R. c. Robitaille, 2023 QCCQ 10185
[97] L’infraction de fraude est définie à l’article 380(1) du Code criminel :
380 (1) Quiconque, par supercherie, mensonge ou autre moyen dolosif, constituant ou non un faux semblant au sens de la présente loi, frustre le public ou toute personne, déterminée ou non, de quelque bien, service, argent ou valeur :
a) est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans, si l’objet de l’infraction est un titre testamentaire ou si la valeur de l’objet de l’infraction dépasse cinq mille dollars;
b) est coupable :
(i) soit d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de deux ans,
(ii) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, si la valeur de l’objet de l’infraction ne dépasse pas cinq mille dollars.
[98] Les éléments essentiels de l'actus reus de l'infraction de fraude sont la malhonnêteté et la privation. Dans l'arrêt R. c. Théroux, la Cour suprême a décrit l'élément actus reus de l'infraction dans les termes suivants :
Étant donné que la mens rea d'une infraction est liée à son actus reus, il est utile d'entamer l'analyse par l'étude de l'actus reus de l'infraction de fraude. Au sujet de l'actus reus de cette infraction, le juge Dickson (plus tard Juge en chef) a énoncé les principes suivants dans l'arrêt Olan :
(i) l'infraction compte deux éléments: l’acte malhonnête et une privation;
(ii) l'acte malhonnête est établi par la preuve d'une supercherie, d'un mensonge ou d'un «autre moyen dolosif»;
(iii) l'élément de privation est établi si l'on prouve qu'en raison de l'acte malhonnête, les intérêts pécuniaires de la victime ont subi un dommage ou un préjudice ou qu'il y a risque de préjudice à leur égard.[32]
[99] La preuve de la supercherie ou du mensonge suffit à établir l'actus reus de la fraude; aucune autre preuve d'un acte malhonnête n'est requise[33]. Toutefois, la troisième catégorie de l'« autre moyen dolosif » a servi à justifier des déclarations de culpabilité dans un certain nombre de situations où il est impossible de démontrer l'existence d'une supercherie ou d'un mensonge[34]. Ces situations, écrit la Cour dans l’arrêt Zlatic « incluent à ce jour, l'utilisation des ressources financières d'une compagnie à des fins personnelles, la dissimulation de faits importants, l'exploitation de la faiblesse d'autrui, le détournement de fonds et l'usurpation de fonds ou de biens : »[35].
[100] La malhonnêteté, dans le contexte du troisième volet de l’article 380, est évaluée selon un critère objectif : est‑ce que l’acte ou l’omission constitue un comportement que des personnes raisonnablement honnêtes considéreraient comme malhonnête et sans scrupules?
[…] lorsqu'on allègue que l'actus reus d'une fraude particulière est un «autre moyen dolosif», l'existence d'un tel moyen sera déterminée en fonction de ce qu'une personne raisonnable considère comme une activité malhonnête. Dans les cas de fraude par supercherie ou mensonge, il ne sera pas nécessaire d'entreprendre une telle analyse : il suffit de déterminer si l'accusé a effectivement déclaré qu'une situation était d'une certaine nature alors qu'en réalité elle ne l'était pas.[36]
[soulignement ajouté]
[101] Dans l’affaire R. v. Lacombe (1990), 60 C.C.R. (3d) 489 (Que. C.A.), le juge Fish, alors qu’il était à la Cour d’appel du Québec, a écrit que :
It may well be, as I believe Mill once said, that one on the side of right is an ethical majority. On a charge of fraud, however, honesty is a function of community standards and not of personal taste;… »[37]
[soulignement ajouté]
[102] La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, dans l’affaire R. v. Gatley, 1992 CanLII 1088 (BC C.A.), après avoir cité avec approbation les propos du juge Fish dans Lacombe, ajoute les commentaires suivants :
[…] it would be important to instruct the jury that they should determine honesty or dishonesty not necessarily in accordance with their own personal views, but rather in the way they believe the community would consider that difficult question. In this way the accused is assured that his conduct will be judged impartially, and without regard to the private, and possibly personal views of the jury.
[103] Bref, la non‑divulgation de certains faits importants peut constituer de la malhonnêteté pour l’application de l’article 380 C.cr. Tout dépend de la question de savoir si des personnes raisonnables considéreraient qu’il s’agit d’une opération malhonnête dans les circonstances[38].
[104] Sur la question de la privation, il y a lieu de noter que la perte économique n'est pas essentielle au délit de fraude. La mise en péril d'un intérêt économique est suffisante même si aucune perte réelle n'a été subie. Ce point a été souligné notamment par l’arrêt de principe rendu par la Cour suprême dans Olan[39] :
On établit la privation si l’on prouve que les intérêts pécuniaires de la victime ont subi un dommage ou un préjudice ou qu’il y a risque de préjudice à leur égard. Il n’est pas essentiel que la fraude mène à une perte pécuniaire réelle. L’extrait suivant, tiré de l’arrêt de la Cour d’appel d’Angleterre, R. v. Allsop[, décrit bien, à mon avis, l’état du droit sur le rôle de la perte pécuniaire dans la fraude (aux pp. 31 et 32) :
[TRADUCTION] En général, un fraudeur veut avant tout se procurer un avantage. Le tort causé à sa victime est secondaire et incident. Il n’est « intentionnel » que parce qu’il fait partie du résultat prévu de la fraude. Si la supercherie met en péril les intérêts pécuniaires de la personne induite en erreur, cela suffit pour constituer une fraude, même s’il n’en résulte aucune perte réelle et même si le fraudeur n’a pas eu l’intention de causer une perte réelle.[40]
[référence omise]
[105] Il faut quand même établir un lien de causalité entre l’acte ou l’omission fautifs et le préjudice ou risque de préjudice subi par la victime. Comme l’explique la Cour suprême dans R. v. Riesberry[41] :
[22] Je ne puis accepter cet argument. Contrairement à ce que prétend M. Riesberry, il n’est pas toujours nécessaire, pour prouver la fraude, de démontrer que la présumée victime s’est fondée sur la conduite frauduleuse ou qu’elle a été incitée en raison de celle‑ci à agir à son détriment. Il faut, dans tous les cas, démontrer l’existence d’un lien de causalité suffisant entre l’acte frauduleux et le risque de privation de la victime. Dans certains cas, ce lien de causalité peut être établi en démontrant que la victime de la fraude a agi à son détriment parce qu’elle s’est fiée au comportement frauduleux de l’accusé ou que ce comportement l’a incitée à agir. Mais ce n’est pas la seule façon d’établir le lien de causalité.
[…]
[24] Il s’ensuit que lorsque l’acte que l’on dit frauduleux ne s’apparente pas à la supercherie ou au mensonge, comme dans le cas d’une fausse indication sur les faits, la démonstration de l’existence du lien de causalité entre le comportement malhonnête et la privation ne dépend pas nécessairement de la preuve que la victime s’est fondée sur l’acte frauduleux ou que cet acte frauduleux l’a incitée à agir.
[soulignements ajoutés]
[106] Quant à la mens rea de la fraude, la question a été abordée comme suit dans Théroux, à la page 19 :
La conséquence prohibée consiste à priver quelqu'un de ce qui est ou devrait être sien, ce qui peut, comme nous l'avons vu, consister simplement à mettre le bien d'autrui en péril. La mens rea serait alors la conscience subjective que l'on commettait un acte prohibé (la supercherie, le mensonge ou un autre acte malhonnête) qui pouvait causer une privation au sens de priver autrui d'un bien ou de mettre ce bien en péril. Une fois cela démontré, le crime est complet.
[soulignement ajouté]
[107] Dans R. c. Zlatic, une décision rendue simultanément à celle de Théroux, la Cour a formulé l'exigence de mens rea de la fraude comme suit à la page 49 :
Il doit sciemment, c'est‑à‑dire subjectivement, adopter la conduite qui constitue l'acte malhonnête, et il doit comprendre subjectivement que cette conduite peut entraîner une privation au sens de faire perdre à une autre personne l'intérêt pécuniaire qu'elle a dans un certain bien ou de mettre en péril cet intérêt.
[108] L’analyse n'a rien à voir avec l'échelle des valeurs de l'accusé. Toute affirmation de l'accusé selon laquelle ses motifs étaient purs et qu'il n'a rien fait de mal n'est pas pertinente pour une accusation de fraude. Comme la Cour l'a expliqué dans l'arrêt Théroux aux pages 23 et 24 :
La personne qui prive une autre personne de ce qu'elle possède ne devrait pas échapper à la responsabilité criminelle simplement parce que, selon son code moral ou personnel, elle ne faisait rien de mal ou parce qu'en raison de son optimisme elle croyait que tout se terminerait bien. De nombreuses fraudes sont commises par des personnes qui croient qu'elles ne font rien de mal ou qui croient sincèrement que le fait de mettre en péril le bien d'autrui ne causera finalement aucune perte véritable. Si l'infraction de fraude vise à mettre la main au collet des véritables fraudeurs, sa mens rea ne peut être formulée aussi étroitement.
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