vendredi 15 février 2013

L'état du droit relativement à l'expectative de vie privée VS l'ordinateur de l'employeur utilisé à des fins personnelles

R. c. Cole, 2012 CSC 53 (CanLII)

Lien vers la décision

[1] Dans l’arrêt R. c. Morelli, 2010 CSC 8 (CanLII), 2010 CSC 8, [2010] 1 R.C.S. 253, la Cour n’a laissé aucun doute que les Canadiens peuvent raisonnablement s’attendre à la protection de leur vie privée à l’égard des renseignements contenus dans leurs propres ordinateurs personnels. À mon avis, le même principe s’applique aux renseignements contenus dans les ordinateurs de travail, du moins lorsque leur utilisation à des fins personnelles est permise ou raisonnablement prévue.

[2] Les ordinateurs qui sont utilisés d’une manière raisonnable à des fins personnelles — qu’ils se trouvent au travail ou à la maison — contiennent des renseignements qui sont significatifs, intimes et qui ont trait à l’ensemble des renseignements biographiques de l’utilisateur. Au Canada, la Constitution accorde à chaque personne le droit de s’attendre à ce que l’État respecte sa vie privée à l’égard des renseignements personnels de ce genre.

[3] Bien que les politiques et les pratiques en vigueur dans le milieu de travail puissent réduire l’attente du particulier en matière de respect de sa vie privée à l’égard d’un ordinateur de travail, les réalités opérationnelles de ce genre ne font pas à elles seules disparaître complètement l’attente : la nature des renseignements en jeu expose les préférences, intérêts, pensées, activités, idées et recherches de renseignements de l’utilisateur individuel

[34] L’article 8 de la Charte garantit que chacun au Canada a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives. Une inspection constitue une fouille ou perquisition, et un prélèvement constitue une saisie, lorsqu’une personne a des attentes raisonnables en matière de vie privée relativement à l’objet de l’action de l’État et aux renseignements auxquelles cet objet donne accès (R. c. Tessling, 2004 CSC 67 (CanLII), 2004 CSC 67, [2004] 3 R.C.S. 432, par. 18; R. c. Evans, 1996 CanLII 248 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 8, par. 11; R. c. Borden, 1994 CanLII 63 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 145, p. 160).

[35] La protection de la vie privée est une question d’attentes raisonnables. L’attente en matière de respect de la vie privée bénéficie de la protection de la Charte si une personne raisonnable et bien informée, placée dans la même situation que l’accusé, aurait des attentes en matière de respect de sa vie privée (R. c. Patrick, 2009 CSC 17 (CanLII), 2009 CSC 17, [2009] 1 R.C.S. 579, par. 14‑15).

[36] Si le demandeur peut s’attendre raisonnablement au respect de sa vie privée, l’art. 8 entre en jeu, et le tribunal doit alors déterminer si la fouille, la perquisition ou la saisie était raisonnable.

[37] Lorsque, comme en l’espèce, une fouille ou perquisition est effectuée sans mandat, elle est présumée abusive (R. c. Nolet, 2010 CSC 24 (CanLII), 2010 CSC 24, [2010] 1 R.C.S. 851, par. 21; Hunter c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145, p. 161). Afin d’établir son caractère raisonnable, le ministère public doit prouver, selon la prépondérance des probabilités (1) que la fouille était autorisée par la loi, (2) que la loi l’autorisant n’avait elle‑même rien d’abusif et (3) que le pouvoir d’effectuer la fouille n’a pas été exercé d’une manière abusive (Nolet, par. 21; R. c. Collins, 1987 CanLII 84 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 265, p. 278).

[39] La question de savoir si M. Cole avait une attente raisonnable en matière de vie privée dépend de « l’ensemble des circonstances » (R. c. Edwards, 1996 CanLII 255 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 128, par. 45).

[40] Le critère de « l’ensemble des circonstances » s’intéresse au fond et non à la forme. Quatre questions guident l’application du critère : (1) l’examen de l’objet de la prétendue fouille; (2) la question de savoir si le demandeur possédait un droit direct à l’égard de l’objet; (3) la question de savoir si le demandeur avait une attente subjective en matière de respect de sa vie privée relativement à l’objet; (4) la question de savoir si cette attente subjective en matière de respect de la vie privée était objectivement raisonnable, eu égard à l’ensemble des circonstances (Tessling, par. 32; Patrick, par. 27). Je me pencherai sur chaque question à tour de rôle.

[41] En l’espèce, ce sont les données, ou le contenu informationnel du disque dur de l’ordinateur portatif, son image miroir et le disque comportant les fichiers Internet qui constituent l’objet de la prétendue fouille — non pas le matériel informatique lui‑même.

[42] Ce qui nous intéresse est donc le droit au respect du caractère privé des renseignements personnels : « le droit revendiqué par des particuliers, des groupes ou des institutions de déterminer eux‑mêmes le moment, la manière et la mesure dans lesquels des renseignements les concernant sont communiqués » (Tessling, par. 23, citant A. F. Westin, Privacy and Freedom (1970), p. 7).

[43] Le droit direct et l’attente subjective en matière de respect de la vie privée que possédait M. Cole à l’égard du contenu informationnel de son ordinateur portatif peuvent aisément être déduits de l’utilisation qu’il en fait pour naviguer sur Internet et pour stocker des renseignements personnels sur le disque dur.

[44] Il reste à déterminer si l’attente subjective de M. Cole en matière de respect de sa vie privée était objectivement raisonnable.

[45] Il n’existe pas de liste définitive des facteurs à examiner pour répondre à cette question, bien que l’on puisse trouver quelques indications dans la jurisprudence pertinente. Comme l’a expliqué le juge Sopinka dans l’arrêt R. c. Plant, 1993 CanLII 70 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 281, à la p. 293 :

Étant donné les valeurs sous‑jacentes de dignité, d’intégrité et d’autonomie qu’il consacre, il est normal que l’art. 8 de la Charte protège un ensemble de renseignements biographiques d’ordre personnel que les particuliers pourraient, dans une société libre et démocratique, vouloir constituer et soustraire à la connaissance de l’État. Il pourrait notamment s’agir de renseignements tendant à révéler des détails intimes sur le mode de vie et les choix personnels de l’individu.

[46] Plus l’objet de la prétendue fouille se trouve près de l’ensemble de renseignements biographiques d’ordre personnel, plus ce facteur favorisera une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée. Autrement dit, plus les renseignements sont personnels et confidentiels, plus les Canadiens raisonnables et bien informés seront disposés à reconnaître l’existence d’un droit au respect de la vie privée garanti par la Constitution.

[47] Les ordinateurs qui sont utilisés à des fins personnelles, indépendamment de l’endroit où ils se trouvent ou de la personne à qui ils appartiennent, « renferment les détails de notre situation financière, médicale et personnelle » (Morelli, par. 105). Cela est particulièrement vrai lorsque, comme en l’espèce, l’ordinateur sert à naviguer sur le Web. Les appareils connectés à Internet « révèlent [. . .] nos intérêts particuliers, préférences et propensions, enregistrant dans l’historique et la mémoire cache tout ce que nous recherchons, lisons, regardons ou écoutons dans l’Internet » (ibid.).

[48] Les renseignements personnels de ce genre se situent au cœur même de l’« ensemble de renseignements biographiques » protégés par l’art. 8 de la Charte.

[51] Bien que la propriété des biens soit une considération pertinente, elle n’est pas déterminante (R. c. Buhay, 2003 CSC 30 (CanLII), 2003 CSC 30, [2003] 1 R.C.S. 631, par. 22). Elle ne devrait pas non plus se voir accorder une importance excessive dans le cadre de l’analyse contextuelle. Comme l’a souligné le juge Dickson (plus tard Juge en chef) dans l’arrêt Hunter c. Southam, à la p. 158, « le texte de l’article [8] ne le limite aucunement à la protection des biens ni ne l’associe au droit applicable en matière d’intrusion ».

[52] Le contexte dans lequel des renseignements personnels sont stockés dans un ordinateur appartenant à l’employeur a néanmoins de l’importance. Les politiques, pratiques et coutumes en vigueur dans le milieu de travail sont pertinentes dans la mesure où elles concernent l’utilisation des ordinateurs par les employés. Ces [traduction] « réalités opérationnelles » peuvent réduire l’attente en matière de respect de la vie privée que des employés raisonnables pourraient autrement avoir à l’égard de leurs renseignements personnels (O’Connor v. Ortega, 480 U.S. 709 (1987), p. 717, la juge O’Connor).

[53] Cependant, même modifiées par la pratique, les politiques écrites ne sont pas déterminantes quant à l’attente raisonnable d’une personne en matière de respect de sa vie privée. Quoi que prescrivent les politiques, il faut examiner l’ensemble des circonstances afin de déterminer si le respect de la vie privée constitue une attente raisonnable dans ce contexte particulier (R. c. Gomboc, 2010 CSC 55 (CanLII), 2010 CSC 55, [2010] 3 R.C.S. 211, par. 34, la juge Deschamps).

[62] Quoi qu’il en soit, je suis d’accord avec la Cour d’appel. Le directeur avait l’obligation légale de maintenir un milieu d’apprentissage sécuritaire (Loi sur l’éducation, L.R.O. 1990, ch. E.2, art. 265), et, par voie de conséquence logique, le pouvoir raisonnable de saisir et de fouiller un ordinateur portatif fourni par le conseil scolaire s’il avait des motifs raisonnables de croire que le disque dur contenait des photographies compromettantes d’une élève. Ce pouvoir implicite ne diffère pas de celui qu’ont reconnu les juges majoritaires de notre Cour dans l’arrêt M. (M.R.), au par. 51.

[67] Lorsqu’elle a pris possession du matériel informatique et a examiné son contenu, la police a agi indépendamment du conseil scolaire (R. c. Colarusso, 1994 CanLII 134 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 20, p. 58‑60). Le fait que le conseil scolaire avait légalement pris possession de l’ordinateur portatif pour ses propres besoins administratifs ne conférait pas à la police un pouvoir délégué ou dérivé de confisquer et de fouiller l’ordinateur pour les besoins d’une enquête criminelle.

[68] Cela ressort clairement de l’arrêt Colarusso, dans lequel un coroner qui avait légalement saisi des échantillons de substances organiques les a ensuite remis à la police. Comme l’a expliqué le juge La Forest :

Les arguments avancés par le ministère public pour établir le caractère non abusif de saisies sans mandat effectuées par un coroner reposent sur la prémisse sous‑jacente selon laquelle le coroner remplit une fonction essentielle de nature non pénale. L’État ne peut cependant gagner sur les deux tableaux; il ne saurait prétendre que la saisie par le coroner est non abusive du fait que celui‑ci agissait indépendamment de la branche de l’État chargée de l’application du droit criminel et en même temps chercher à produire dans une poursuite criminelle la preuve même qu’a saisie le coroner. D’où il s’ensuit logiquement, à mon avis, que la saisie opérée par un coroner est non abusive dans la seule mesure où la preuve sert aux fins pour lesquelles elle a été saisie, soit pour décider s’il y a lieu de tenir une enquête sur la mort d’une personne. Du moment que la branche de l’État chargée de l’application du droit criminel s’approprie la preuve en question pour l’utiliser dans le cadre d’une poursuite criminelle, on est mal fondé à soutenir que la saisie effectuée par le coroner conserve son caractère non abusif. [p. 62‑63]

[69] Si une norme constitutionnelle moins exigeante est applicable dans un contexte administratif comme c’est le cas en l’espèce, la police ne peut invoquer cette norme afin de se soustraire à l’autorisation judiciaire préalable normalement exigée pour les fouilles, les perquisitions ou les saisies dans le cadre des enquêtes criminelles.

[73]                          Bien entendu, le conseil scolaire avait légalement le droit d’informer la police de sa découverte de documents illicites dans l’ordinateur portatif.  Cela aurait sans aucun doute permis à la police d’obtenir un mandat pour fouiller l’ordinateur afin d’y trouver les documents illicites.  Cependant, la remise de l’ordinateur par le conseil scolaire ne permettait pas à la police d’accéder sans mandat aux renseignements personnels qu’il renfermait.  Ces renseignements restaient assujettis, à tous les moments considérés, à l’attente raisonnable et durable de M. Cole en matière de respect de sa vie privée

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