lundi 9 décembre 2013

État du droit quant à l'infraction de menace

R. c. McRae, 2013 CSC 68 (CanLII)
[10]                          L’acte prohibé de l’infraction est « le fait de proférer des menaces de mort ou de blessures graves » (Clemente, p. 763).  Les menaces peuvent être proférées, transmises ou reçues de quelque façon que ce soit par qui que ce soit.  La question de savoir si des mots constituent une menace est une question de droit qui doit être tranchée suivant une norme objective.  Le juge Cory l’a exprimée en ces termes dans McCraw :
                    La structure et le libellé de l’al. 264.1(1)a) indiquent que la nature de la menace doit être examinée de façon objective; c’est‑à‑dire, comme le ferait une personne raisonnable ordinaire [. . .]
                        La question à trancher peut être énoncée de la manière suivante.  Considérés de façon objective, dans le contexte de tous les mots écrits ou énoncés et compte tenu de la personne à qui ils s’adressent, les termes visés constituent‑ils une menace de blessures graves pour une personne raisonnable?  [p. 82‑83]
[11]                          Le point de départ de l’analyse doit toujours être le sens ordinaire des mots proférés.  Lorsqu’ils constituent manifestement une menace et qu’il n’y a aucune raison de croire qu’ils avaient un sens secondaire ou moins évident, il n’est pas nécessaire de pousser plus loin l’analyse.  Toutefois, dans certains cas, le contexte révèle que des mots qui seraient à première vue menaçants ne constituent peut‑être pas des menaces au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’al. 264.1(1)a) (voir p. ex. O’Brien, par. 10‑12).  Dans d’autres cas, des facteurs contextuels peuvent avoir pour effet d’élever au rang de menaces des mots qui seraient, à première vue, relativement anodins (voir par ex. R. c. MacDonald 2002 CanLII 14251 (ON CA), (2002), 166 O.A.C. 121, où les paroles proférées étaient [traduction] « t’es la prochaine »).
[12]                          Par exemple, dans R. c. Felteau2010 ONCA 821 (CanLII), 2010 ONCA 821 (CanLII), l’accusé avait dit à une intervenante en santé mentale qu’il allait suivre Mme G, son ancienne agente de probation, et qu’il allait [traduction] « l’agresser » (par. 1‑2).  Selon le juge du procès, les propos ne constituaient pas une menace parce que la menace devait être de causer la mort ou des lésions corporelles et que l’« agression » dont parlait l’accusé ne comprenait pas nécessairement de lésions corporelles (par. 3).  La Cour d’appel de l’Ontario a pour sa part estimé que le juge du procès avait eu tort de considérer le mot « agresser » isolément, sans égard aux circonstances (par. 7).  À son avis, parmi les facteurs pertinents qui permettaient de déterminer le sens des mots, il y avait les faits suivants : l’accusé faisait une fixation sur Mme G et il avait très récemment été déclaré coupable de l’avoir harcelée; il était en colère contre Mme G lorsqu’il avait proféré les paroles; il lui reprochait d’être la cause de son arrestation et de sa détention; et il était mentalement instable, avait consommé de la cocaïne et avait des antécédents connus de violence grave dirigée contre les femmes (par. 8).  Elle a donc conclu que les paroles de l’accusé, compte tenu de ces circonstances, transmettraient une menace de lésions corporelles à une personne raisonnable (par. 9).
[13]                          Par conséquent, la question de droit consistant à savoir si l’accusé a proféré une menace de mort ou de lésions corporelles tient uniquement au sens qu’une personne raisonnable donnerait aux mots, eu égard aux circonstances dans lesquelles ils ont été proférés ou transmis.  Le ministère public n’a pas besoin de prouver que le destinataire de la menace en a été informé ou, s’il en a été informé, qu’il a été intimidé par elle ou qu’il l’a prise au sérieux Clemente, p. 763; O’Brien, par. 13; R. c. LeBlanc1989 CanLII 56 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1583 (confirmant la directive du juge du procès selon laquelle il n’était même pas nécessaire que « la personne menacée soit consciente que la menace a[vait] été proférée » : 1988 CanLII 131 (NB CA), (1988), 90 N.B.R. (2d) 63 (C.A.), par. 13).  De plus, il n’est pas nécessaire que les mots s’adressent à une personne en particulier; il suffit que la menace soit dirigée contre un groupe déterminé de personnes (R. c. Rémy1993 CanLII 3851 (QC CA), (1993), 82 C.C.C. (3d) 176 (C.A. Qué), p. 185, autorisation d’appel refusée, [1993] 4 R.C.S. vii (menace contre les « policiers » en général); R. c. Upson2001 NSCA 89 (CanLII), 2001 NSCA 89, 194 N.S.R. (2d) 87, par. 31 (menace contre les « membres de la race noire » en général)).
[14]                          Le critère de la personne raisonnable doit être appliqué à la lumière des circonstances particulières de l’espèce.  Comme l’a expliqué la Cour d’appel de l’Ontario dans in R. c. Batista2008 ONCA 804 (CanLII), 2008 ONCA 804, 62 C.R. (6th) 376 :
                    [traduction]
La personne raisonnable ordinaire qui examine objectivement une menace reprochée serait renseignée sur toutes les circonstances pertinentes.  La Cour suprême du Canada a examiné les caractéristiques de la personne raisonnable dans R. c. S. (R.D.)1997 CanLII 324 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 484 (C.S.C.), dans le contexte du critère de la partialité.  Dans cette affaire, les juges L’Heureux‑Dubé et McLachlin, au par. 36, ont décrit cette personne comme ceci :
                        une personne raisonnable, bien renseignée, qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique [. . .] Cette personne n’est pas « de nature scrupuleuse ou tatillonne », c’est plutôt une personne sensée qui connaît les circonstances de la cause.
                    Pareillement, dans R. c. Collins1987 CanLII 84 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 265 (C.S.C.), à la p. 282, dans le contexte du critère de la déconsidération de l’administration de la justice, le juge Lamer, s’exprimant au nom des juges majoritaires, a décrit la personne raisonnable comme quelqu’un d’« objectif et bien informé de toutes les circonstances de l’affaire » : voir aussi R. c. Burlingham1995 CanLII 88 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 206 (C.S.C.), par. 71.
                        Il s’ensuit que la personne raisonnable qui étudie la question de savoir si les mots en cause équivalent à une menace en droit est une personne objective, bien renseignée, sensée, pratique et réaliste.  [Je souligne; par. 23-24.]
[15]                          Par conséquent, pour l’application de ce critère objectif, bien que l’on puisse examiner le témoignage de personnes qui ont entendu la menace ou qui en ont été l’objet, la question relative à l’acte prohibé n’est pas de savoir si des personnes se sont effectivement senties menacées.  Comme l’a dit la Cour d’appel de l’Ontario dans Batista, les opinions de témoins sont pertinentes pour l’application du critère de la personne raisonnable; toutefois, elles ne sont pas décisives, vu qu’elles équivalent à des opinions personnelles et [traduction] « ne satisf[ont] pas nécessairement aux exigences du critère juridique » (par. 26).
[16]                          Pour conclure sur ce point, l’acte prohibé de l’infraction d’avoir proféré des menaces sera prouvé si une personne raisonnable tout à fait consciente des circonstances dans lesquelles les mots ont été proférés ou transmis les avait perçus comme une menace de mort ou de lésions corporelles.
                    (2)   L’élément de faute (mens rea)
[17]                          L’élément de faute est prouvé s’il est démontré que les mots menaçants proférés ou transmis « vis[aie]nt à intimider ou à être pris au sérieux » :Clemente, p. 763.
[18]                          Il n’est pas nécessaire de prouver que la menace a été proférée avec l’intention qu’elle soit transmise à son destinataire (Clemente, p. 763) ou que l’accusé entendait mettre la menace à exécution (McCraw, p. 82).  De plus, l’élément de faute est disjonctif : on peut l’établir en démontrant que l’accusé avait l’intention d’intimider ou qu’il entendait que les menaces soient prises au sérieux : voir p. ex. Clemente, p. 763; O’Brien, par. 7; R. c. Neve (1993), 145 A.R. 311 (C.A.); R. c. Hiscox2002 BCCA 312 (CanLII), 2002 BCCA 312, 167 B.C.A.C. 315, par. 18 et 20; R. c. Noble2009 MBQB 98 (CanLII), 2009 MBQB 98, 247 Man. R. (2d) 6, par. 28 et 32‑35, conf. par 2010 MBCA 60 (CanLII), 2010 MBCA 60, 255 Man. R. (2d) 144, par. 16‑17; R. c. Heaney2013 BCCA 177 (CanLII), 2013 BCCA 177 (CanLII), par. 40; R. c. Rudnicki2004 CanLII 39133 (QC CA), [2004] R.J.Q. 2954 (C.A.), par. 41; R. c. Beyo 2000 CanLII 5683 (ON CA), (2000), 47 O.R. (3d) 712 (C.A.), par. 46.
[19]                          L’élément de faute revêt ici un caractère subjectif; ce qui importe, c’est ce que l’accusé entendait effectivement faire.  Toutefois, comme c’est généralement le cas, la décision quant à l’intention véritable de l’accusé peut dépendre de conclusions tirées de toutes les circonstances : voir p. ex. McCraw, p. 82.  Le fait de tirer ces conclusions ne revient pas à s’écarter de la norme subjective de faute.  Dans R. c. Hundal1993 CanLII 120 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 867, le juge Cory cite les propos suivants du professeur Stuart qui explique ce point :
                    [traduction]  Il est loisible au juge des faits qui cherche à déterminer ce qui se passait dans l’esprit de l’accusé, ainsi que le commande la méthode subjective, de tirer des conclusions raisonnables des gestes ou des paroles de l’accusé soit au moment de l’acte qui lui est reproché soit à la barre des témoins.  On peut croire l’accusé ou ne pas le croire.  Conclure, sur la foi de la totalité de la preuve, que le ministère public a prouvé hors de tout doute raisonnable que l’accusé a « dû » avoir l’état d’esprit entraînant la sanction ce n’est pas s’écarter de la norme fondamentale subjective.  Le recours à une norme fondamentale objective n’a lieu que si on se dit que l’accusé « aurait dû s’en rendre compte s’il y avait réfléchi ».  [Je souligne; p. 883.]
[20]                          L’arrêt O’Brien illustre ce qui précède.  La personne visée par la menace ― l’ex‑petite amie de l’accusé ― avait affirmé dans son témoignage que les paroles de l’accusé ne l’avaient pas effrayée.  La juge du procès s’est fortement appuyée sur ce témoignage pour conclure que, même si les paroles elles‑mêmes paraissaient menaçantes, il subsistait un doute raisonnable quant à savoir si l’accusé avait l’intention nécessaire de menacer (R. c. O’Brien2012 MBCA 6 (CanLII), 2012 MBCA 6, 275 Man. R. (2d) 144, par. 34).  La perception de la victime n’était pas directement en cause, mais constituait une preuve pertinente quant à l’intention de l’accusé.
[21]                          Pareillement, dans Noble, le tribunal devait déterminer si les mots [traduction] « on sait bien qui va passer au feu, pas vrai? », suivis immédiatement des mots [traduction] « je blague » et de rires (décision de première instance, par. 1), visaient à être pris au sérieux.  L’accusé avait tenu ces propos devant un officier du shérif à son retour en prison après avoir quitté le palais de justice où il venait d’être condamné à une peine pour avoir menacé de tuer la procureure de la Couronne qui avait réussi à le faire déclarer coupable de vol qualifié.  Selon la juge du procès, malgré le caractère spontané des propos et l’absence de toute indication selon laquelle l’accusé était en colère ou perturbé lorsqu’il avait proféré les paroles, si on considérait ces dernières dans le contexte plus large, il appert que l’accusé savait que ces paroles, qui étaient très explicites, allaient être prises au sérieux en tant que menace contre cette même procureure de la Couronne (par. 33‑35).  Après avoir été menacée une première fois par l’accusé, la procureure de la Couronne avait été victime d’une tentative d’une violation de domicile.  Même si personne n’avait mis en cause l’accusé, ce dernier avait dit aux médias que la procureure de la Couronne avait eu ce qu’elle méritait.  Après avoir été informée des propos de l’accusé relativement à une maison qui allait passer au feu, la procureure de la Couronne a pris la menace au sérieux et en a été très effrayée.  En conséquence, son conjoint et elle ont vendu leur maison (décision de première instance, par. 2‑19).  En plus de la réaction de la procureure de la Couronne aux menaces, le fait que l’accusé savait que les propos menaçants emportaient des sanctions pénales, vu qu’il venait d’être condamné à deux ans d’emprisonnement pour avoir proféré des menaces, était un autre facteur important quant à l’élément de faute dans cette affaire (par. 34).  La juge du procès a conclu que les paroles pouvaient [traduction] « avoir été prononcées spontanément de façon irréfléchie, ou par bravade, mais [que], compte tenu de toutes les circonstances, [. . .] il ressort[ait] de la preuve que l’accusé savait qu’elles allaient être prises au sérieux » (par. 35).
[22]                          La Cour d’appel du Manitoba a confirmé les conclusions de fait de la juge du procès, particulièrement l’analyse contextuelle effectuée à l’égard de l’élément de faute (Noble, par. 17).
[23]                          En somme, l’élément de faute de l’infraction est établi si l’accusé entendait que les mots proférés ou transmis intimident ou soient pris au sérieux.  Il n’est pas nécessaire de prouver l’intention que les mots soient transmis à la personne visée par la menace.  Une norme subjective de faute s’applique.  Toutefois, pour déterminer ce que l’accusé avait en tête, le tribunal devra souvent tirer des conclusions raisonnables des mots et des circonstances, y compris de la façon dont les mots ont été perçus par ceux qui les ont entendus.

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