine connaît habituellement bien les circonstances qui existent dans le district où il siège et, de ce fait, les besoins particuliers de la communauté dans laquelle le crime a été commis : R. c. M. (C.A.), 1996 CanLII 230 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 500, par. 91. Enfin, comme le souligne le juge Doherty dans l’arrêt R. c. Ramage, 2010 ONCA 488 (CanLII), 257 C.C.C. (3d) 261, l’utilisation judicieuse des ressources judiciaires est une considération qu’il ne faut jamais perdre de vue :
[traduction] Constitue une utilisation abusive des ressources judiciaires le fait pour une cour d’appel de répéter l’exercice d’appréciation discrétionnaire déjà effectué par le juge de première instance, en l’absence de raison de croire que ce second effort donnera de meilleurs résultats que le premier. En outre, cette intervention retarde l’issue définitive du processus criminel engagé, sans avantage corrélatif pour celui-ci. [par. 70]
[49] Pour les mêmes raisons, une cour d’appel ne peut intervenir simplement parce qu’elle aurait attribué un poids différent aux facteurs pertinents. En effet, dans Nasogaluak, le juge LeBel se réfère à l’arrêt R. c. McKnight (1999), 1999 CanLII 3717 (ON CA), 135 C.C.C. (3d) 41 (C.A. Ont.), par. 35, à cet égard :
[traduction] Suggérer que le juge de première instance a commis une erreur de principe parce que, de l’avis du tribunal d’appel, il a accordé trop de poids à un facteur pertinent ou trop peu à un autre équivaut à faire fi de toute déférence. La pondération des facteurs pertinents, le processus de mise en balance, voilà l’objet de l’exercice du pouvoir discrétionnaire. La déférence dont il faut faire preuve à l’égard des décisions prises par le juge dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire commande qu’on évalue la façon dont il a soupesé ou mis en balance les différents facteurs au regard de la norme de contrôle de la raisonnabilité. Ce n’est que si le juge du procès a exercé son pouvoir discrétionnaire de façon déraisonnable, en insistant trop sur un facteur ou en omettant d’accorder suffisamment d’importance à un autre, que le tribunal d’appel pourra modifier la peine au motif que le juge a commis une erreur de principe. [par. 46]
[50] Les propos de la Cour d’appel du Québec au par. 31 de sa décision dans Lévesque-Chaput vont dans le même sens :
Sans doute s’est-il arrêté sur les circonstances atténuantes avec une insistance que l’appelante juge trop grande, mais cet exercice de pondération est de son ressort et les motifs qu’il a livrés permettent aisément de suivre son raisonnement.
[51] En outre, le choix de la fourchette de peines ou de l’une de ses catégories relève de la discrétion du juge de première instance et ne peut, en soi, constituer une erreur révisable. Pour cette raison, une cour d’appel ne peut intervenir parce qu’elle aurait placé la peine dans une fourchette ou une catégorie différente. Elle ne peut intervenir que si la peine infligée est manifestement non indiquée.
[52] Il peut arriver que, même si le juge ne commet aucune erreur, la peine qu’il inflige soit manifestement non indiquée. Comme l’affirmait le juge Laskin de la Cour d’appel de l’Ontario, une peine [traduction] « manifestement non indiquée » a été décrite d’une multitude de façons dans la jurisprudence : peine « nettement déraisonnable » ou « manifestement déraisonnable », « nettement ou manifestement excessive », « nettement excessive ou inadéquate », ou encore peine montrant un « écart marqué et important » (R. c. Rezaie (1996), 1996 CanLII 1241 (ON CA), 31 O.R. (3d) 713 (C.A.), p. 720). Toutes ces formulations traduisent le seuil très élevé que doivent respecter les cours d’appel afin de déterminer si elles doivent intervenir suivant leur examen de la justesse d’une peine.
[53] Cet examen doit être axé sur le principe fondamental de la proportionnalité énoncé à l’art. 718.1 du Code criminel, lequel précise que la peine doit être « proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant ». Une peine sera donc manifestement non indiquée si elle s’écarte de manière déraisonnable de ce principe. La proportionnalité se détermine à la fois sur une base individuelle, c’est-à-dire à l’égard de l’accusé lui-même et de l’infraction qu’il a commise, ainsi que sur une base comparative des peines infligées pour des infractions semblables commises dans des circonstances semblables. L’individualisation et l’harmonisation de la peine doivent être conciliées pour qu’il en résulte une peine proportionnelle : al. 718.2 a) et b) du Code criminel.
[54] La justesse d’une peine est également fonction des objectifs du prononcé de la peine codifiés à l’art. 718 du Code criminel, ainsi que des autres principes pénologiques codifiés à l’art. 718.2. Mais là encore, il appartient au juge de première instance de bien soupeser ces divers principes et objectifs, dont l’importance relative variera nécessairement selon la nature du crime et les circonstances dans lesquelles il a été commis. Le principe de l’harmonisation des peines, sur lequel s’est appuyée la Cour d’appel, est subordonné au principe fondamental de la proportionnalité. Notre Cour l’a reconnu en ces termes dans l’affaire M. (C.A.) :
On a à maintes reprises souligné qu’il n’existe pas de peine uniforme pour un crime donné. [. . .] La détermination de la peine est un processus intrinsèquement individualisé, et la recherche d’une peine appropriée applicable à tous les délinquants similaires, pour des crimes similaires, sera souvent un exercice stérile et théorique. [par. 92]
[55] Ce même principe de l’harmonisation ou de la similarité des peines ne permet pas non plus d’écarter la déférence due au juge qui inflige la peine, sauf dans les circonstances déjà mentionnées. Notre Cour l’a rappelé dans L.M. :
On ne pouvait prioriser cet exercice d’harmonisation des peines au détriment de la règle du respect de la discrétion du juge de procès, dans la mesure où la sentence n’était pas entachée d’une erreur de principe et où la première juge n’avait pas infligé une peine nettement déraisonnable en accordant une attention inadéquate à des facteurs particuliers ou en évaluant incorrectement la preuve (M. (C.A.), par. 92, cité dans McDonnell, par. 16; W. (G.), par. 19; voir aussi Ferris, p. 149, et Manson, p. 93). [par. 35]