Robert c. R., 2011 QCCA 703 (CanLII)
[28] Le témoignage d’expert est nécessaire lorsqu’une question exige des connaissances particulières que le juge ou le jury ne possèdent pas. Le témoignage psychiatrique satisfait cette exigence et constitue une preuve d’expert.
[29] Dans l'arrêt Mohan, la Cour suprême, sous la plume du juge Sopinka, abordant le critère de la nécessité du témoignage d'opinion d'un expert pour aider le juge des faits, précise la portée ou les limites de la preuve d'expert sur une question fondamentale (ultimate issue rule) :
Comme la pertinence, analysée précédemment, la nécessité de la preuve est évaluée à la lumière de la possibilité qu'elle fausse le processus de recherche des faits. Comme le lord juge Lawton l'a remarqué dans l'arrêt R. c. Turner, [1975] Q.B. 834, à la p. 841, qui a été approuvé par lord Wilberforce dans l'arrêt Director of Public Prosecutions c. Jordan, [1977] A.C. 699, à la p. 718:
[traduction] «L'opinion d'un expert est recevable pour donner à la cour des renseignements scientifiques qui, selon toute vraisemblance, dépassent l'expérience et la connaissance d'un juge ou d'un jury. Si, à partir des faits établis par la preuve, un juge ou un jury peut à lui seul tirer ses propres conclusions, alors l'opinion de l'expert n'est pas nécessaire. Dans un tel cas, si elle est exprimée dans un jargon scientifique, elle rend la tâche de juger plus difficile. Le seul fait qu'un témoin expert possède des qualifications scientifiques impressionnantes ne signifie pas que son opinion sur les questions de la nature et du comportement humains dans le cadre de la normalité est plus utile que celle des jurés eux‑mêmes; ces derniers risquent toutefois de croire qu'elle l'est.»
La possibilité que la preuve ait un impact excessif sur le jury et le détourne de ses tâches peut souvent être contrecarrée par des directives appropriées.
Il y a également la crainte inhérente à l'application de ce critère que les experts ne puissent usurper les fonctions du juge des faits. Une conception trop libérale pourrait réduire le procès à un simple concours d'experts, dont le juge des faits se ferait l'arbitre en décidant quel expert accepter.
Ces préoccupations sont le fondement de la règle d'exclusion de la preuve d'expert relativement à une question fondamentale. Bien que la règle ne soit plus d'application générale, les préoccupations qui la sous‑tendent demeurent. En raison de ces préoccupations, les critères de pertinence et de nécessité sont à l'occasion appliqués strictement pour exclure la preuve d'expert sur une question fondamentale. La preuve d'expert sur la crédibilité ou la justification a été exclue pour ce motif. Voir l'arrêt R. c. Marquard, 1993 CanLII 37 (C.S.C.), [1993] 4 R.C.S. 223, les motifs du juge McLachlin.
[36] Le témoin expert jouit nécessairement d’une influence auprès du jury. Son expertise pointue dans un domaine d’expertise souvent inconnu des jurés suscite généralement un grand intérêt chez ces derniers. Lorsqu’il témoigne de son expertise, le poids accordé à son témoignage ne risque pas, a priori du moins, de créer une distorsion ou un déséquilibre, d’autant que son point de vue technique, médical ou scientifique par rapport aux faits de la cause peut être objet d’une preuve contradictoire. Cependant, lorsque l’expert donne son interprétation des faits, s’exprime sur la crédibilité des témoins ou qu’il tire des inférences de la preuve, sans connotation avec son domaine d’expertise, le risque de causer un préjudice à l’accusé est réel. Une mise en garde spécifique du juge au jury est alors requise pour rétablir l’équilibre. C’est ce qui devait être fait ici et qui ne l’a pas été.
[43] Ces mises en garde générales sont insuffisantes en l'espèce. Un expert ne peut généralement pas témoigner sur des questions qui ne relèvent pas de son expertise. Or, comme le témoignage de l'expert Faucher outrepassait sa mission, s'écartait de l'objet médical et scientifique de son opinion et risquait de causer préjudice à l'appelant, le juge devait formuler une mise en garde particulière pour éviter que le jury ne soit indûment influencé par son témoignage sur des sujets qui débordaient le cadre de son expertise psychiatrique. L’expert a abondamment commenté la preuve et remis en question la crédibilité du témoignage de l’accusé, sans égard à son champ d’expertise. En pareil cas, des directives au jury sont nécessaires, comme la Cour suprême l'a décidé dans l'arrêt R. c. Marquard :
Si importante que puisse être la qualification initiale d'un expert, il serait excessivement formaliste de rejeter le témoignage d'expert pour la simple raison que le témoin se permet de donner une opinion qui s'étend au-delà du domaine d'expertise pour lequel il a été qualifié. En pratique, il appartient à l'avocat de la partie adverse de faire objection si le témoin sort des limites de son expertise. L'objection peut être soulevée à l'étape de la qualification initiale ou au cours de la déposition du témoin s'il devient évident que ce dernier outrepasse le domaine pour lequel il a été reconnu qualifié pour donner une opinion d'expert. En l'absence d'objection, l'omission technique de qualifier un témoin qui possède manifestement l'expertise dans le domaine en question ne signifie pas automatiquement que son témoignage doit être écarté. Toutefois, s'il n'est pas démontré que le témoin possède une expertise lui permettant de témoigner dans le domaine en cause, il ne faut pas tenir compte de son témoignage et le jury doit recevoir des directives à cet effet.
[44] Dans cet arrêt, la Cour suprême confirme que l'évaluation de la crédibilité relève du juge ou du jury (et non d'un témoin expert), mais que, dans certains cas, le témoignage d'expert peut être admissible pour expliquer le comportement humain :
Le juge ou jury qui se contente d'accepter une opinion d'expert sur la crédibilité d'un témoin ne respecterait pas son devoir d'établir lui-même la crédibilité du témoin. La crédibilité doit toujours être le résultat de l'opinion du juge ou du jury sur les divers éléments perçus au procès, de son expérience, de sa logique et de son intuition à l'égard de l'affaire: voir R. c. B. (G.) 1988 CanLII 208 (SK C.A.), (1988), 65 Sask. R. 134 (C.A.), à la p. 149, par le juge Wakeling, confirmé par 1990 CanLII 115 (C.S.C.), [1990] 2 R.C.S. 3. La question de la crédibilité relève de la compétence des profanes. Les gens ordinaires jugent quotidiennement si une personne ment ou dit la vérité. L'expert qui témoigne sur la crédibilité n'est pas tenu par la lourde tâche du juge ou du juré. De plus, il se peut que l'opinion de l'expert repose sur des éléments qui ne font pas partie de la preuve en vertu de laquelle le juge et le juré sont tenus de rendre un juste verdict. Enfin, la crédibilité est un problème notoirement complexe, et l'opinion d'un expert risque d'être beaucoup trop facilement acceptée par un jury frustré pour faciliter la résolution de ses difficultés. Toutes ces considérations ont donné naissance à la sage politique en droit qui consiste à rejeter le témoignage d'expert sur la sincérité des témoins.
En revanche, il se peut que certaines parties de la déposition d'un témoin dépassent la capacité d'un profane de comprendre, et justifient donc le recours au témoignage d'expert. C'est le cas en particulier pour les témoignages d'enfants. Par exemple, dans le cas d'un enfant qui omet de se plaindre sans tarder d'une agression sexuelle, on pourrait ordinairement conclure que l'enfant invente un récit après coup, poussé par la malice ou un autre stratagème calculé. Des témoignages d'experts ont été à bon droit présentés pour expliquer pourquoi il arrive fréquemment que de jeunes victimes d'agression sexuelle ne portent pas plainte immédiatement. Ces témoignages sont utiles et peuvent même être essentiels à un juste verdict.
Pour cette raison, il est de plus en plus largement reconnu que, si le témoignage d'expert sur la crédibilité d'un témoin n'est pas admissible, le témoignage d'expert sur le comportement humain et les facteurs psychologiques et physiques qui peuvent provoquer un certain comportement pertinent quant à la crédibilité, est admissible, pourvu qu'il aille au‑delà de l'expérience ordinaire du juge des faits. […]
Si le Dr Mian avait limité ses commentaires à un témoignage d'expert expliquant la raison pour laquelle des enfants peuvent mentir au personnel hospitalier sur la cause de leurs blessures, on n'aurait pu soulever aucune objection à son témoignage. Elle était expert en comportement infantile, et on peut soutenir que le témoignage était nécessaire à un jury profane pour comprendre pleinement les implications de la modification du récit par le témoin. Toutefois, le Dr Mian est allée plus loin. Elle a clairement indiqué qu'elle ne croyait personnellement pas la première version de l'enfant, préférant la deuxième, relatée au procès. En faisant cela, elle a franchi la ligne de démarcation entre le témoignage d'expert sur le comportement humain et l'appréciation de la crédibilité du témoin lui‑même. En outre, le juge du procès n'a pas indiqué au jury qu'il était de son devoir de déterminer la crédibilité de l'enfant sans être indûment influencé par le témoignage d'expert. En fait, la déclaration du juge du procès que le Dr Mian a [traduction] «témoigné à titre d'expert en enfance maltraitée et sur la véracité du témoignage de jeunes enfants», a renforcé l'effet du témoignage inadmissible.
À mon avis, cette erreur, considérée avec d'autres, exige la tenue d'un nouveau procès.
[45] La Cour, dans l'arrêt Demers c. R., sous la plume du juge Michel Proulx, a précisé qu’un expert ne peut généralement pas témoigner sur la crédibilité de l'accusé qui a témoigné à son procès:
Mais il y a plus. Au cours de son témoignage, l'expert s'en est pris maintes fois à la crédibilité de l'appelant comme témoin dans sa défense. L'avocat de l'appelant s'est objecté mais la juge a rejeté les objections. Voici quelques exemples de ce type d'intervention.
[…]
Comme cette Cour en a conclu dans les arrêts Roy v. R. 1988 CanLII 308 (QC C.A.), (1988), 62 C.R. (3d) 127, et plus récemment Gervais Fortin c. La Reine, C.A.M. no 500-10-000297-927, le 25 août 1997 (les juges Proulx, Rousseau-Houle et Zerbisias), il est irrégulier et très préjudiciable à un accusé qu'un expert se prononce de façon expresse sur la crédibilité de l'accusé qui a témoigné en défense. À ce sujet, j'ai écrit ce qui suit dans l'arrêt Fortin:
Déjà en 1988, dans l'arrêt Roy v. R. 1988 CanLII 308 (QC C.A.), (1988) 62 C.R. (3d) 127, notre Cour avait cassé le verdict d'un jury au motif que le témoin expert de la poursuite (il s'agissait incidemment du même expert) avait outrepassé les limites d'un témoignage d'expert en se prononçant de façon expresse sur la crédibilité de l'accusé qui s'était fait entendre au soutien de sa défense fondée sur l'intoxication et l'absence d'intention spécifique de meurtre.
Depuis, la Cour Suprême du Canada, notamment dans les arrêts R. c. Marquard, 1993 CanLII 37 (C.S.C.), [1993] 4 R.C.S. 223 et R. c. Burns, 1994 CanLII 127 (C.S.C.), [1994] 1 R.C.S. 656, a rappelé que le droit pénal n'autorise pas le témoignage d'expert sur la sincérité ou la crédibilité des témoins: cette question doit être tranchée par le jury. Comme la juge McLachlin l'a affirmé dans Marquard, la crédibilité demeure un problème notoirement complexe et l'opinion d'un expert risque d'être beaucoup trop facilement acceptée par un jury frustré pour faciliter la résolution de ses difficultés.
Pour ces deux motifs reliés au témoignage du Dr Wolwertz, je conclus également que cette erreur a causé un tort irréparable à l'appelant et qu'un nouveau procès doit être ordonné.
[46] Si, dans certaines circonstances, le témoignage de l'expert peut être admis pour expliquer le comportement humain de l'accusé, encore faut-il que le comportement humain dont il est question requière le témoignage d'un expert. Ce n'est pas le cas en l'espèce.
[47] À titre indicatif, un exemple jurisprudentiel d’une situation d’exception est le cas de l'arrêt de la Cour suprême dans Lavallee, où l'accusée, une femme battue qui a tué son conjoint de fait, tard une nuit, en l’atteignant à la partie postérieure de la tête, alors qu’il quittait sa chambre, plaidait la légitime défense. Invoquant, dans cette affaire, le syndrome de la femme battue, la preuve de l'expert sert à expliquer le comportement de l'accusée, qui autrement, pourrait paraître incompréhensible, à savoir que si elle ne s'est pas sauvée, c'est qu'elle avait trop peur de son conjoint, et non qu'elle ne le craignait pas. Cette preuve a été, dans ce contexte particulier, jugée pertinente et admissible.
[48] Il en va autrement dans le cas présent lorsque l'expert plaide, à l’occasion, plus qu'il ne témoigne, sur quelque chose que le profane peut comprendre. Il abandonne ainsi son rôle d'expert et son témoignage à cet égard requérait, à tout le moins, une mise en garde précise pour s'assurer que le jury ne donne pas de poids à son témoignage sur les faits et sur la crédibilité de l’accusé lorsqu’ils n’ont aucun lien avec son domaine d’expertise. Il revenait plutôt à l'avocat du ministère public, et non à son expert, de plaider sur ces questions qui relevaient de l'appréciation de la preuve et de la crédibilité de l'appelant.
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